ACCUEIL  |   OPERA OMNIA  |   ŒUVRES CHOISIES  |   POSTÉRITÉ LITTÉRAIRE  |   ÉTUDES  |   TRADUCTIONS ANCIENNES 

Les Satires d'Horace, traduites par Jules Janin (1860)

SATIRES II

 
Satire I· Satire II· Satire III· Satire IV· Satire V· Satire VI· Satire VII· Satire VIII·

 

Livre deuxième. Satire I

Le poète ici se demande s'il n'est pas trop violent et trop cruel ? chemin faisant, il revient sur les mauvais poètes, sur les libertins et autres criminels.

A Trébatius

Ami Trébatius, je suis inquiet de ma satire. Halte-là, dit celui-ci, vous allez trop loin, et vous touchez à l'insulte ! Eh ! me dit celui-là, vous manquez d'énergie, et le premier venu va faire, en un jour, mille vers aussi bons que les vôtres.... Répondez-moi, Trébatius, à ma place que feriez-vous ?
 
TRÉBATIUS. - Je me tiendrais en repos.
 
HORACE. - Quoi ! dites-vous, ne plus écrire un seul vers ?
 
TRÉBATIUS. - Plus un seul.
 
HORACE. - Que je meure, en effet , si ce n'est pas le bon parti ! mais écrire est une condition de mon sommeil.
 
TRÉBATIUS. - Qui veut bien dormir, s'est frotté d'huile, a traversé le Tibre à la nage, et le soir venu, s'abreuve à grands traits d'un vin généreux. Ou bien, si tu veux écrire absolument, allons, courage, et célébrons les victoires de César. L'œuvre est belle, et la récompense est au bout.
 
HORACE. - Je le voudrais, mais mon esprit ne répond pas à cette tache illustre. Il n'est pas donné au premier venu de raconter ces armes, ces soldats, ces Gaulois qui meurent tenant encore un tronçon de leur épieu, ces Parthes écrasés sous les pieds de leurs coursiers.
 
TRÉBATIUS. - Tout au moins, à l'exemple du sage Lucilius, lorsqu'il chante en ses vers, la majesté de Scipion, vous pourriez célébrer la justice et la grande âme de notre Empereur.
 
HORACE. - Certes, c'est un conseil que je veux suivre à la première occasion mais, à moins de trouver le moment propice, à coup sûr je n'irai pas fatiguer de ma louange importune l'oreille dédaigneuse de César. Essayez de le flatter à contre-poil, il dresse l'oreille, et se cabre à tout briser.
 
TRÉBATIUS. - Cela vaudrait mieux cependant que d'accabler de cette âcre ironie le bouffon Pantalobus, ou le débauché Nomentanus. La belle avance ! En touchant à quelques-uns, vous inquiétez tout le monde, et ceux même dont vous ne parlez pas, sont tournés contre vous !
 
HORACE. - Puis-je faire autrement ? Voici Milonius qui se met à bondir, sitôt qu'il est en pointe de vin, et qui voit trente-six chandelles. Castor et Pollux éclos du même œuf, le premier est un grand dompteur de chevaux, le second se plaît aux jeux du ceste. Autant de têtes, autant de passions différentes. Eh bien ! ma fête, à moi, disciple de Lucilius, notre honoré maître, est d'imposer sa mesure et son rythme à mes paroles. Il confiait à ses tablettes complaisantes ses plus secrètes pensées; il en avait fait les seules confidentes de sa joie ou de sa peine. Ainsi sa vie entière, on la retrouve peinte en ses ouvrages, comme sur un tableau votif.
 
J'ignore absolument si je suis un enfant de la Lucanie ou de l'Apulie (en effet, le laboureur de Venose laboure également les deux contrées, et c'est une antique tradition, que Rome, ayant chassé les Samnites, établit une colonie à l'extrémité de la Lucanie et de l'Apulie, un vrai rempart entre ces deux ennemis menaçants); mais je sais bien que Lucilius est mon guide; je sais aussi que le stylet de mes tablettes ne sera jamais l'agresseur; c'est une arme au fourreau, c'est un vrai porte-respect. Pourquoi donc irais-je dégainer avant qu'on ne m'attaque ? O grand Jupiter, je vous prie, accordez à cette arme inutile un repos qui m'est si cher, et volontiers je l'abandonne à la rouille ! oui, mais le premier qui s'attaque à moi, je le dis tout haut, malheur à lui ! j'en ferai, pour la ville, une risée; il eut mieux fait cent fois de ne pas me heurter.
 
Ennemi de Cervius, prends garde à la balance de ton juge ! As-tu déplu à Canidie ?... elle saura bien distiller sa vengeance !
 
A chacun ses œuvres ! Des hauteurs de son tribunal, Curius écrasera qui lui résiste. A chaque être ici-bas, la bonne nature a donné de quoi se protéger et se défendre. Regarde, et tu seras de mon avis. Le loup a ses dents, le taureau a ses cornes, et l'instinct leur apprend à s'en servir.
 
Confie à Scéva le débauché sa mère trop bien portante.... elle peut dormir en repos, la main pieuse de son fils n'a jamais touché le poignard, par la raison toute simple que le loup ne tue pas en ruant, le bœuf en mordant.... le bon Scéva présente à la vieille dame un doux mélange de ciguë et de miel ! En somme, et quelle que soit la couleur de ma vie, ou riche ou pauvre, à Rome ou dans l'exil (si c'est la volonté des dieux), que j'atteigne heureusement les jours paisibles de la vieillesse, ou que déjà la mort frappe à mon front de son aile abominable, je mourrai en faisant des vers.
 
TRÉBATIUS. - En ce cas, mon pauvre ami, prends garde à ne pas mécontenter quelqu'un de tes puissants protecteurs ; sinon tu ne feras pas de vieux os.
 
HORACE. - Eh quoi ! lorsque Lucilius, mon courageux devancier, écrivant sa première satire, arracha ces masques et montra toute la laideur de ces vices mis à nu, a-t-on vu Scipion l'Africain, le vainqueur de Carthage et son digne ami Lélius, prendre à partie le poète satirique, et lui faire un crime de Métellus flagellé, de Lupus déshonoré dans un vers sans pitié ? Il s'adressait cependant aux principaux comme aux plus infimes citoyens, et même à des tribus tout entières, ne respectant que les honnêtes gens. Que dis-je ? à peine Scipion, ce grand homme, et ce bienveillant Lélius, avaient déposé l'habit consulaire, ils se retiraient, leur tâche accomplie, hors des bruits et des agitations de la foule ; ils appelaient dans leur retraite, en attendant leur frugal repas, leur ami, leur gaieté leur badinage, le satirique Lucilius. Certes, pour le génie du poète et pour l'autorité de la personne, je ne saurais me comparer à mon maître, mais tel que je suis, j'ai vécu familièrement avec les plus grands personnages de mon siècle. L'envie elle-même est forcée d'en convenir, malgré ses dents qui se briseront à chercher la place où je suis vulnérable.... Avez-vous cependant quelque autre objection à m'adresser, sage Trébatius ?
 
TRÉBATIUS. - Rien de plus ; seulement, permettez-moi un dernier conseil. Rappelez-vous, rappelez-vous que nos plus vieilles et nos plus saintes lois sont remplies de conseils et de menaces. Celui-là, dit la loi romaine, est exposé à comparaître en justice et à la con-damnation, qui aura publié contre un citoyen des vers méchants !
 
HORACE. - J'entends bien ; de méchants vers ! mais si les vers sont bons, et si ces bons vers sont approuvés de César ; si le poète, honnête homme, aboie en effet contre un homme sans honneur ?
 
TRÉBATIUS. - Ma foi ! vous m'en dites tant.... vous aurez, pour vous, les rieurs, et les juges brisant leurs baguettes, diront « Le poète est acquitté ! »

 

Livre deuxième. Satire II

Éloge de la modération. - Horace introduit son esclave, et celui-ci se moque agréablement des goinfreries de son maître. - Exemple du sage Ofellus: dépouillé de ses biens, il y rentre à force de zèle, de travail et de modération.

De la frugalité.

O bonnes gens ! quelle sagesse est d'un profit plus certain, vivre de peu ?
 
Qui parle ainsi ? Ce n'est pas moi, c'est un bon campagnard, Ofellus, philosophe inculte et plein de bon sens.
 
Il vous invite à la sagesse, non pas au milieu des tables chargées de mets et de lumières que reflète une argenterie insensée enivrements, mensonges, dangereuses splendeurs.... Il vous invite à jeun.... à jeun, pourquoi ? Parce que, à mon sens, le juge a besoin, pour bien juger, d'avoir toute sa tête. Ainsi chassons le lièvre à travers la plaine, fatiguons un cheval indomptable, ou bien, si ces rudes et antiques exercices sont trop violents pour nous autres les Athéniens de Rome, trompons, par le jeu, la fatigue. Or voici des balles bondissantes ; voici le disque à lancer dans l'air.... Certes; c'est payer agréablement l'appétit d'un gai convive. Puis, bien fatigué, bien affamé, le gosier sec, tu me diras de bonnes nouvelles d'un mets grossier et d'un petit vin, qui ne sera pas du vin de Falerne adouci par le miel de l'Hymette. Au fait, le maître d'hôtel est sorti, l'hiver sévit, la mer gronde, et le poisson se fait rare ; allons, çà, ton estomac criant la faim se contentera gaiement d'un morceau de pain, d'un grain de sel.
 
Quel miracle ! Et d'où vient-il ? Le miracle est dans toi-même, et non pas dans ce fumet payé si cher. Une fatigue heureuse est le véritable assaisonnement de ton appétit. Vois-tu ce riche obèse, et pâli par la gourmandise ? Il touche à peine à ces huîtres, à ce sarget, à ce faisan. Mais quoi ! J'ai beau déclamer ! on t'apporte un paon, diras-tu : Emportez cet oiseau, une poularde me suffit ! Non, par caprice et par vanité, tu garderas le bel oiseau; il est rare, il est cher, et sa queue étale aux yeux les plus riches couleurs. Voilà pourquoi ton palais le préfère à quelque volatile de basse-cour. Ce sont là pourtant d'inutiles accessoires. En effet, ce beau plumage, est-ce qu'on le mange, est-ce qu'il résiste à la flamme ardente ? et quelle différence, au bout du compte, entre l'un et l'autre rôti ? — C'est vrai, dis-tu, la chair est la même, et j'étais dupe de l'apparence.
 
— Et ce turbot, qui cherche à boire encore, es-tu de ces délicats qui disent, à coup sûr « Turbot du Tibre ! — Turbot de l'Océan ! — Turbot pêché à l'embouchure de la rivière ! — Turbot pêché entre les deux ponts ! » O maladroit ! Tu fais cas d'un barbeau de trois livres, et tu n'en peux tâter sans le mettre en morceaux. Un gros barbeau, mais un petit bar, voilà ta fête, justement parce que les petits bars sont aussi rares que les barbeaux de trois livres. Heureusement que l'estomac à jeun n'y met pas tant de recherches. Entends-tu cependant ce glouton, disons mieux, cette harpie : « O dieux ! le beau spectacle, un immense barbeau débordant sur un grand plat ! » Pour moi, je voudrais voir les vents du Midi cuire à leur façon ces raretés de la gueule et pourtant, même un sanglier tué d'hier, le turbot pris ce matin, n'est pas toujours le bienvenu de ces estomacs délabrés ; ce qu'il faut à ces cavernes moisies, c'est une rave au suc mordant, ou quelque herbage acide. Ces grandes tables ! elles absorbent même les mets du pauvre. On y voit des œufs et des olives pochetées.
 
O honte ! ne dirait-on pas qu'il y a cent ans que Gallonius, le crieur public, fut mis à l'index pour avoir tâté d'un simple esturgeon ? Est-ce donc que l'Océan manquait de turbots en ce temps-là ? Non pas, certes ; mais les pêcheurs les laissaient, naguère, tranquillement nager dans l'eau profonde ! En ce temps-là aussi, la cigogne vivait paisible en son nid.... il fallut qu'un ancien préteur la mît à la mode. Un de nos beaux fils se ferait servir un plongeon grillé, le lendemain tous nos gens comme il faut voudraient manger du plongeon !
 
Mais vivre en ladre ou vivre en sage, Ofellus vous dira que ce n'est pas la même vie, et qu'il ne faudrait pas tomber d'un excès dans l'autre. Ce chien d'Avidienus (laissons-lui son surnom il l'a bien mérité) va dîner de quelques olives rances et de baies sauvages. Il ne boit son vin que s'il tourne à l'aigre ; son huile exhale une odeur insupportable, et même le lendemain de ses noces, même en l'honneur de son jour natal, on l'a vu, vêtu de blanc et tenant à la main sa burette avare, humecter de cette huile infecte ses vieux choux arrosés d'un vinaigre inerte. Entre ce chien prodigue et ce loup avare, quelle vie adoptera l'homme intelligent ? Rien de plus simple ! il vivra en galant homme, aussi loin de l'épargne sordide que de la dépense insensée. Il aurait honte d'entrer dans les détails du vieux Albucius, lorsqu'il commande un repas à ses esclaves, avec l'accent d'un général d'armée ; il aurait honte aussi d'imiter la négligence de Névius, qui fait boire à ses amis de l'eau de vaisselle. Ah ! fi.... pour celui-là et pour celui-ci !
 
La frugalité décente que j'enseigne est la santé même ; elle apprend aux honnêtes gens à se méfier des tables trop chargées, à rester fidèles au repas frugal qui les laissera calmes et dispos. A peine avez-vous entassé dans votre estomac les viandes rôties sur les viandes bouillies, et les grives sur les huîtres, aussitôt tout s'aigrit et devient bile et pituite, au grand détriment de vos entrailles en proie à la guerre intestine. As-tu vu ce goinfre accablé sous le poids des viandes qu'il a mangées ? Il est tout pâle, et son corps surchargé des excès de la veille, entraîne dans ses fanges cette parcelle de l'intelligence divine.
 
Le sage, au contraire, il dîne en moins de temps que je n'en mets à le dire, et vite endormi, reposé vite, il se réveille alerte et dispos, tout entier au devoir.
 
D'ailleurs, lui aussi, il a ses jours de bonne chère, soit que l'année en son cercle régulier ramène les jours de fête et de repos pour son corps fatigué d'abstinences et de travail, ou que la vieillesse arrive enfin débile, et réclamant un plus doux traitement.
 
Toi, cependant, qui as pris tant de soin de ta robuste jeunesse, que feras-tu de plus pour ta maladie et pour tes derniers jours ?
 
Nos pères étaient loin de mépriser un porc enfumé ; non pas que l'odeur de ranci eût pour eux de grands charmes, mais, j'en suis sûr, parce que le lard à la cheminée assurait à l'hôte inattendu un repas qu'il n'eût pas trouvé, si la bête entière eût été livrée, à peine immolée, à la voracité du maître de la maison. Hélas ! pourquoi n'ai-je pas été le contemporain de ces demi-dieux du monde naissant !
 
Vous pensez aussi, j'en suis sûr, à la bonne renommée et à ces bruits favorables, si chers à une oreille bien faite. Ces turbots, ces monstres, ce luxe enfin, c'est ta ruine et c'est ta honte ! Entends d'ici les reproches de ta famille et les moqueries de tes voisins. Toi-même, un beau jour, tu finiras par te prendre en haine, et tu voudras mourir. Vain espoir ! Il ne te reste pas de quoi acheter une corde pour te pendre ! — Ces choses-là, me dis-tu, sont bonnes à dire à ce misérable Thrasius ; mais à moi, dont les revenus sont immenses, et qui suis riche autant que trois rois ?... — Bon ! mais ce superflu même, est-il donc juste d'en user si misérablement ? O riche impie, à quoi bon cette fortune inutile à l'honnête homme sans asile, inutile au Dieu dont le temple est ruiné, inutile à ta patrie, à ta mère, à toi-même à toi qui ne donnerais pas un grain de ce monceau ? Crois-tu que seul dans ce bas monde, tu réussiras toujours ? Comme ils riront de toi, plus tard, les gens qui ne t'aiment pas ! Cependant, réponds-moi, frappés de la même misère, lequel des deux opposera aux coups du sort un front plus serein, de l'homme au corps énervé, à l'âme amollie au contact de toutes les voluptés, ou bien de l'homme austère et prévoyant, content de peu, qui, dans les heures prospères, s'est forgé des armes pour les luttes à venir ?
 
Or moi qui vous parle (et vous pouvez m’en croire), enfant, je l'ai connu ce sage Ofellus; riche autrefois, pauvre aujourd'hui, maître absolu de ce domaine et dépossédé le lendemain, il resta le sage Ofellus. Ses enfants ses esclaves, ses troupeaux même n'ont fait aucune différence entre le propriétaire et le simple fermier.
 
Il se vantait aux siens de n'avoir jamais servi sur sa table, aux jours ouvrables, d'autres mets que des légumes assaisonnés d'un peu de lard. Mais quand lui venait un de ces vieux amis qu'on aime à retrouver, ou quelque hôte aux temps pluvieux, un jour de frairie, oh ! pour le coup, si nous n'allions pas acheter du poisson à la ville, au moins avions-nous un chevreau tendre, un poulet gras. Les meilleures figues, les noix, les raisins suspendus à la poutre de la salle, composaient le second service. On apportait la grande coupe, on buvait sec, on buvait à Cérès, à la moisson forte et vigoureuse du prochain été ; le vin généreux déridait les fronts charmait les cœurs !
 
« Et maintenant, nargue soit de la fortune et de sa menace ! O mes enfants, vous et moi, avons-nous pâti depuis que notre domaine a changé de maître ? Ma terre est à moi comme à lui, que dis-je ? elle n'appartient à personne. Il s'en est emparé, c'est vrai, mais il cédera la place à son tour; fiez-vous à ses vices, à la chicane implacable, et, surtout, à son héritier, qui grandit tout exprès pour le remplacer.
 
« On dit aujourd'hui : « Voici le champ d'Umbrenus ! » Hier encore on disait : Voici le champ d'Ofellus ! » Le champ de personne.... un usufruit tout au plus ; à moi d'abord, à lui plus tard.
 
« Allons, courage ! allons, soyons des hommes ! opposons à la ruine un front et des cœurs tout virils. »

 

Livre deuxième. Satire III

Le brocanteur devenu stoïcien. – Dialogue entre Horace et Damasippe. - Ils en viennent à la définition de la sagesse et du vrai sage. - Servius Oppidius partage son bien entre ses deux enfants. - Histoire de Nomentanus le débauché. - La prière d'un fanatique et d'une dévote.

Damasippe. - Horace.

DAMASIPPE. - Vous voilà bien, grand retoucheur de vers ! A peine, si quatre fois l'an, vous demandez quelques feuilles de parchemin, en maugréant à part vous, contre la paresse et le bon vin, qui vous empêchent de rien produire qui vaille la peine qu'on en parle. Eh bien, voyons, vous avez brûlé la politesse aux Saturnales, vous avez juré de ne pas boire et de rester entre quatre murs.... C'est le cas, ou jamais, de montrer ce que vous savez faire.... Ainsi je suis tout oreilles ; dites-moi quelque chose.... oui - da ! Rien ne vient ? Croyez-moi, ne vous en prenez pas à cette plume impuissante, à cette innocente muraille, exposée à toutes les imprécations des fils d'Apollon ! Cependant, que de promesses brillantes se lisaient naguère sur ce front inspiré ! « Attends, disiez-vous, que je me réfugie au foyer pétillant de ma maison des champs ! » Vous emportiez dans la retraite, Platon, Ménandre, Archiloque, Eupolis.
 
Vraiment c'était bien la peine, pour accoucher de si peu, et le beau moyen que voilà, d'apaiser l'envie en renonçant à la gloire ! Or çà, prenez garde à la Sirène ; à l’œuvre ! ou bien renoncez, sans retour, au peu que votre zèle et votre ardeur à bien faire vous avaient déjà mérité !
 
HORACE. - Damasippe, ah ! puissent les dieux, et les déesses aussi, t'envoyer pour ce bon conseil un barbier armé de grands ciseaux ! Mais depuis quand me connais-tu si bien ?
 
DAMASIPPE. - Depuis que j'ai mangé tout ce que j'avais à courir le bric-à-brac ; à cette heure, débarrassé de toute affaire pour mon propre compte, je m'occupe de celles d'autrui. Ah ! le bon temps, quand je recherchais à tout prix quelque vieux vase où ce brigand de Sisyphe avait pu se laver les pieds ! Plus l'airain était mal ciselé, plus la statue était fruste, et plus je m'obstinais, en vrai connaisseur, à les payer au poids de l'or. J'étais aussi un homme unique en ce temps-là, pour acheter et pour revendre à gros intérêts les plus belles maisons et les meilleurs emplacements de la ville, et c'était, quand je passais dans la rue, à qui dirait: Vous voyez bien Damasippe ! Il est le dieu des trafics. »
 
HORACE. - Vraiment oui ! c'était une fièvre ; et comment as-tu fait pour t'en guérir ?
 
DAMASIPPE. - Que voulez-vous, Horace ? un mal chasse l'autre ; aujourd'hui c'est la tête ou la poitrine qui souffre, et demain le cœur se gonflera ! Tel qui dort, plongé dans une profonde léthargie, soudain le voilà qui se réveille, et qui tombe à coups de poings sur le pauvre médecin qui n'en peut mais.
 
HORACE. - Hum ! Pourvu que tu ne sois pas l'athlète que tu dis, je te passe le mal qui te plaît le mieux.
 
DAMASIPPE. - Riez ! riez ! mais pour peu que Stertinius ait dit vrai, vous aussi vous êtes fou; le monde est habité par des fous ! Voilà ce que m'apprit le maître, au moment où fou de désespoir, j'allais pour me jeter du pont Fabrice, à telle enseigne que j'avais déjà sur ma tête un pan de ma robe.... il m'arrête, il me réconforte, et voici par quel raisonnement il me ramena de ce lieu funeste, désormais calme et consolé : « Prends garde, ami, me dit-il, il vaut mieux cultiver sa barbe en vrai philosophe que de se jeter à l'eau. Se tuer pour une perte d'argent, quelle folie ! Et quelle folie aussi de mourir parce que tu as peur de passer pour un fou ! Définissons d'abord la folie, et si toi seul, en effet, tu es ce qu'on appelle un fou, voici le Tibre, et je ne te retiens plus. »
 
A ceci mon homme ajoute : « C'est l'avis de Chrysippe et de toute l'école : une fois hors du sentier qui mène à la justice, à la vérité, peuples et rois, tout est fou ; le sage seul reste un sage, et maintenant, si tu tiens à savoir comment et pourquoi ceux qui t'appellent un insensé, ont perdu la tête aussi bien que toi, regarde, ami, cette épaisse forêt ! Le voyageur y pénètre en cherchant son chemin; celui-ci le cherche à droite, et celui-là le cherche à gauche.... ils sont également égarés, mais par des sentiers différents, et voilà comme en effet, si tu es fou, celui qui t'appellera fou n'est pas plus sage que toi. Il voit ta bosse, il a la sienne, et pour peu qu'il se retourne, tu peux la voir.
 
« Il y a pourtant (disait-il encore) d'étranges folies : celui-ci voit le danger où le danger n'est pas; en pleine campagne il rêve incendies, inondations, précipices. Celui-là tout au rebours, mais aussi fou que le premier, s'il rencontre un fleuve, il s'y jette; une flamme, il s'y brûle. En vain son père, et sa mère, et sa sœur, et sa femme, et tous les siens : « Prends garde à ce fossé ! lui crient-ils, prends garde à cette roche ! » On croirait que l'avertissement est pour un autre. Ainsi le comédien Fufius, étant ivre et représentant Ilione endormie, il n'entendit pas le jeune Catiénus, et avec lui douze cents spectateurs qui hurlaient Au secours, ma mère ! au secours !
 
« En toutes ces folies, quoi d'étonnant ? Tous les hommes (et je le prouve) sont ainsi faits.
 
« Damasippe est un fou qui achète, à tout prix, des bronzes anciens; mais celui qui vend à crédit sa marchandise à Damasippe insolvable, est-il plus sage ?
 
« Il est plus fou que vous, Damasippe; en effet, supposons que je vous dise : « Ami Damasippe, obligez-moi de m'emprunter cet argent que vous ne me rendrez jamais, » ne ferez-vous pas une action sage en acceptant ? au contraire vous diriez : non ! ne seriez-vous pas insensé de refuser la bonne aubaine que Mercure vous enverrait ?
 
« Je suppose aussi que Pétillius te prête dix mille sesterces sur ton billet : J'ai reçu de Pétillius dix mille sesterces, que je m'engage à lui payer chez Nérius le banquier, tel jour de.... bref, rien n'est oublié dans ce billet à l'ordre de Nérius. Lui-même, Cicuta, l'usurier le plus retors, n'eût pas imaginé plus de liens et de garanties pour la validité de cet acte.... Ah ! malheureux Pétillius, ce n'est pas Damasippe, c'est Protée que tu as enchaîné ! il rit de la justice ; il se moque de sa dette et de ta réclamation ; il est tour à tour le sanglier qui rugit, l'oiseau qui chante ; il est pierre, il est marbre, il est tout, excepté un débiteur solvable. Si donc celui-là est fou, qui mal administre, et sage au contraire, qui fait sa condition meilleure, la tête fêlée à coup sûr, c'est Pétillius dictant à Damasippe un engagement que Damasippe ne saurait remplir.
 
« Écoutez cependant, et vous arrangez pour ne rien perdre de mon discours, vous les tristes victimes de l'avarice ou de l'ambition ; vous les débauchés, vous les hypocrites, ou quel que soit le mal dont votre âme est la proie.... approchez l'un après l'autre ; on va vous démontrer que vous êtes tous des insensés.
 
« D'abord la plus forte dose d'ellébore appartient aux avares, et que dis-je ? à peine Anticyre en produit à leur suffisance. Un de ceux-là, Stabérius, exigea que ses héritiers pour toute louange, inscrivissent sur sa tombe le chiffre exact de sa fortune, avec cette clause, que s'ils y manquaient, ils donneraient au peuple cent couples de gladiateurs, un festin commandé par Arrius lui-même, et toute une récolte de l'Afrique. Et, bonne ou mauvaise telle est ma volonté.... Il me semble en ceci, que Stabérius pensait.... au fait, quelle idée avait-il, quand il commandait cette inscription de tous ses biens ?
 
« Il pensait, ce fut la pensée unique de sa vie, que la richesse est la grande louange, et qu'à tout prix il devait la mériter.... Il pensait que distraire un écu de la fortune qu'il laisserait à sa mort serait un attentat contre sa bonne renommée. En effet, gloire, honneur, vertu, la terre et le ciel, tout obéit à l'or; à force d'or, on est juste, on est célèbre, on est grand....
 
DAMASIPPE. - Et sage.
 
STERTINIUS. - On est sage, on est roi, on est tout. « Riche à ce point, je dois être un demi-dieu.... » Tel était son raisonnement.
 
DAMASIPPE. - En voilà un qui ne ressemble guère au philosophe Aristippe, lorsqu'il commande aux esclaves qui pliaient sous le poids de son or, de le jeter dans les sables de la Libye et de hâter le pas.... De celui-ci et de celui-là quel est le sage et quel est le fou ?
 
STERTINIUS. - Répondre à une question par une question, n'est pas répondre.
 
Un homme inconnu des neuf sœurs et tout à fait ignorant en musique, achète, à son usage, tout un magasin d'instruments; un autre homme, sans être cordonnier, se procure les formes et les tranchets du cordonnier. Celui-ci, qui n'a jamais navigué, fait provision de voiles et de cordages.... Aussitôt, chacun de montrer au doigt celui-ci, et celui-là et de crier : « Voyez les fous !... » C'est ton histoire, à toi, pauvre avare, enfouissant cet argent et cet or dont tu ne sais pas te servir, qui croirais commettre, en y touchant, un véritable sacrilège.
 
Et pourtant.... le malavisé, qui monte la garde, armé d'un grand bâton, à la porte de ses greniers remplis, et qui, mort de faim, se nourrit de baies sauvages, plutôt que de toucher à son blé ; cet autre, dont les celliers comptent par mille et par cent mille ses tonnes de vin de Chio, de vieux Falerne, et qui s'abreuve de piquette ; et ce troisième, à quatre-vingts ans, qui dort sur un grabat, pendant qu’au fond de ses coffres, où tout moisit, les mites et les vers dévorent ses coussins les plus somptueux.... Ces triples fous; or, peu de gens diront « ces insensés ! » tant le nombre est grand de ceux qui partagent leur folie.
 
Ah ! vieillard haï des dieux, pourquoi cette horrible épargne ? Afin que ton fils, ou, qui pis est, quelque affranchi, ton héritier, la disperse à tous les vents ? As-tu peur de manquer de tout ? Mais de combien, chaque jour, s'amoindrirait ta fortune, si tu consentais à verser dans ta maigre cuisine, et sur ta tête immonde une huile un peu moins rance ?... et d'autre part, si véritablement te voilà content de si peu, à quoi bon ces parjures, ces larcins et ces convoitises ? Es-tu vraiment dans ton bon sens ?
 
Quoi donc ! si tu jetais des pierres à la foule, ou même aux esclaves qui t'appartiennent à titre onéreux, garçons et fillettes vont crier : Prenez garde, il est fou ! Penses-tu cependant que tu fasses une chose raisonnable en livrant ta femme à la corde, et ta mère au poison ? Au fait, nous sommes loin d'Argos et d'Oreste en démence, armé de son fer parricide. Oreste était fou, mais il l'était avant son crime ; il appartenait à la furie, et la furie elle-même arma sa main de ce glaive qui va fumer du sang d'une mère.
 
Que dis-je ? Aussitôt que chacun s'écrie « Oreste est fou, » il ne commet plus une seule action criminelle ; il épargne Électre et Pylade, et se contente, en les maudissant, d'appeler sa soeur : Tisiphone ! et de jeter à la face de son ami toutes les injures que ses fureurs lui dictaient.
 
Vous savez bien Opimius, si pauvre entre un monceau d'or et un tas d'argent, ce malheureux qui buvait, aux jours de fête, un vin frelaté, dans un pot fêlé ? Un jour, il tombe en pâmoison si grande, que déjà son héritier, tout joyeux et triomphant, courait pour s'emparer de la clef du coffre-fort; mais le médecin du défunt, homme habile et plus dévoué qu'on n'eût pu croire, entreprit de tirer ce pleutre de sa léthargie. Il fait dresser une table au chevet du mort ; il commande qu'on y vide un grand sac d'écus, et que plusieurs mains agitent à grand bruit tout cet argent. Soudain, à ce bruit d'argent, le mort se réveille. « Or çà, dit le médecin, si tu ne surveilles pas tes sacs, il y a, tout près d'ici, ton héritier qui va tout prendre. — Moi vivant ? — Si tu veux vivre, éveille-toi, fais vite. — Eh ! quoi faire ? — Allons ! renouvelons le sang dans ces veines épuisées, ranimons par un bon suc cet estomac délabré ; prends-moi d'abord cette eau de riz.... tu hésites ! — Mais que je sache au moins ce que cela peut coûter ? — Une bagatelle !... — Eh combien ? — Huit as ! — Huit as ? mais c'est un meurtre ! Et que m'importe, après tout, de mourir de ta rapine, ou de mon mal ? »
 
DAMASIPPE. - Maître, qui donc est sage à ce compte ?
 
STERTINIUS. - Absolument celui qui n'est pas fou; mon fils.
 
DAMASIPPE. - Et l'avare ?
 
STERTINIUS. - Il est doublement fou.
 
DAMASIPPE. - D'où il suit, que celui-là est inévitablement dans son bon sens, qui n'est pas un avare ?
 
STERTINIUS. - Oh ! non cela.
 
DAMASIPPE. - Pourquoi, mon stoïcien ?
 
STERTINIUS. - Supposons que le médecin Cratérus, appelé près d'un malade.... « Il n'a rien du côté du cœur ! » dit Cratérus ; est-ce à dire aussi qu'il se porte à merveille, et qu'il va quitter son lit ? Mais si le cœur n'est pas malade, il y a les flancs ou les reins qu'il faut guérir. Tu n'es rien moins qu'un avare et un prêteur de serments.... Bon cela ! Tu as le droit d'immoler un porc à tes dieux domestiques, ils sont contents de toi. Mais tu es un insatiable ambitieux.... Va-t'en d'ici et t'en va dans les pays où croît l'ellébore ! O fou qui jettes à l'abîme ta fortune.... O fou qui ne sais pas t'en servir !
 
Servius Oppidius était riche; il possédait près de Canuse, et de l'héritage même de son père, à lui Servius, deux domaines ; il en donne un à son fils aîné, l'autre au cadet, et l'histoire ajoute qu'à son lit de mort il leur tint ce discours : Mon fils Aulus, quand je te vis, tout jeune enfant, porter dans un pan de ta robe prétexte tes noix et tes osselets, toujours disposé à tout donner, à tout jouer, pendant que toi, mon fils Tibérius, déjà sombre et méfiant, tu cachais et enfouissais toutes choses, dieux cléments ! vous savez si je vous ai priés pour que mon pauvre Aulus n'allât pas sur les brisées de Nomentanus le prodigue, et pour que Tibérius ne fût pas semblable à cet odieux Cicuta. C'est pourquoi je vous prie et je vous supplie, au nom de nos dieux familiers, gardez-vous, mes enfants, toi mon cher Aulus de rien ajouter, toi Cicuta de rien ôter au bien que je vous laisse. Nous trouvons, la nature et moi, que vous en aurez à votre suffisance. En même temps, car je tiens à vous préserver d'une ambition misérable, celui de vous deux qui se laissera faire édile ou préteur, je le maudis, et je le prive à jamais de ses droits civils ; voilà ma condition, jurez-moi que vous l'acceptez ! La belle affaire, après tout, manger son patrimoine en herbe, en pois grillés, en fèves, en lupins, pour le futile honneur de traîner une longue robe au milieu du cirque, ou d'obtenir une statue toute nue, en échange de la fortune paternelle ! Quant à jamais mériter la louange et l'applaudissement public que nul ne refuse à l'illustre édile Agrippa.... ceci est l'histoire du renard dans la peau du lion ! »
 
Fils d'Atrée, il est défendu, c'est ta volonté, d'inhumer Ajax.... et pourquoi ? — Parce que je suis le roi. — Pour moi plébéien, la raison est sans réplique. — Or, ce que j'ordonne est si juste, que je suis prêt à répondre à qui m'interroge; ainsi parle hardiment, je le permets. — Que les dieux accordent au roi des rois l'insigne honneur de ramener chez nous sa flotte chargée des dépouilles d'Ilion ! Mais véritablement, je puis sans crainte interroger le roi, et répondre au roi ? — J'attends. — Eh bien ! qu’il plaise au roi de me dire pourquoi donc Ajax, le plus vaillant des Grecs après Achille, est condamné à pourrir sur la poussière.... un héros qui tant de fois nous couvrit de son épée ? A moins que le susdit roi n'ait voulu donner cette joie à Priam, à son peuple, de voir sans sépulture celui dont la main a privé tant de jeunes Troyens de l'honneur du tombeau ? — Dans un accès de fièvre chaude, il avait égorgé un troupeau de moutons en s'écriant : « Voilà pour l'habile Ulysse ! et voilà pour Ménélas ! et voilà pour toi, Agamemnon ! » — Hélas ! vous-même, ô roi, en Aulide, quand vous traîniez à l'autel votre propre fille offerte en victime, et quand vous jetiez sur sa tête innocente l'orge et le sel du sacrifice, ô malheureux prince, étiez-vous dans votre bon sens ? — Qu'est-ce à dire ? —  Ajax furieux voue aux dieux infernaux la race entière des Atrides il égorge un millier de moutons, mais sa fureur épargne sa femme et son fils ! D'ailleurs quel mal a-t-il fait à Teucer ? Ulysse lui-même, il l'a respecté ! — Par ce noble sang que j'ai versé, j'arrachais ma flotte à cette rive funeste, et j'apaisais le courroux des dieux ! — Insensé ! mais le sang que tu versais était le tien ! — Insensé ! non ! Il est vrai que c'était mon propre sang.
 
Celui-là est en démence, qui, dans le tumulte et dans le choc des idées les plus contradictoires, prend l'apparence pour la réalité; et que sa raison soit obscurcie par la colère ou par l'ignorance, il est vraiment ce qu'on appelle un fou. Ajax faisait acte de folie, en égorgeant ces timides agneaux ; mais le roi des rois était-il fort sage, en effet, d'acheter par cette impiété la conservation de ses grandeurs passagères ? Un cœur tout gonflé de cette ambition funeste est-il donc un cœur innocent ? Un citoyen qui ferait porter en litière une brebis à la blanche toison, qui la traiterait comme sa propre fille : « Prends, ma fille ! A toi, Rufa (ou Pusilla), ces riches habits, ces bijoux, ces esclaves ! Aimable enfant, fassent les dieux que je lui trouve un bon mari !... A peine averti de ces fantaisies, soyez sûr que le préteur interdit ce galant homme, et le recommande à la tutelle de ses proches.... Et celui qui s'en vient immoler sa propre fille aux autels d'un prêtre en fureur, comme il ferait d'une simple brebis, celui-là serait un sage !... Ah ! fi ! mettez ensemble autant de sottise et de perversité que la tête d'un homme en peut contenir, et vous arriverez à la plus complète démence ! Un criminel est un insensé ! Tel qui tourne autour de la gloire.... un fantôme, est un furieux, que les meurtres de Bellone et le bruit de son tonnerre ont rendu fou.
 
Et maintenant il nous reste à démontrer que le dissipateur est un fou; daubons, s'il te plaît, de compagnie, et la débauche, et son digne ami Nomentanus.
 
Donc notre homme a touché, ce matin même, mille talents de son patrimoine, et soudain le voilà qui fait dire au pêcheur, au chasseur, au fruitier, au parfumeur, aux bouchers, aux bouffons, à toute la rue de Toscane à tout le Vélabre : « Accourez ! je vous attends ! » En effet, ils accourent, les voilà et leur digne entremetteur : « Seigneur, dit-il, ce peuple et moi, nous vous appartenons ! Tout ce que nous possédons est à vos ordres, aujourd'hui, demain, à votre heure, à votre hon plaisir ! A quoi Nomentanus, dans sa profonde sagesse, a répondu : « Toi, chasseur, qui dors tout botté sur la neige, au sommet des montagnes, pour que je tâte d'un sanglier ; toi, pêcheur, qui t'en vas, malgré la tempête, chercher pour moi les poissons de l'Océan, vous le voyez, je suis un paresseux, un lâche indigne absolument de tout cet argent qui me tombe du ciel ; prenez donc, l'un et l'autre, un million de sesterces, et je t'en donne le triple, à toi dont la femme obéissante arrive, au milieu même de la nuit, à mon premier désir. »
 
Le fils d'Ésope le comédien, une fois qu'il éprouvait le besoin d'anéantir d'un trait un million de sesterces, jette au vinaigre une perle admirable qui brillait à l'oreille de Métella.... C'en est fait, la perle est avalée.... Était-il beaucoup plus sage que s'il l'eût jetée dans le Tibre ou dans l'égout ?
 
Voici, de leur côté, les deux fils de Quintus Arius, dignes jumeaux de la sottise et de la honte, de la débauche et de la plus extrême dépravation, qui se font servir très souvent (jugez du prix) des langues de rossignols.... Que dites-vous de ces deux sages ? Les marquez-vous à la craie, ou bien les marquez-vous au charbon ?
 
Un barbon s'amuse à bâtir toutes sortes de frêles petits châteaux ; il attelle à un petit chariot de petites souris, il joue à : pair ou non ? il galope à cheval sur un bâton.... C'est un fou !... Pas si fou (songez-y) qu'un homme amoureux d'une courtisane, et qui pleure à ses pieds. Si maintenant je te démontre que ce triste amoureux est aussi voisin du bourrelet que l'enfant qui se roule en jouant dans la poussière, ne serais-tu pas tenté de suivre l'exemple du jeune Polémon, un Athénien du grand siècle ?
 
Un jour, ce jeune homme, après boire, était entré dans l'école d'un maître éloquent, qui lui fit honte de son intempérance ! Alors le voilà tout honteux, qui déchire en silence sa couronne et ses guirlandes de fleurs.... Fais comme lui, renonce à ces riches brodequins, à ce manteau court, à ces broderies, à tout l'attirail des esprits frappés de vertige.... Offrez à l'enfant qui boude, le plus beau fruit de vos jardins : « Prends, mon fils ! » Il n'en veut pas ! Emportez la corbeille, il court après. Cet enfant vous représente un amoureux chassé par sa belle ! On le rappelle, il hésite. Ira-t-il ? oui ou non ? Si la porte était sérieusement fermée il serait revenu sans tant de détours, et rien ne le pourrait arracher de ce seuil odieux. « Elle me rappelle, ah ! dieux ! que faire ? Allons ! courage et ne cédons pas ! je suis au bout de mes peines.... Eh quoi ! moi qu'elle a chassé, j'obéirais à son premier ordre ? Oh ! que non pas, quand même elle se jetterait à mes pieds !... » A ces mots, son esclave, qui est un peu plus sage que lui « Maître, dit-il, pourquoi ces débats inutiles avec vous-même dans une passion qui est en dehors de toute espèce de logique ? Or voilà justement ce que c'est que l'amour; on se brouille, on se raccommode ; ou la paix, ou la guerre ? au hasard ! Allez donc lier le vent et fixer la tempête ! Autant vaudrait imposer, à la folie elle-même, l'ordre et la loi de la raison. »
 
Vois celui-ci, retirant les pépins d'une pomme, et s'applaudissant soi-même, si, par hasard, la graine, entre ses doigts pressée a frappé le plafond ! Voilà ce qui s'appelle, en effet, le chef-d'œuvre du bon sens. Quant à ce vieil édenté, qui balbutie un serment d'amour, a-t-il bien le droit, lui aussi, de se moquer du faiseur de maisonnettes ?
 
Et cet autre, un certain Marius, un fou, un meurtrier, tout ensemble, attisant le feu avec l'épée.... Il frappe Hellas, sa maîtresse, et quand elle est morte, il se tue à son tour.... Direz-vous aussi : « Ce pauvre insensé de Marius ! » ou bien : « Ce brigand de Marius ! » Mais qu'importe ? puisque chacun de ces mots-là dit la même chose.... un fou !
 
Il y avait naguère un vieil affranchi, qui chaque matin à jeun, et les mains lavées selon nos rites, s'en allait criant dans la rue : « O dieux et déesses, moi seul, est-ce trop, moi seul, sauvez-moi du trépas.... Quoi de plus facile à vous tous ?... » Cet homme avait des yeux et des oreilles irréprochables, mais le maître qui l'eût vendu pour un cerveau non fêlé, se fût exposé à la revendication : « Ah ! la bonne recrue au troupeau innombrable de Ménénius ! » eût dit Chrysippe.
 
« O Jupiter, dispensateur suprême, et suprême guérisseur de toutes les douleurs d'ici-bas, délivrez mon pauvre enfant de la fièvre quarte, et quand viendra le jour du jeûne en votre honneur, je le plongerai tout nu dans les eaux du Tibre ! » Ainsi prie une mère insensée dont le fils est alité depuis cinq mois. Si donc, par hasard ou par les soins du médecin, le malade échappe à la tombe entr'ouverte, il arrive, ô délire ! que sa propre mère entraînera sur un rivage glacé, dans la fièvre et dans la mort, cette victime de la superstition ! »
 
DAMASIPPE. Et voilà comme ce cher ami Stertinius,la huitième merveille de la sagesse humaine, a voulu me prémunir contre les insultes des gens qui vont toujours me disant « Êtes-vous fou ? Vous êtes fou ! » Fou toi-même ! Avant de crier : Voyez le bossu ! sache au moins ce qui te pend derrière le dos.
 
HORACE. - Bien dit, mon stoïcien ! et pour ta peine, puisses-tu te refaire, et désormais placer ta marchandise à plus haut prix qu'elle ne vaut. Dis-moi seulement, parmi tant de genres de folies, à quelle folie appartient mon humble esprit ; car, jusqu'à nouvel ordre, je crois fermement être en mon bon sens.
 
DAMASIPPE. - Le beau raisonnement ! Mais la bacchante en délire, qui porte à la main la tête sanglante de son fils, elle aussi, elle se croit dans son bon sens !
 
HORACE. - Qu'à si peu ne tienne ! Oui, vraiment, je suis fou, c'est convenu, c'est évident, ma folie est de la démence.... au moins, que je sache enfin pourquoi je suis fou ?
 
DAMASIPPE. - Pourquoi ? D'abord, parce que tu bâtis, toi, un petit bout d'homme, comme bâtirait un géant ! Ça te va bien, en effet, de te moquer de l'air martial du petit Tubéron, un vrai héros sous les armes, comparé à ta chétive personne ! Que disons-nous, Tubéron ? Mécène, lui-même, à qui tu ressembles si peu, n’est pas à l'abri de ton plagiat, et tu le copies en tout, ô grenouille, qui veux égaler le bœuf en grosseur ! Une des filles de cette grenouille, échappée au carnage, ayant retrouvé sa mère absente : « Une bête énorme, ô ma mère, a tué mes frères et mes sœurs ! — Et de quelle taille était la bête ? disait la mère en se gonflant ; était-elle aussi grosse que me voilà ? — Elle était deux fois plus grosse ! — Était-elle ainsi faite ? ajoutait la grenouille en s'enflant et s'enflant toujours. — O mère, prenez garde, vous crèveriez avant de l'égaler en grosseur !... » Voilà pourtant votre image exacte. Or ce n'est pas tou ; pour comble de folie, et jetant l'huile sur le feu, monsieur n'est pas seulement architecte : il est, qui pis est, un poète ; donc, si jamais la poésie et le bon sens ont marché de compagnie, eh bien, je conviens que tu es un sage.... Architecte et poète, et furieux par-dessus le marché.
 
HORACE. - Assez ! assez !...
 
DAMASIPPE. - Dépensier au delà de toute proportion avec sa fortune !
 
HORACE. - Allons ! Damasippe, mêle-toi de tes affaires....
 
DAMASIPPE. - En proie à mille passions permises !...
 
HORACE. - O mon aîné en folie !...
 
DAMASIPPE. - A mille passions défendues !
 
HORACE. - Épargnez votre frère cadet !

 

Livre deuxième. Satire IV

L'épicurien ridicule.

HORACE. - D'où vient Catius ? où va Catius ?
 
CATIUS. - Pardon ! Je suis pressé ! Vous voyez un homme en train de coucher par écrit, pour ne pas les oublier, certains préceptes.... Ils sont d'hier, et laissent déjà bien loin les antiques leçons de Pythagore, de Socrate et de Platon.
 
HORACE. - Vraiment je suis confus de mon indiscrétion. Excusez-moi. de grâce, et si quelque chose en ce moment vous échappe, à coup sûr vous l'aurez retrouvé bien vite au fond de cette mémoire imperturbable, un vrai chef-d'œuvre de la nature et de l'art !
 
CATIUS. - Eh ! je m'appliquais justement à mettre en ordre toute cette philosophie.... une foule d'idées ingénieuses attachées par un fil si facile à rompre !
 
HORACE. - Au moins, dites-moi le nom, rien que le nom de ce nouveau sage ? Est-ce un Romain ? serait-il étranger ?
 
CATIUS. - Son nom ? Souffrez qu'on le taise ; en revanche, on va vous chanter ses leçons :
 
« Apprenez, mortels, et ne l'oubliez jamais, que les œufs de forme allongée sont de beaucoup préférables aux oeufs ronds, qui renferment un poulet presque toujours ; des premiers, la coque est moins dure, et le blanc est plus laiteux; le jaune est plus nourrissant.
 
Sachez aussi que le chou cultivé avec trop de soin, et trop souvent arrosé, ne vaut pas le chou rustique, dans un terrain sec.
 
« Êtes-vous surpris par un convive attardé et qui s'invite à dîner chez vous ? vite on tue un poulet; mais pour qu'il soit tendre, et de facile digestion, vous l'avez plongé au préalable en un baquet de vin nouveau.
 
« Parlez-moi du champignon des prairies et vous méfiez de tous les autres !
 
« Je te promets, chaque été, une santé brillante, si tu composes ton dessert de belles mûres cueillies sur l'arbre même, avant l'heure du grand soleil.
 
« Maître Aufidius, c'était son usage, avait soin de boire avant le repas, d'un vin très violent qu'il édulcorait avec du miel.... Aufidius avait tort; un vin plus léger eût mieux valu; il n'y a pas de breuvage assez doux pour le coup du matin.
 
« Au ventre obstrué: vin blanc de Cos, moules, petite oseille, escargots.
 
« Chaque nouvelle lune ajoute au poids de toute espèce de coquillage, mais chaque océan ne leur est pas également favorable ! Au murex de Baïes, nous préférons, nous autres les palourdes du lac Lucrin. Nous reconnaissons à leur goût les huîtres de Circé, le hérisson de Misène, et nous disons, hautement que l'heureuse Tarente est fière, à bon droit, de ses incomparables pétoncles.
 
« Celui-là est un arrogant, qui se vante du grand art de savoir bien manger, et qui ne sait pas distinguer les plus délicates nuances de l'assaisonnement. Par Jupiter ! Ce n'est pas assez d'acheter au marchand le poisson le plus rare et le plus cher; à quoi bon ton poisson, si tu ne sais pas nous dire : « Il faut griller celui-là ; mangeons cet autre à la sauce ?... » Voilà pourtant le grand art de réveiller le convive et de réjouir son estomac !
 
« Une chair insipide, à coup sûr, est un sanglier du Laurentin, digne nourrisson de ces tristes marécages; au contraire, parlez-moi, pour le goût et la saveur, d'un bon sanglier nourri aux glandées des chênes de l'Ombrie, et qui fait plier sous son poids une table intelligente !
 
« Heu ! quoi qu'on dise, il ne m'est pas tout à fait démontré que la feuille de vigne engraisse à point les jeunes chevreaux.... D'une hase encore pleine, on choisit l'épaule, à moins d'être un rustre.
 
« Un secret qui m'appartient en propre, et que bien des gourmets ont soupçonné sans le trouver, le voici : Je reconnais au goût l'âge et le pays d'un oiseau,... d'un poisson !
 
« Laissons les petits génies se connaître uniquement en petits fours ; vraiment ce n'est pas assez pour occuper toute une vie, et ne voilà-t-il pas un homme au grand complet, qui, dans un festin, n'a songé qu'à donner du vin passable, et ne s'est pas inquiété de l'huile des fritures ?
 
« Mais puisque j'ai parlé de vin, voici comme il faut le traiter : Un bon vin de Massique, exposé la nuit, au vent frais d'un ciel serein, se dépouille admirablement de toute odeur irritante.... Honte et malheur sur le mal appris qui se sert encore de la chausse, oubliant que la maudite laine emporte à la fois la lie et le bouquet de ce vin déshonoré !
 
« Plus d'un dégustateur habile ajoute au gros vin de Sorrente un résidu des vins de Falerne; il jette en même temps dans l'amphore, pour le clarifier, un jaune d'œuf de pigeon qui entraîne aussitôt la lie au fond du vase, et le dégage de toutes ses impuretés.
 
« Quand lu vois ton convive à demi sommeillant, et fatigué de boire, il le faut réveiller à grand renfort de limaçons d'Afrique et de squilles rôties. C'est un préjugé d'empiffrer le buveur de laitue confite; cette eau douceâtre ferait tourner le meilleur vin dans le meilleur estomac ; réconforte hardiment ton convive par des grillades et des saucisses, et plus ton ragoût sentira le sel et le feu de la taverne épicée, et mieux sera réveillé ton buveur.
 
« Apprenez aussi qu'il y a la sauce au pauvre homme, et la sauce à la Lucullus. Pour la première, il suffit de bonne huile d'olive, et d'une huile exquise ; on y mêle du gros vin, de la saumure, une vieille saumure au fond d'un vieux pot byzantin.... Voici maintenant la formule des grandes tables : vous ajoutez à ce premier mélange toutes sortes d'herbes hachées menu, et mêlées au safran de Corique ; il faut que cela fermente ; enfin, quand vous la retirez du feu, arrosez votre composition de la meilleure huile qui se trouve à Vénafre, et servez chaud.
 
« Les fruits de Tibur réjouissent la vue, et ceux du Picenum flattent le goût. Enferme avec respect dans un vase rustique le raisin de Vénuncle, et laisse à ton foyer le soin de conserver les grappes du vignoble albain.
 
« C'est pourtant moi, moi le premier qui, de ce raisin d'Albe, en ajoutant: lie et pommes, gros sel et poivre blanc, plus un léger coulis d'anchois, ai composé ce fameux raisiné que je fais servir à mes convives, sur les plus jolies petites assiettes qui se puissent voir !
 
« Car il faut que le contenant s'accorde avec le contenu.... La belle invention, un poisson de trois mille sesterces servi sur un plat d'un petit écu !
 
« Quelle honte et quel dégoût : un sale esclave, incrustant ses doigts gras de sauce et mal léchés, sur une amphore ébréchée, ou sur une coupe encrassée ! On est propre à si bon compte ! et ne dirait-on pas que les balais, les nattes, et la sciure de bois, sont hors de prix ? Véritablement ce serait une indignité de salir ces belles mosaïques d'un balai fangeux, ou de jeter sur des matelas tachés la pourpre de Tyr; moins cela coûte, et plus la négligence est coupable; on se passe de luxe à la rigueur, on ne saurait se passer de propreté. »
 
HORACE. - Cher et savant Catius, mon ami, je vous en prie, au nom de tous les dieux ! n'oubliez pas, chaque fois que vous irez à ces sages écoles, et quel que soit le lieu où elles sont ouvertes, de m'emmener avec vous ! Certes rien n'échappe à vos miraculeux souvenirs ; mais, au bout du compte, vous n'êtes que l'interprète heureux de ce grand philosophe. O dieux ! le voir lui-même, entendre les accents de sa voix, et savoir comme il se comporte, voilà mon rêve le plus cher. Pour vous, qui le savez par cœur, vous ne comprenez pas mon impatience ; elle est pourtant bien naturelle; je veux à tout prix puiser à cette source austère la science même du bonheur.

 

Livre deuxième. Satire V

Ulysse et Tirésias. - Le héros demande au devin comment faire pour s'enrichir ?

Ulysse. - Tirésias.

ULYSSE. - Voici déjà bien longtemps que je vous retiens; mais, de grâce, encore un mot, divin Tirésias ! Apprenez-moi par quels bons moyens je puis réparer ma fortune ?... Eh ! de quoi riez-vous, je vous prie ?
 
TIRÉSIAS. - Or çà, maître, il ne vous suffit donc pas de revoir votre Ithaque et de rentrer dans vos foyers !
 
ULYSSE. - Ah ! que vous êtes bien nommé l'infaillible ! En effet, me voilà tel que vous l'aviez prédit, rentrant pauvre et nu dans mon palais au pillage. Ils n'ont épargné ces prétendants à la main de Pénélope, ni mes greniers, ni mes étables. A quoi me sert d'être un roi, d'être un héros ?... un grand homme sans argent est plus méprisé que l'algue des mers.
 
TIRÉSIAS. - Puisque, pour parler net, la pauvreté te fait peur, apprends donc certains petits moyens de t'enrichir :
 
Par exemple, on te donne une grive ou toute autre victuaille, aussitôt tu as grand soin qu'elle s'envole en quelque opulente maison, dont le maître est un vieillard. Cet homme âgé est riche: offre-lui les prémices de ton jardin, avant même de les offrir à tes dieux lares, qui ne vont pas à sa cheville. Plus souvent il s'est parjuré, plus il est d'une vile espèce, et plus voilà le dieu qu'il te faut. Il serait un esclave ayant rompu sa chaîne, il serait tout dégouttant du sang même de son frère, allons, pour peu qu'il en ait envie, il le faut accompagner en pleine rue, et lui céder le haut du pavé.
 
ULYSSE. - Que j'escorte un pareil drôle, un Dama peut-être ! y pensez-vous, Tirésias, moi-même, un soldat qui revient du siège de Troie, où il tenait sa place entre les meilleurs ?
 
TIRÉSIAS. - Je le veux bien, mais tu seras pauvre, absolument.
 
ULYSSE. - Soit ; mon âme est patiente, elle a déjà supporté des misères pires que celle-là. Mais enfin, cher augure, est-ce qu'il n'y a vraiment pas d'autre façon de s'enrichir ?
 
TIRÉSIAS. - Je te l'ai dit, je te le répète, et je n'en sais pas d'autre, à savoir la pêche aux vieillards testamentaires. Certes la pêche est souvent sans profit ; celui-ci ou celui-là, plus fin que les autres, happant la proie, évite l'hameçon.... ne va pas te décourager pour un qui t'échappe, et renoncer à cette admirable profession.
 
Un procès est en instance au Forum; que la cause soit importante ou futile, sachons tout de suite si l'un des plaideurs est riche et sans enfants. - Bon ! votre homme est un malhonnête homme, il intente un procès injuste.... Eh bien! voilà le parti qu'il faut prendre, et non pas celui de la vérité et de la justice. Ah fi ! un plaideur qui est père de famille, et dont la femme est féconde encore !... Ainsi tu vas tout de suite au coquin : « Seigneur Quintus ou seigneur Publius, leur dis-tu (ces grands prénoms chatouillent agréablement ces grandes oreilles), salut à vos vertus diverses ; elles ont gagné tout mon dévouement ! Vous avez devant vous un avocat qui se connaît en bonnes causes, et qui sait à fond les détours de la chicane. Oui ! je perdrais mes deux yeux plutôt que de souffrir que l'on vous fasse tort d'une coque de noix ! Fiez-vous à mon zèle, et celui-là sera bien habile et bien hardi qui voudrait vous nuire ou seulement se moquer de vous. »
 
Tu l'invites, en même temps, à retourner en son logis, à bien veiller sur sa chère personne, et te voilà devenu tout à fait son chargé d'affaires ; dès ce moment, tu ne connais pas d'obstacle; en vain Sirius brûle à fondre le bronze idiot de tant de grands hommes ; en vain, pour parler comme ce ventre entripaillé de Furius :
 
Le dieu des grands frimas, d'une bouche hurlante,
 
A couvert nos sommets d'une neige éclatante....
 
allons ! Et fais en sorte que le passant dise au passant son voisin : « Quel ami ! quel zèle et quel dévouement !... » Voilà comme on remplit ses filets.
 
Cependant, pour que ton zèle ne soit pas suspect aux célibataires, s'ils ne voyaient que des célibataires dans ta clientèle, il serait à propos de te bien introduire en quelque opulente maison, dont l'unique héritier serait d'une complexion délicate; en redoublant d'efforts, un espoir te reste, c'est que le père du jeune homme te donne, après son fils, la première place en son testament. Que l'enfant meure, et l'héritage est à toi. Cela s'est vu souvent. Mais si le vieillard veut te montrer son codicille : « O grands dieux ! Loin de moi (leur dis-tu) ces tablettes funestes !... » Seulement prends garde à jeter un coup d'œil sur la seconde ligne de la première page : Es-tu seul ? Êtes-vous plusieurs à cette proie ? Il est important de le savoir. Tel vieux rassoti de greffier, et même un peu moins, va rire au bec du corbeau bayant au fromage. On a vu Nasica, lui-même, un expert coureur d'héritages, devenir pour Coranus une risée.
 
ULYSSE. - Êtes-vous fou, Tirésias ? ou bien n'êtes-vous qu'un prophète en belle humeur, qui s'amuse à des énigmes sans mot ?
 
TIRÉSIAS. - Fils de Laërte, en ma qualité de prophète inspiré d'Apollon, sois sûr que tout ce que je t'annonce est mensonge ou vérité.
 
ULYSSE. - Je vous demande, tout simplement, le sens de l'histoire en question !
 
TIRÉSIAS. - Un temps viendra qui verra un jeune héros, fils du grand Enée, et la terreur du Parthe, commander au monde entier. En ce temps-là, Nasica, poursuivi par ses créanciers, marie au célèbre Coranus une fille à lui, plus que nubile. A peine marié, Coranus présente à son digne beau-père l'acte suprême de sa volonté dernière, en le suppliant de le lire.... En vain le Nasica résiste et se refuse à cette lecture.... il finit par ouvrir les tablettes de son gendre.... O malheureux père et tristes enfants ! On leur laisse à peine, en ce précieux testament, les yeux pour pleurer !
 
Encore un conseil ce bonhomme est accaparé par sa servante, une coquine, et par son ancien esclave; il n'y a rien de mieux que de te faire leur complice. Au vieillard : « Les bons serviteurs ! diras-tu. — Quel ami ! » lui diront-ils. Certes, le moyen a son bon côté ; mais rien ne vaut le bonhomme attaqué directement. Il aime à balbutier de méchants vers ?... prosterne-toi devant ses poèmes. Il est resté un coureur de jupes brodées ?... n'attends pas qu'il te la demande ; allons, gai ! livre-lui ta Pénélope.
 
ULYSSE. - Y pensez-vous ? Pénélope à ce mécréant ! La sage et pudique Pénélope, qui a résisté jusqu'à la fin à tant de jeunes et beaux prétendants ?
 
TIRÉSIAS. - Bon ! cette jeunesse était avare, et peu donnante ; elle était attirée beaucoup moins par les flammes de l'amour que par les feux de ta cuisine, et je comprends parfaitement la fidélité de ta chaste épouse. Ah ! si tant seulement elle eût tâté d'un vieillard, même à demi-part (le mari est là qui veut la sienne !) elle tiendrait à son vieillard comme un chien à un bon os.
 
Écoute encore une histoire, et certes je n'étais plus un jeune homme en ce temps-là.
 
Une assez mauvaise petite vieille (elle était née à Thèbes) avait réglé, avant de mourir, que son cadavre, tout luisant d'huile, serait porté au bûcher par son héritier lui-même, et qu'il la porterait sur son épaule nue.... afin sans doute d'échapper après sa mort à qui l'avait obsédée pendant sa vie. Ainsi, crois-moi, sois habile ! Et ni trop, ni trop peu, tiens-toi dans la mesure exacte. Ton vieillard est morose,... un mot de trop le blesse, et pourtant prends garde, à moins qu'il ne l'exige, à ne pas être absolument sans parole et sans voix ! L'ami Dave est bon à imiter : je le vois d'ici, la tête attentive, et l'attitude obséquieuse !... Et tant de petits soins qui t'avancent obstinément dans sa faveur. « Maître, le vent a fraîchi, couvrez-vous bien. » Dans la foule, tu lui fais place à coups d'épaule. Il ouvre la bouche, il parle, ouvre l'oreille, ... écoute ; il lui faut la louange à tout prix ; souffle et souffle hardiment dans ce ballon gonflé, jusqu'à ce qu'il en crève ou qu'il demande grâce à mains jointes !
 
Et lorsqu'enfin la mort t'aura délivré de ce laborieux esclavage, et que, bien éveillé, tu entendras ces claires paroles : « Je donne et lègue à maître Ulysse le quart de mes biens ! » « Ah ! diras-tu, c'est donc vrai, Dama, mon ami, je ne le verrai plus ? » Accuse, en même temps, le sort qui t'enlève ainsi la moitié de toi-même, et si tu pouvais pleurer, pleure. Il est sage et prudent de voiler sa joie. Il faut aussi te souvenir que tes voisins sont là pour juger de l'honorabilité des funérailles, et que chacun saura, à la seule inspection du tombeau laissé à ton zèle, si l'héritier a fait convenablement les choses. Il va sans dire que si l'un de tes cohéritiers, pour peu qu'il soit pulmonique et vieux, te propose un prix de ta part du domaine ou de la maison, ... tu la lui cèdes au prix qu'il y veut mettre, et d'un air tout joyeux.... Mais quoi ! Proserpine impatiente me rappelle aux enfers.... Porte-toi bien, mais au revoir !

 

Livre deuxième. Satire VI

Louanges de la vie champêtre. - L'indépendance du poète, et ses rapports avec Mécène. - Il ne faut pas perdre un seul jour. - Le rat de ville et le rat des champs.

Tous mes vœux.... je vais les dire : un domaine assez grand pour me nourrir, un jardin, et, non loin de mon humble logis, une source d'eau vive.... ajoutons un bouquet de beaux arbres, et je n'ai plus rien à demander.... Soient bénis les dieux ! ils m'ont accordé beaucoup plus et beaucoup mieux. Je suis content ; seulement je te prie, à cette heure, ô fils de Maïa, de me défendre et me maintenir dans la possession de tous ces biens. Tu le sais, je refuserais d'augmenter ma fortune par des moyens déshonnêtes, ou de la jeter à tous les vents de l'incurie et de la mauvaise conduite ! Jamais mon insatiable ambition n'a prononcé ces tristes prières : « O Jupiter ! ajoutez à mon champ cette parcelle qui lui manque, et qui l'arrondirait si bien ! Et toi, Hercule, ami des villageois, que n'as-tu fait tomber dans mes mains ce trésor enfoui dans la terre ! Il fit, du fermier le propriétaire, et du manœuvre un laboureur labourant son propre champ ! Enfin, si ma reconnaissance est sincère aussi bien que mon contentement, exaucez, ô Mercure, mes petits vœux de chaque jour ! Engraissez mon troupeau, engraissez mes pâturages, et, me laissant mon esprit vif et léger, soyez-moi, comme toujours, un gardien solide et tout-puissant. »
 
A peine ai-je quitté la ville, et gagné ma citadelle domestique, entre ces remparts de montagnes (chantez-les, mes satires, et toi, la muse à pied, qu'on y voie au moins ta rustique empreinte), il n'y a plus pour moi d'inquiétude ou d'ambition. Loin d'ici les vents contagieux du Midi, ou les fièvres de l'automne, infatigable pourvoyeur de la mort !
 
O père du matin, Janus (peut-être ce nom-là te plaît davantage !), toi que chaque homme, à son réveil, invoque, avant la tâche commencée, tu seras le premier sujet de ma première invocation. C'est toi, dès que je suis à Rome, qui me tires hors de chez moi, par la gelée et par la neige, et par le vent de bise, et dans les jours les plus sombres et les plus courts de l'année : « Or çà, me dis-tu, que l'on se hâte, un ami a demandé ta caution, il s'agit de ne pas être devancé par un plus zélé que toi. » A peine ai-je répondu pour cet ami dans les termes les plus clairs et les plus formels (peut-être, hélas ! trop formels), je me rue à travers la foule, et culbutant ceux qui ne vont pas, culbuté par ceux qui viennent : « Où va ce fou ? dit l'un de ceux-là, le plus impatient et le plus mal embouché de tous; il renverse il brise, il ne connaît pas d'obstacle !... Ah ! j'y suis ! monsieur va chez Mécène, sa grande passion ! » Tu dis vrai, ami passant, et ton injure m'est aussi douce que du miel.
 
Cependant j'aborde aux Esquilies, et pris de droite, et pris de gauche, un tas d'importuns me crie à tue-tête : « Horace, oubliez-vous que demain, de très bonne heure, Roscius a compté que vous l'accompagneriez au prétoire ?... Horace, aujourd'hui même, les secrétaires du trésor vous prient d'être exact au rendez-vous qu'ils vous ont donné pour cette affaire importante.... Ayez la bonté, me dit un troisième, de me recommander à Mécène et de lui donner ces tablettes à signer. — Comment donc ? Je ferai de mon mieux. — Si vous le voulez, c'est fait !... » et les instances de redoubler.
 
C'est très vrai, depuis tantôt huit années je suis honoré de l'amitié de Mécène ; je conviens aussi, très volontiers, qu'il me fait monter souvent dans sa chaise, à ses côtés, quand il voyage, et le voilà qui me confie.... oh là, des secrets ! « Quelle heure est-il ?... Pensez-vous vraiment que le gladiateur Gallina soit de force à se mesurer contre Syrus ?... Certes les matinées sont fraîches, et qui veut ne pas être mordu par la bise, aura soin de se bien vêtir.... » Enfin toutes sortes de mystères de la même force ; on les redirait sans trop de hardiesse ou d'indiscrétion.
 
Mais aussi voilà huit ans déjà que je suis le malheureux objet de l'envie ; elle augmente à toute heure, et de jour en jour. « Le voilà ! c'est lui, l'enfant gâté de la fortune Il était hier au théâtre avec Mécène !... Il était ce matin au Champ de Mars avec Mécène ! » A la première rumeur un peu sombre, qui se répand du forum dans la ville, aussitôt chacun m'arrête : « Ami, par pitié, dites-moi, vous qui savez tout, puisque vous voyez les dieux comme je vous vois, que dit-on des Daces, chez vous autres ? — Rien que je sache. — Allons ! vous vous moquez.... — Je me voue aux Furies, si je ne parle sérieusement. — Nous direz-vous, du moins, si l'Empereur va faire à ses soldats une distribution de terres ?... Où donc ? en Italie ?... en Sicile, peut-être ? »
 
En vain je me récrie, et je réponds que je n'en sais rien : « Ah ! l'homme inabordable et le plus profondément dissimulé ! »
 
Voilà pourtant le misérable emploi de ma journée, et je reviens sans cesse à ma plainte : O ma maison des champs, serai-je assez heureux pour te revoir ? Chers enchantements de l'étude et du jeu, des anciens écrivains et des heures clémentes ! oubli ! repos ! sommeil ! repas rustiques, où l'on me sert les légumes de mon jardin, cuits à point avec le lard de mon saloir, et ces fèves, ses chères cousines, que nous défendait Pythagore ! O nuits et festins dont les dieux eux-mêmes seraient jaloux ! A l'ombre heureuse de mes pénates, entouré de mes amis les plus chers, nous dînons de bon appétit, pendant qu'autour de nous, mes vieux serviteurs prennent librement leur part dans les reliefs et la gaieté de cette fête. Liberté plénière ! aux grands buveurs les coupes profondes ; bois à ta soif, à ton plaisir, mon convive, et nargue soit des lois, disons mieux, des entraves du festin ! Et puis l'on cause, et laissant de côté les domaines de celui-ci, les châteaux de celui-là, et la supériorité de maître Lépos sur les danseurs de son temps, nous allons tout de suite aux questions considérables, le digne sujet de l'inquiétude et de la curiosité des plus honnêtes gens : « Si le bonheur de la vie humaine est dans la richesse ou dans la vertu ? Si l'amitié est un échange de services ou de bons exemples ? Qu'est-ce, enfin, ce grand inconnu que les sages appellent le bien, le souverain bien par excellence ? »
 
Cependant mon heureux voisin Cervius égaye à propos, d'un bon vieux conte ces doctes entretiens ! Même, un jour, quelqu'un s'étant mis à vanter le bonheur du riche et peu tranquille Arellius, il nous conta l'apologue que voici :
 
« Comme il y avait entre le rat de ville et le rat des champs une longue et très hospitalière amitié, le rat des champs invita son camarade à le visiter dans son trou ! C'était un rat économe et dur à soi-même, et pourtant, dans l'occasion, il savait se relâcher de ses principes ; ainsi le voilà qui prodigue à son hôte avoine et pois, et toutes les provisions qu'il avait péniblement amassées, à savoir : des grains de raisin du dernier automne, et du lard quelque peu rongé mais fort présentable, enfin tout ce qui pouvait affriander ce convive superbe et dédaigneux, qui touche à tout sans rien manger. Lui cependant, le maître de céans, se tenait modestement sur sa paille, et, se contentant de quelque grain d'orge ou d'ivraie, il laissait au citadin tout ce qu'il avait de meilleur.
 
« Tout à coup le rat de ville : « Heu ! (fit-il) quelle idée avez-vous, mon char, de vivre ainsi de misère en ce désert inaccessible, et ne seriez-vous pas content de planter là ces rocs et ces bois, pour la ville et ceux qui l'habitent ? Laissez-vous faire, et m'en croyez; s'il est vrai qu'ici-bas, grands et petits, nous sommes tous mortels, et que nul n'échappe à son sort, profitons de l'heure présente, et vivons heureux, en songeant à la rapidité de la vie. ».... A ces mots qui lui semblaient sans réplique, on eût vu le rat des champs bondir hors de sa masure, et voilà nos deux trotte-menu gagnant la ville en toute hâte, afin d'entrer, de nuit, par quelque fente oubliée.
 
« A minuit donc, les deux compagnons étaient déjà campés au beau milieu d'une maison splendide ; et tout d'abord ils admirent ces lits d'ivoire, dont la blancheur est rehaussée par la pourpre des tentures ; il y avait eu, la veille, en ce logis, un grand souper, les reliefs seuls suffisaient à surcharger de vastes corbeilles.
 
« Mon rat de ville installe aussitôt son rustique ami sur la pourpre, et courant çà et là, comme un maître d'hôtel en habit de combat, il offre à son hôte, d'après l'ordre des services, les morceaux les plus délicats ! « Tâtez-moi de ceci, j'y ai goûté, » disait-il; cependant mon rustre à demi vautré sur le meilleur coussin, se réjouit de sa fortune, et fait chère lie en signe de contentement, quand tout à coup le fracas des portes brutales s'en vient troubler cette quiétude, et nos deux rats, hors des lits sur lesquels ils se carraient, de courir par toute la salle, éperdus et morts de peur, au relancé des dogues affreux qui remplissent la maison de leurs aboiements.
 
« Décidément, s'écria le rat des champs, voilà une vie étrange et qui ne me va guère. Adieu ! J'habite un mauvais gîte, au fond d'un vieux bois, j'en conviens, j'y vis de peu, c'est vrai, mais je vis en sûreté ! »

 

Livre deuxième. Satire VII

Dialogue entre Horace et son esclave, usant de la liberté des saturnales, et grondant son maître, sans ménagement, de ses vices et de ses défauts.

Dave. - Horace.

DAVE. - Voici tantôt longtemps que votre humble esclave écoute, et, sauf votre respect, il ne serait pas fâché d'avoir la parole à son tour.
 
HORACE. - Qui ? toi ! Dave ?
 
DAVE. - Oui, moi-même, un pauvre diable, attaché à son maître, et tout juste assez honnête homme pour n'être pas pendu.
 
HORACE. - C'est ton droit de mettre à profit les franchises de décembre ainsi l'ont voulu nos anciens; parle donc.
 
DAVE. - Parmi les hommes, il y a d'abord les vicieux, qui vivent obstinément ancrés dans leur vice, et ne sauraient s'en corriger ; il y a aussi (voire ce sont les plus nombreux) les vicieux qui flottent incertains, de l'abîme au droit chemin. Votre ami Priscus ! tantôt il porte jusqu'à trois anneaux à chaque doigt.... tantôt le voilà, la main nue, et pas une seule bague. A toute heure il va mettre une robe nouvelle ! Hier il habitait un palais vraiment consulaire, aujourd'hui il occupe un bouge, et je sais plus d'un affranchi qui ne voudrait pas être surpris sortant d'un lieu pareil. « Quel bonheur, disait-il, de mener, au beau milieu de Rome, une vie à l'abandon de toutes les passions.... Mais quelle gloire aussi, de vivre en vrai sage, aux écoles d'Athènes ! » Digne fils de la colère des dieux, son vrai dieu est le changement. Mieux vaut, cent fois, la persévérance de votre ami le bouffon Volanérius ! Quand la goutte, et c'était bien fait, eut tordu les dix doigts de ses deux mains, Volanérius le joueur prit à ses gages un homme, à tant par jour, qui n'avait pas d'autre occupation que de remplir et vider son cornet ! Vraiment c'est une certaine consolation de persévérer dans son vice, et celui-là est à plaindre, en effet, qui tantôt lâche à ses passions la bride, et tantôt les refrène â les briser.
 
HORACE. - Au moins, maître Dave aura la bonté de nous dire où donc il en veut venir avec ces beaux discours ?
 
DAVE. - A toi, mon maître, à toi !
 
HORACE. - A moi, belître, à moi, pendard !
 
DAVE. - Vous êtes toujours à nous vanter les vertus de l'âge d'or, et cependant, si quelque dieu voulait nous ramener à ces beaux jours.... j'entends d'ici votre cri d'alarme. De deux choses l'une : ou vous n'êtes pas très persuadé que ce que vous regrettez soit regrettable ; ou, si vous le regrettez vraiment vous le défendez mal, et vous restez les deux pieds dans le bourbier sans pouvoir en sortir.
 
A Rome : « Ah ! dites-vous, la campagne ! » A la campagne : « O Rome égale au soleil ! » Si, par hasard, faute d'invitation au dehors, monsieur dîne enfin à sa propre table, et sous son toit : « Quelle fête et quel bonheur de rester chez soi, et de manger tranquillement les produits de son jardin !... » Comme si l'habitude était de prendre les gens, et de les traîner de force aux réunions de la bonne chère et du bon vin ! Cependant, que Mécène écrive.... un peu tard : Je vous attends à souper. « Holà ! vite, un flambeau ! est-ce qu'on ne m'entend pas quand j'appelle ? Holà ! Parez-moi je vais chez Mécène ! » Vous criez, on vous habille, et vous voilà parti. Vos parasites, Mulvius et compagnie, qui croyaient dîner avec vous, vous envoient à tous les diables.
 
Quant â moi, Dave, il est vrai, j'en conviens, je suis un peu porté sur ma bouche, et je flaire un bon repas, tout comme un autre. Eh oui, j'aime assez à ne rien faire, à bien dormir, disons tout, je suis un pilier de cabaret.... Mais vous, qui ne valez pas mieux, qui valez moins peut-être, osez-vous donc me traiter comme si vous étiez sans reproche, et n'êtes-vous pas honteux de vous parer de ces beaux dehors ? Que diriez-vous cependant, si l'on vous démontrait que je suis à cent brasses au-dessus de vous, cher maître, oui, moi, Dave, que vous avez payé cinq cents drachmes ?... Là, là, ne croyez pas me faire peur avec ces gros yeux ! Retenez votre colère, et surtout pas de jeu de mains ; j'en ai long à vous dire, en véritable écho du portier de Crispinus.
 
Monsieur court après les femmes mariées, Dave a du penchant pour les souillons; qui de nous deux sera crucifié, du maître ou du valet ?
 
Quand je suis pris de luxure, aussitôt je m'adresse à la première venue, et tout de suite, à la clarté d'une lampe fétide et comme ferait une bête en chaleur, je me rue.... Après quoi bonsoir la compagnie, on sort de là sans honte et sans peur ! car il ne me chaut guère que j'aie été remplacé par un plus riche ou par un mieux tourné que moi.
 
Mais vous, un chevalier, un homme libre, un magistrat, quand vous déposez l'anneau, la toge, et tous vos insignes, pour cacher votre front parfumé sous ma propre souquenille, or çà, répondez ! n'êtes-vous pas, vous-même, un esclave ? Ainsi vous allez à vos amours en rasant la muraille, et livré à tous les frémissements de la crainte et de la passion.
 
Bref, vous voilà dans la place ! prenez garde aux verges, et garde au feu, prenez garde au fer ; redoutez ce coffre ignoble où vous enferme enroulé sur vous-même, et vos genoux touchant au menton, la servante complice de vos amours ! Le mari que vous déshonorez a sur vous l'autorité même qu'il a sur sa femme, et plus encore. Elle est moins coupable en effet; elle n'a pas emprunté l'habit servile ; elle n'a pas quitté sa maison, elle s'est livrée en tremblant.... Elle hésite, elle a peur, et quelque chose lui disait, là, qu'elle ne devait avoir aucune confiance en vos serments.
 
Ajoutons que mon maître Horace était bien averti lorsqu'il s'exposait à la fourche, et qu'il livrait aux mains d'un mari furieux son bien, sa considération, même sa vie. Il est vrai que de son amoureuse expédition, il est revenu sain et sauf, ma foi , tant mieux, si ça le rend sage à l'avenir. Ah ! bien oui ! C'est si charmant le danger ! C'est si divertissant, jouer sa vie ! ô mon camarade, esclave cent fois plus que moi ! A-t-on jamais vu cependant le loup brisant sa chaîne, et venant la reprendre ?...
 
« Et qui te parle (dites-vous) de femmes mariées ? je ne suis pas un débauché de cette sorte.... » Pas plus que moi je ne suis un voleur, parce que j'ai la prudence de ne pas toucher à l'argenterie. Otez la peine, et voilà le voleur ! Otez le frein, le naturel revient au galop.
 
Mais quoi ! grand ennemi de l'adultère que vous êtes, puis-je honorablement appeler mon maître ! un misérable esclave de tant de choses si différentes et de tant d'hommes si divers ? La baguette même de l'affranchissement le toucherait quatre ou cinq fois sans l'affranchir d'une seule de ses passions.
 
Cependant (ceci n'est pas mon plus faible raisonnement) je conviens que de nous deux c'est vous qui marchez le premier; je suis l'esclave en second, vous êtes mon chef de file ;... donc j'ai sur vous l'avantage de n'obéir qu'à un seul maître, tandis que vous êtes accablé de toute sorte d'esclavages. Voilà mon pantin.... les fils qui le font mouvoir sont hors de sa volonté.
 
« Mais, dites-vous, qui donc est libre ? »
 
A quoi je réponds :
 
Le sage est libre, il est son maître absolu; il est au-dessus de la pauvreté, de la prison, de la mort; il commande à ses passions, il aurait honte de s'abaisser jusqu'aux grandeurs d'ici-bas; par lui-même, et par lui seul, il est fort; il se replie à la façon d'un porc-épic, et malheur à qui s'y frotte ! Elle-même, la fortune, elle passe à côté.
 
Osez-vous donc vous regarder, et vous, reconnaître en ce miroir ? Vous, un sage ? Eh ! la première drôlesse exigera de votre avarice un, deux, trois, quatre, et jusqu'à cinq talents. « Me voilà ! lui dites-vous. — Va-t'en d'ici, » reprend-elle, en vous jetant à la porte, et qui pis est, prenez garde à recevoir un pot d'eau froide !... Oui-da, le lendemain elle vous rappelle, et le lendemain vous tendez de nouveau la tête à ce joug honteux ! Allons, un bon mouvement ! brisons cette chaîne, et soyons un homme libre enfin. Peine inutile ! la passion devient plus violente, le joug plus lourd, vous avez beau dire, il faut marcher.
 
Vous voilà cependant cloué devant un tableau de Pausias, et les gens disent, admirant votre extase : « Oh ! oh ! l'homme habile, et le fin connaisseur en beaux ouvrages des peintres anciens.... » Moi, si je m'arrête à contempler, le jarret tendu, les pochades belliqueuses dessinées à l'ocre, au charbon, où l'on voit s'attaquer et se défendre, et se frapper, comme en un vrai combat, les Fabrius, les Rutuba et les Placideianus : « Que fais-tu là, paresseux ? que fais-tu là, maraud ?
 
Je fais ce que fait mon maître !... Avez-vous vu Dave entamant un gâteau sortant du four ?... Quel goinfre ! à vous entendre. Au contraire, on irait loin pour trouver qui mieux que mon maître affronte les dangers d'une bonne table. Ah ! maudite gourmandise, en effet, elle coûte cher.... à mes épaules. Vous cependant, vous gorgez-vous impunément de tant de bonnes choses si coûteuses ? Votre. estomac trop plein refuse de les digérer ! vos pieds trop faibles refusent de les porter !
 
Voici, je suppose, un malheureux palefrenier qui vole une misérable étrille, et qui la vend en cachette pour acheter une grappe de raisin.... C'est un grand crime à coup sûr; mais celui-là qui vend ses domaines pour acheter des harnais de gueule, est-il beaucoup au-dessus de cet esclave ? Ajoutez que vous êtes ennuyé de votre personne à ce point, que vous ne sauriez rester seul un quart d'heure ; votre loisir vous pèse, et vous êtes à vous-même l'esclave qui fuit son maître. Eh bien ! fuyez, l'ennui marche et vous suit; infortuné ! quel sort serait le vôtre, si vous n'aviez, pour vous venir en aide, le vin et le sommeil ?
 
HORACE. - Une pierre ! une pierre !
 
DAVE. - Une pierre ! à quoi bon ?
 
HORACE. - Un bâton ! un bâton !
 
DAVE. - Cet homme est un poète, ou c'est un fou.
 
HORACE. - Va-t'en d'ici ! va-t'en ! sinon je t'envoie au labour, et tu seras, toi neuvième, un des manœuvres de mon domaine de la Sabine.

 

Livre deuxième. Satire VIII

Description d'un repas ridicule.

Horace. Fundanius.

HORACE. - Je suis sûr que vous avez fait hier un fameux repas chez le riche Nasidiénus ! Je voulais vous avoir à souper,... vous étiez déjà parmi les verres et les pots, dès la bonne moitié du jour.
 
FUNDANIUS. - Pour être vrai, depuis que je m'amuse, il ne m'est pas arrivé de m’amuser comme cela.
 
HORACE. - Commençons avec ordre et dites-moi, si je ne suis pas trop curieux, l'ordre et le menu du premier service ?
 
FUNDANIUS. - D'abord est apparu un sanglier de Lucanie, le maître de céans jurant ses grands dieux que ce bel animal s'était fait prendre par une agréable matinée. On l'avait entouré de raiforts, de laitues, de toutes sortes de racines excitantes, et du chervis, et de la lie, et de la saumure.... en veux-tu ? en voilà ! La bête enlevée, un esclave à demi nu essuie avec un torchon de pourpre une table en bois assez vulgaire, un autre esclave enlevant soigneusement les restes, et tout ce qui pouvait offenser l'odorat des convives.
 
Bientôt (vous eussiez dit une choéphore aux fêtes de Cérés) arrive, à pas comptés, une peau noire, qui répond au nom d'Hydaspe, et son digne pendant, Alcon lui-même ! Ils portaient triomphalement, le premier, l'amphore au vin de Cécube, et le second, l'amphore au vin de Chio. Chose incroyable, ce vin de Chio n'avait jamais vu la mer ! Ici notre amphitryon dit à Mécène : « Peut-être que Votre Seigneurie aime autant le vin d'Albe ou le vin de Falerne ? J'en ai tant qu'on en peut boire; ainsi ne vous gênez pas. »
 
HORACE. - Lui-même il ne se gênait guère avec son vin d'Albe ! Et serais-je indiscret de vous demander l'ordre et le nom des convives à cet agréable festin ?
 
FUNDANIUS. - Sur le lit d'en haut, il y avait moi, Viscus Thurinus, et, si je ne me trompe, après Viscus, il y avait Varius. Sur le lit du milieu, Mécène à la place d'honneur entre ses deux ombres qu'il avait amenées, à savoir Vibidius et Servilius Balatron, enfin notre hôte lui-même, Nasidiénus, qui s'était posé entre Nomentanus et Porcius. En voilà un.... il vous prend un pâté, il n'en fait qu'une bouchée ! On eût dit que Nomentanus était là tout exprès pour indiquer du doigt les bons morceaux à notre ignorance. Au fait, des mangeurs de notre espèce, ça ne sait jamais ce que ça mange; il est vrai que l'on déguise habilement chez Nasidiénus le gibier, les coquillages, les poissons ! Toutefois, j'appris bien vite, à mes dépens, la saveur d'un turbot, et de certain carrelet comme je n'en avais jamais mangé ! J'ai appris, ce même jour, que la pomme d'api, cueillie au déclin de la lune, y gagne un certain vermillon.... Mais le pourquoi de ce miracle, il faut le demander à Nomentanus ! Tout d'un coup, voici Vibidius, qui crie à Balatron « Par Jupiter, nous sommes de grands sots avec ces petites coupes :
 
Mettons sa cave à sec, ou mourons sans vengeance. »
 
Notre hôte, à ces mots, pâlit ; les grands buveurs lui font peur, parce que, dit-il, le vin est une porte ouverte à la médisance, et que le goût du buveur hébète le palais du mangeur. Mais déjà les larges coupes sont remplies jusqu'aux bords. Vibidius et Balatron donnent l'exemple, et l'exemple est suivi de tous les convives.... Seuls, les buveurs du dernier lit, trop voisins de leur hôte, n'ont pas abusé de son vin.
 
Cependant on apporte une lamproie au fond d'un énorme bassin, où de maigres squilles nageaient dans la sauce. « Elle était pleine au moment où nous l'avons pêchée, et c'est bien heureux, si l'on veut la manger tendre (disait notre homme en montrant sa lamproie); et quant à la sauce, en voici la recette : huile vierge de Vénafre, essence d'anchois d'Espagne, et vin d'Italie, un vin de cinq feuilles, s'il vous plaît, ou tout au moins de bon vin de Chio, versé quand la cuisson est parfaite. Ajoutez poivre blanc, et de l'excellent vinaigre tiré du raisin de Lesbos !... Modestie à part. c'est moi, moi-même, qui, le premier, ai mariné l'aunée encore verte, et la roquette amère ; il est vrai que nous devons à Curtillus la grande invention du hérisson, que l'on mange encore humide et salé par l'eau de mer, bien préférable à la saumure. »
 
Ici, le dais, mal attaché, tombe à grand bruit sur la table, et nous voilà couverts de poussière ! On eût dit un nuage épais, soulevé par l'aquilon dans les plaines de la Campanie ! Ah ! quelle peur ! Mais bientôt rassurés, nous respirons. Seul notre hôte, accablé comme s'il eût perdu un fils à la fleur de l'âge, se met à fondre en larmes. S'il eût fini de pleurer, je n'en sais rien, sans les consolations encourageantes de son ami Nomentanus : « Fortune ennemie  ! hélas ! disait-il, à quelles extrémités tu nous réduis ! » Varius mourait de rire, et comprimait son rire avec sa serviette, tandis que Balatron, expert en bonne ironie :
 
« Eh ! criait-il, voilà, sans doute, un misérable échantillon de la vie humaine !... On se tue, on s'échine, et quelle récompense au bout du compte ? Ah ! que de peines ce cher hôte s'est données pour nous bien recevoir !... Un pain si bien cuit !... des sauces si triomphalement salées !... Des valets vêtus, lavés, peignés ! Mais quoi ! l'imprévu ! cet abominable imprévu ! Un dais qui tombe, un dadais de valet qui fait comme a fait ce dais, et qui casse un verre ! Allons, relève la tète, ami ! le véritable amphitryon est un général d'armée, habile à réparer sa défaite ; il montre au grand jour de l'adversité, des talents qu'on ne lui soupçonnait pas dans la victoire !
 
— Éloquent Balatron, s'écria notre hôte enchanté, vous êtes un esprit courtois, un bon convive, et je vous remercie, et je vous donne à tous les dieux de l'Olympe ! »
 
Ainsi parlant, il se chausse et s'en va. Ce fut alors, d'un lit à l'autre un murmure.... chacun parlant à l'oreille de son voisin.
 
HORACE. - J'aurais donné tout au monde pour être à pareille fête... Est-ce là tout ?
 
FUNDANIUS. - Comment donc ? Pendant que les convives bien élevés font semblant de rire d'autre chose, Vibidius s'écrie : « A boire ! à boire  ! la dernière bouteille n'est pas brisée. » Et Dieu sait si Balatron lui prêtait le collet ! O bonheur ! Nasidiénus revient.... rasséréné ! « Çà, disait-il, voyons si la fortune m'en veut toujours ! »
 
Il était suivi de deux acolytes, portant, sur un plat sans rivages, un océan de comestibles : une grue au gros sel dont les membres étaient saupoudrés de farine ; des foies d'oies farcis de figues ; des filets de lièvres, plus délicats sans doute que le râble absent, des squelettes de merles à demi brûlés, et des pigeons sans croupion. Le beau festin ! Pour compléter la fête, il fallait entendre le Nasidiénus, expliquant et commentant à sa façon les effets et les causes de son dîner; mais, ma foi ! notre patience était à bout, et nous prîmes la fuite sans toucher à ces bombances.
 
On n'eût pas quitté la salle avec plus de hâte, si l'empoisonneuse Canidie, plus venimeuse à elle seule que tous les serpents de l'Afrique, eût soufflé sur ce ridicule festin.

 ACCUEIL  |   OPERA OMNIA  |   ŒUVRES CHOISIES  |   POSTÉRITÉ LITTÉRAIRE  |   ÉTUDES  |   TRADUCTIONS ANCIENNES 
[ XHTML 1.0 Strict ]  —  [ CSS ]