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Œuvres complètes d'Horace, traduites par Henri Patin (1860)

ÉPÎTRES I

 
I·À Mécène II·À Lollius III·À Julius Florus IV·À Tibulle V·À Torquatus VI·À Numicius VII·À Mécène VIII·À Celsus Albinovanus IX·À Claudius Néron X·À Fuscus Aristius XI·À Bullatius XII·À Iccius XIII·À Vinnius Aselia XIV·À l'intendant de sa terre XV·À C. Numonius Vala XVI·À Quintius XVII·À Scéva XVIII·À Lollius XIX·À Mécène XX·À son livre

 

I — À Mécène

O toi qui eus mes premiers vers, et qui aura les derniers, assez longtemps j'ai été en spectacle ; pourquoi vouloir, ô Mécène, rappeler au combat un gladiateur fatigué, qui a gagné le repos ? Je n'ai plus le même âge, ni les mêmes pensées. Veianius a suspendu ses armes à la porte du temple d'Hercule ; il se tient caché au fond d'une campagne, pour ne plus venir implorer, à l'extrémité de l'arène, la pitié du peuple romain. J'entends retentir à mon oreille ce conseil de la sagesse : « Hâte-toi de renvoyer ton coursier vieillissant ; crains qu'il ne succombe à la fin, et n'amuse les spectateurs de ses efforts impuissants. » Je dis donc adieu pour toujours et aux vers, et aux autres frivolités. Qu'est-ce que le vrai, l'honnête ? voilà ce qui m'inquiète, ce que je cherche, ce qui m'occupe tout entier. J'amasse désormais pour les besoins de l'avenir. Ne me demande pas sous quels drapeaux je marche, à quelle maison je m'attache : je n'ai point de maître à qui je me sois donné, à qui j'aie juré obéissance ; hôte passager, je m'arrête où me jette la tempête. Tantôt j'embrasse la vie active, je me hasarde sur la mer orageuse du monde ; je suis le partisan sévère, le sectateur rigide de la vertu véritable. Tantôt je me laisse doucement retomber dans la morale d'Aristippe, et je me soumets les choses du dehors au lieu de me soumettre à elles. Si la nuit paraît longue à l'amant qui attend en vain une maîtresse, le jour au mercenaire fatigué de sa tâche, l'année au jeune pupille, sur qui pèse la dure autorité d'une marâtre, j'accuse aussi la lenteur de ces moments importuns, qui retardent l'accomplissement de mes espérances, de mes desseins, qui m'empêchent d'exécuter résolument ce qui est également utile et au pauvre et au riche ce que ne négligent sans danger ni l'enfant ni le vieillard. Je puis encore trouver dans les éléments de la sagesse des règles de conduite et des consolations. Sans doute vous n'aurez jamais la vue perçante de Lyncée : en soignerez-vous moins vos yeux malades ? Vous ne prétendrez jamais à la vigueur de Glycon laisserez-vous pour cela venir la goutte ? Si l'on ne peut aller bien loin, on peut du moins faire quelques pas. Votre cœur est embrasé du feu de la cupidité, tourmenté de quelque autre passion : il est des charmes souverains, des paroles puissantes qui guériront votre mal, ou du moins l’affaibliront. Vous êtes tout gonflé de vaine gloire : il est encore pour vous des pratiques salutaires ; il est certain ouvrage utile, dont la lecture trois fois répétée purifiera votre âme. L'envie, la colère, la paresse, l'amour du vin et de la débauche, nulle passion assez sauvage pour ne point s'adoucir, si l'on se montre docile à la culture. C'est déjà une vertu que de s'éloigner du vice ; un commencement de sagesse que d'avoir échappé à l'erreur. Voyez avec quelles fatigues et de corps et d'esprit vous cherchez à éviter ce que vous regardez comme les plus grands de tous les maux, une petite fortune, et la honte d'un refus. Marchand infatigable, vous courez à l'extrémité de l'Inde ; vous fuyez la pauvreté à travers les flots, les rochers, les climats les plus brûlants, et vous fermez l'oreille à la voix du sage, qui vous apprendrait à mépriser le fol objet de vos admirations et de vos désirs. Quel est l'athlète de village qui refusât la couronne olympique, si on lui promettait, si on lui assurait le plaisir de la victoire, sans la fatigue du combat. L'argent vaut moins que l'or, et l'or moins que la vertu. « O mes concitoyens, ayons d'abord l'argent, la vertu ne vient qu'après. » Qu'entend-on autre chose d'un bout à l'autre du quartier de Janus ? Ce sont là les leçons que répètent les jeunes gens et les vieillards, le bras armé de leur registre, et de leurs bourses à jetons. Il vous manque six ou sept mille sesterces, sur les quatre cent mille exigés par la loi ; du reste, vous avez des sentiments, des mœurs, de l'éloquence, de la probité ; vous serez peuple. Les enfants cependant nous disent dans leurs jeux : « Tu seras roi si tu fais bien. » Que ce soit là le fort de l'honnête homme, une conscience sans reproche, un front que le crime ne fait point pâlir. Eh ! dis-moi, qui vaut mieux ou de la loi Roscia, ou de cette chanson des enfants qui offre le trône au mérite, chanson que répétèrent sans doute, dans leur enfance, les mâles Curius et les Camille ? Lequel est d'un meilleur conseil, ou celui qui te dit : « Fais fortune ; fortune, si tu le peux honnêtement ; fortune, de quelque façon que ce soit, » et cela pour voir de plus près les lamentables drames de Pupius ; ou celui qui t'exhorte, qui t'apprend à élever un front libre contre l'insolente fortune ? Que si le peuple romain me demandait pourquoi je ne partage point, avec l'usage des mêmes portiques, ses sentiments ; pourquoi je ne hais point ce qu'il hait, je n’aime point ce qu'il aime ; je lui répondrais ce qu'autrefois répondit si sagement le renard au lion malade : « Ces traces me font peur ; je vois bien comme l'on entre, mais non pas comme l'on sort. » O peuple ! tu es un monstre à bien des têtes. A quoi m'attacher, qui suivre ? Les uns prennent à ferme les revenus publics ; les autres amorcent par de petits présents des veuves avares, ou surprennent des vieillards qu'ils enferment dans leurs viviers ; la plupart s'enrichissent par des usures secrètes. À chacun, dites-vous son goût particulier qui le domine ; je le veux bien : mais les mêmes hommes peuvent-ils, une heure durant, aimer la même chose ? « Point de golfe au monde qui l'emporte sur la riante, l'aimable côte de Baïes, » s'écrie un riche ; et aussitôt se fait sentir au lac et à la mer une passion impatiente de se satisfaire. Mais qu'il prenne conseil de son inconstance, il vous faudra demain même, ouvriers, transporter vos outils à Téanum. Son lit nuptial est-il dressé à l'entrée de sa demeure ? « Rien de mieux, s'écrie-t-il, que la vie du célibataire ! » N'a-t-il point de femme ? il jure qu'il n'y a d'heureux au monde que les gens mariés. Par quel nœud assez fort fixer ce Protée toujours changeant ? Et le pauvre ? Oh ! vous en pouvez rire il change sans cesse de chambre, de lit, de bains, de barbier ; sur une barque de louage, il se donne le plaisir du mal de mer, aussi bien que le riche montant sa propre galère. Si je me présente à toi les cheveux inégalement taillés par une main malhabile, tu ris ; si, par hasard, j'ai du linge usé sous une tunique neuve, ou que ma toge ne soit pas bien ajustée, tu ris encore. Et quand tu vois ma pensée en lutte avec elle-même, méprisant ce qu'elle recherchait, revenant à ce qu'elle avait négligé, toujours flottante et dans tous les actes de la vie d'une perpétuelle inconséquence, démolissant aujourd'hui pour rebâtir demain, allant du rond au carré et du carré au rond ; cela te parait la folie de tout le monde, tu n'en ris pas, tu ne crois pas qu'il faille me mettre entre les mains du médecin, ou me faire interdire par le prêteur, toi qui t'es chargé comme de ma tutelle et qui ne passeras point un ongle mal coupé à un ami qui s'abandonne à toi, qui ne regarde que toi. En somme, le sage ne reconnaît de supérieur que Jupiter ; il est riche, il est libre, il a les honneurs, la beauté, c'est le roi des rois ; surtout il se porte à merveille, quand le rhume ne le tourmente pas.

 

II — À Lollius

Tandis que tu déclamais à Rome, aîné des Lollius, je relisais à Préneste l'historien de la guerre de Troie. Qu’est-ce que le beau, l'utile, leurs contraires ? il nous le dit en vérité plus clairement, plus utilement que Chrysippe et que Crantor. C'est là mon sentiment ; as-tu le temps d'en écouter les raisons ?
 
Ce poème, où nous voyons les amours de Pâris engager dans une longue et pénible guerre les Grecs et les Barbares, est un tableau des folles passions qui agitent les peuples et les rois. Anténor veut qu'on retranche la cause de la guerre ; et Pâris ? Rien, dit-il, ne pourra le forcer à régner paisiblement, à vivre en paix. Nestor s'empresse de calmer les querelles qui s'élèvent entre le fils de Pélée et le fils d'Atrée : l'un est animé par l'amour ; tous deux sont embrasés des feux de la colère. Les Grecs cependant souffrent des folies de leurs chefs. La révolte, la fraude, le crime, la passion, la fureur emportent également assiégeants et assiégés. Une autre fois, Homère nous enseigne par l'exemple d'Ulysse ce que peuvent le courage et la prudence ; il nous montre ce vainqueur de Troie, parcourant les villes, étudiant les mœurs, cherchant avec ses compagnons, à travers les vastes mers, la route de sa patrie, toujours battu par les flots du malheur, sans en être jamais submergé. Tu te rappelles les chants des Sirènes, les breuvages de Circé. Si, comme ses compagnons, Ulysse, cédant à un désir insensé, eût bu sans défiance, il n'eût plus été qu'une brute sans cœur dans les fers d'une courtisane ; il eût traîné une vie honteuse, parmi des pourceaux, des chiens, d'impurs animaux. Pour nous, foule commune, bonne à jouir des biens de la terre, nous sommes ces amants de Pénélope, ces courtisans d'Alcinoüs, ces vauriens si occupés de leur corps, dormant la moitié du jour, et, au son des instruments, dissipant leurs soucis. Pour égorger le voyageur, les brigands se lèvent bien avant l'aurore ; et toi, quand il s'agit de te sauver toi-même, tu ne consentirais pas à t'éveiller ? Mais, si tu ne veux courir en bonne santé, il te le faudra faire hydropique ; si tu ne demandes de bonne heure un livre et de la lumière, si tu n'appliques ton esprit à des pensées, à des occupations honnêtes, la haine ou l'amour troubleront ton sommeil. Eh ! pourquoi retires-tu avec empressement de ton œil ce qui le blesse, et, quand le mal consume ton âme, remets-tu le soin de la guérir à une autre année ? C'est être à moitié de la tâche que d'avoir commencé : ose entreprendre d'être sage ; mets-toi à l'œuvre. Celui qui ajourne le moment de bien vivre, attend, comme ce paysan, l'écoulement du fleuve ; mais il coule, il coulera dans tous les âges, sans cesser de rouler ses eaux. On veut amasser de l'argent, s'unir, pour perpétuer sa race, à une riche épouse, soumettre au soc des forêts stériles : qui a obtenu le nécessaire ne doit rien souhaiter de plus. Les maisons et les terres, l'airain et l'or entassés, ne font point sortir du corps de leur possesseur la fièvre qui le consume, ni de son âme les soucis. Il faut qu'il se porte bien, s'il songe enfin à jouir, comme il convient, de tous les biens qu'il a rassemblés. A celui qui désire ou qui craint, sa maison, sa fortune font le même bien qu'une peinture à des yeux malades, des fomentations à la goutte, les sons de la cithare à une oreille obstruée et douloureuse. Si le vase n'est pur, tout ce qu'on y verse s'aigrit. Méprise les voluptés : on se trouve mal d'un plaisir payé par la douleur. Toujours l'avare est dans le besoin ; assigne un terme à tes désirs. Un envieux maigrit de l'abondance d'autrui : l'envie est un cruel supplice ; les tyrans de Sicile n'ont rien trouvé de pis. Celui qui ne commande point à la colère, regrettera plus tard d'avoir pris conseil de son ressentiment, quand il courait par la violence à la satisfaction d'une injure. La colère, c'est la folie d'un moment ; gouverne ta passion ; si elle n'obéit, elle commande ; il faut l'accoutumer au frein, il faut la mettre à la chaîne. Quand sa bouche est encore tendre, le cheval apprend du maître, qui l'instruit, à marcher docilement dans la voie où le guidera le cavalier ; le jeune chien de chasse a longtemps aboyé dans une cour après une peau de cerf, avant d'être appelé à servir dans les bois. C'est maintenant, ô mon enfant, que ton cœur encore pur doit s'abreuver d'utiles conseils ; c'est maintenant qu'il faut t'abandonner à la conduite des sages. Le parfum dont l’argile s'est de bonne heure pénétrée lui demeurera longtemps. Que si, dans la route du bien, tu restes trop en arrière, ou t'élances avec ardeur trop en avant, ne compte pas que je t’attende ni que je cherche à te rejoindre.

 

III — À Julius Florus

Vers quelles régions, Florus, le beau-fils d'Auguste a-t-il porté ses armes ? Je voudrais le savoir. Qui vous retient encore ? est-ce la Thrace et les glaçons qui enchaînent le cours de l'Hèbre ? est-ce le rapide détroit qui sépare deux villes voisines ? ou les fertiles campagnes, les riants coteaux de l'Asie ? Que nous prépare votre savante troupe ? je m'en inquiète aussi. Qui de vous prend le soin d'écrire les actions d'Auguste, et de raconter à l'avenir ses nombreuses victoires, et la paix tant de fois donnée au monde ? Et Titius, dont le nom volera bientôt sur les lèvres des Romains, Titius qui, dédaignant les sources vulgaires, n'a point craint de puiser à celle de Pindare, que fait-il ? songe-t-il encore à nous ? assuré des faveurs de la Muse, essaye-t-il sur la lyre latine les accords du poète thébain ? veut-il étaler sur la scène tragique les fureurs et la majesté de Melpomène ? Parle-moi de Celsus, qu'il faut trop souvent avertir de se borner à ses propres richesses et de ne point toucher aux écrits mis sous la garde d’Apollon Palatin. Qu'il craigne que les oiseaux ne viennent redemander leurs plumes à la pauvre corneille et ne la livrent dépouillée de sa parure empruntée à la risée des spectateurs. Et toi, qu'as-tu entrepris ? sur quelles fleurs voltiges-tu ? Tu n'as pas un esprit médiocre, qui manque de petitesse et de culture. Soit que tu te prépares aux combats du barreau à l'interprétation des lois, soit que tu composes d'aimables vers tu es sûr des premières couronnes. Oh ! si tu pouvais renoncer à ce qui nourrit les soucis de ton âme, à ce qui l'engourdit, jusqu'où n'irais-tu pas dans les voies divines de la sagesse ? Faisons-en au plus tôt notre étude, grands et petits, si nous voulons vivre chers à la patrie, et surtout à nous-mêmes. Ne manque pas de m'apprendre si tu es avec Munatius comme il convient ; votre réconciliation est-elle bien affermie, ne menace-t-elle point de se rompre ? O vous qu'a pu emporter la fougue de la jeunesse, égarer quelque malentendu, mais dont l'alliance fraternelle ne doit jamais se rompre, en quelque lieu du monde que vous soyez, j'engraisse déjà la victime qui fêtera votre retour.

 

IV — À Tibulle

Juge bienveillant de mes causeries poétiques, cher Tibulle, que fais-tu en ce moment vers Pédum ? Cherches-tu dans de légers écrits à surpasser Cassius, le poète de Parme ? ou bien erres-tu au hasard dans tes bois, respirant leur fraîcheur salutaire, et te livrant en silence aux méditations du sage et de l'honnête homme ? Oui, tu devais unir à la beauté du corps la beauté de l'âme. Les dieux t'ont donné les grâces du visage ; ils t'ont donné la fortune avec l'art d'en jouir. Que peut souhaiter une tendre nourrice pour son cher nourrisson ? un sens droit, l'art d'exprimer ce que l'on pense, du crédit, de la réputation, de la santé, une vie aisée et élégante, et aussi quelque argent. Au milieu de tes espérances, de tes soucis, de tes craintes, de tes emportements, regarde comme le dernier chacun des jours de ta vie. L'heure que les dieux y ajouteront, tu la recevras avec reconnaissance, comme une faveur inattendue. Si tu veux rire, viens me visiter ; tu verras un bomme gras, poli, fort occupé de sa peau, un pourceau d'Épicure.

 

V — À Torquatus

Oseras-tu Torquatus , t'asseoir sur un lit d'Archias, à ma table frugale, souper avec moi d'un petit plat de légumes ; je t'attendrai ce soir au déclin du jour. Tu boiras d'un vin mis en pièce sous le second consulat de Taurus, et recueilli entre les marais de Minturne et la colline de Sinuesse. As-tu mieux ? fais-le venir ; sinon, soumets-toi. Déjà le foyer brille, déjà tout s'apprête, se pare en ton honneur. Laisse là les frivoles espérances, la poursuite des richesses, la cause de Moschus. Demain on célèbre la naissance de César, demain on dort en paix, et nous pourrons, sans qu'on nous blâme, prolonger nos doux entretiens pendant toute une fraîche nuit d'été. Que me fait la fortune, si je n'en puis jouir ? Amasser péniblement pour enrichir un héritier, c'est être bien près de la folie. Je veux te donner l'exemple de boire, de semer des fleurs, au risque de paraître peu sage. Que ne fait point l'ivresse ? elle tire du cœur les plus secrètes pensées ; elle met la jouissance à la place de l'espoir ; elle entraîne au combat le lâche ; elle soulage le cœur du poids de ses inquiétudes ; elle donne tous les talents. Quel buveur n'a trouvé l'éloquence au fond d'une large coupe ? quel est le malheureux dont au sein de la misère le vin n’ait éclairci le front ? Je me charge avec plaisir de soins qu'on m'abandonne volontiers et auxquels je m'entends : je veux que les lits, que la table soient bien propres ; que rien ne blesse les sens ; qu'on se mire dans les coupes et dans les plats ; qu'il n'y ait point parmi nous de langue indiscrète capable de répandre au dehors nos secrètes confidences ; que les convives soient bien assortis et se conviennent bien entre eux. Je recevrai avec toi Butra et Septicius, peut-être Sabinus, s'il n'est pas arrêté par une plus douce compagnie. Il y a place aussi pour quelques ombres ; mais à table il faut avoir ses aises et les chèvres sont un fâcheux voisinage. Écris-moi en quel nombre tu veux venir, et, laissant là les affaires, échappe par une porte de derrière au client importun qui t’attend dans l'antichambre.

 

VI — À Numicius

Point de folles admirations ! voilà peut-être, cher Numicius, le secret, le vrai secret de trouver le bonheur et de le conserver. S'il est des hommes qui contemplent, sans être pénétrés d'aucune crainte, ce soleil, ces étoiles, cette marche constante et régulière des saisons ; que penser des riches dons de la terre, de ces trésors que l'Arabe et l'Indien dérobent à la mer, des spectacles, des jeux, des applaudissements de la foule, de la faveur du peuple romain ? de quel œil faut-il voir tout cela ? quelle idée en faut-il avoir ?
 
Celui qui se borne à craindre le contraire de ces biens n'en est pas moins épris que celui qui les désire. C'est des deux parts même crainte, même trouble, pour peu que les choses s'offrent à eux sous quelque aspect imprévu. Que ce trouble vienne de joie ou de tristesse, de désir ou de crainte, qu'importe ? Si le premier objet qui se trouve au-dessus ou au-dessous de leurs espérances rend leurs regards stupides, et jette dans l'abattement et leur âme et leur corps. Le sage mériterait d'être traité de fou, et le juste d’injuste, s'ils poursuivaient la vertu elle-même avec une ardeur indiscrète.
 
Après cela, regardez avec envie ces vases d'argent. ces marbres antiques, ces bronzes précieux ; admirez les pierreries, la pourpre de Tyr ; aimez à fixer sur vous les regards de la foule charmée de votre éloquence ; soyez dès l'aurore au forum, n'en revenez qu'à la nuit ; craignez que Mutus ne recueille sur les terres apportées en dot par sa femme de plus riches moissons que les vôtres ; il serait mal séant, en effet, que ce plébéien se fit envier de vous, au lieu de vous envier. Le temps produira quelque jour tout ce que renferme la terre : il y fera rentrer tout ce qui brille à nos yeux. Quand vous aurez bien fait voir votre personne connue de tous au portique d'Agrippa, et vos équipages à la voie Appienne, vous n'en irez pas moins où sont allés et Numa et Ancus.
 
Êtes-vous pris de quelque maladie aiguë, qui s'attaque à votre poitrine, à vos reins, cherchez-en le remède. Voulez-vous vivre heureux, et qui ne le veut pas ? s'il n'est point de bonheur sans la vertu, embrassez-la donc avec courage, et laissez la volupté. Mais peut-être pensez-vous que la vertu n'est qu'un mot, comme un bois sacré n'est qu'un bois. Craignez alors qu'un autre n'arrive au port avant vous, et qu'il ne vous enlève le commerce de Cibyre et de Bithynie. Arrondissez une somme de mille talents ; doublez-les, triplez-les, s'il est possible ; complétez-les par mille autres encore. L'argent est roi sur cette terre ; on lui doit tout, une femme, une dot, du crédit, des amis, de la naissance, de la beauté. Ayez de l'or et vous aurez tous les dons de l'éloquence, toutes les grâces. Le roi de Cappadoce possède beaucoup d'esclaves, mais peu d'argent : ne lui ressemblez pas. Les comédiens, dit-on, prièrent un jour Lucullus de leur prêter cent chlamydes. « Où trouver tout cela ? dit-il ; je verrai cependant, et donnerai ce que j'aurai. » Bientôt il écrit qu'il en a cinq mille, qu'on peut en venir prendre une partie, ou le tout, si l'on veut. Une maison est indigente, s'il ne s'y trouve mille choses superflues, dont le maître ignore le compte et que puissent dérober les valets. Si donc la seule richesse peut vous donner, vous assurer le bonheur, qu'elle soit votre unique étude ; vous ne sauriez commencer trop tôt ni finir trop tard.
 
Si la grandeur et l'éclat ont le pouvoir de rendre heureux, achetons un esclave, qui nous nomme les passants, qui nous pousse du coude lorsqu'il faut leur tendre la main, même à travers les embarras de la rue. « Celui-ci, nous dira-t-il, peut tout dans la tribu Fabienne, celui-là dans la tribu Véline ; cet autre dispose des faisceaux, et enlève à qui il veut, ennemi redoutable, les honneurs de la chaise curule. Saluez-les, selon leur âge, des noms de père ou de frère ; prodiguez à chacun ces adoptions de politesse. »
 
Mais peut-être, bien souper c'est bien vivre. Allons, il fait jour ; courons où nous appelle l'intempérance, à la pêche, à la chasse, comme ce Gargilius qui, dès le matin, faisait passer sur la place publique, au milieu de la foule, ses piqueurs, sa meute et ses toiles, pour qu'un de ses nombreux mulets rapportât le soir, aux yeux du peuple étonné, un sanglier acheté d’avance. Jetons-nous dans le bain au sortir de la table tout gorgés de viandes, et sans souci de la décence, vrais citoyens de Céré, vrais compagnons du roi d’Ithaque, préférant à la patrie le charme d'un plaisir défendu.
 
Pensez-vous, avec Mimnerme, qu'il n'est point de bonheur sans l'amour et les jeux ; vivez pour les jeux et pour l'amour.
 
Mais c'en est assez, adieu ! Si tu as quelque chose de mieux, fais-m'en part avec franchise ; sinon, partage avec moi.

 

VII — À Mécène

Je ne devais rester que cinq jours à la campagne : promesse menteuse ! Tout sextilis se passe et l'on m'attend encore. Veux-tu, Mécène, que je vive, que je conserve ma santé, traite-moi avec la même indulgence que si j'étais malade, lorsque je crains de le devenir. Déjà mûrissent les premières figues, déjà les ardeurs de l'été ramènent sous nos yeux les convois funèbres, avec leurs lugubres licteurs ; point de père, point de tendre mère qui ne tremble pour les jours d'un fils ; les assiduités des courtisans et des plaideurs leur causent des fièvres mortelles, et font ouvrir bien des testaments. Bientôt les neiges de l'hiver blanchiront le mont Albain ; alors le poète que tu aimes descendra vers le rivage de la mer ; il se ménagera, s'enfermera en compagnie de ses livres, et si tu lui fais grâce jusque-là, ô le plus tendre des amis, tu le verras de retour avec les zéphyrs et la première hirondelle.
 
Tu m'as fait riche, Mécène, mais non pas comme le Calabrais qui offre des fruits à son hôte. « Mangez en, je vous en prie. — C'est assez. — Prenez-en du moins autant que vous voudrez. — Vous êtes bien bon. — Vos enfants seront charmés de ce petit présent. — Il m'oblige autant que si j'en emportais ma charge. — Vous êtes le maître, mais nos pourceaux profiteront aujourd'hui de ce que vous laissez. »
 
L'homme sottement prodigue, donne ce qu'il n'aime pas, ce qu'il méprise, et voilà la semence d'où naissent et naîtront toujours les ingrats. L'homme généreux et sage est toujours prêt à répandre ses dons sur ceux qui les méritent, et cependant il sait faire la différence de l'argent véritable et des lupins. Je me montrerai digne, Mécène, d'un tel bienfaiteur. Mais si tu veux que je ne m'éloigne jamais de toi, alors rends-moi la vigueur de la jeunesse, les cheveux noirs qui rétrécissaient mon front, ces grâces de la parole et du sourire, ces plaintes que je faisais entendre dans nos festins sur la fuite de Cynare.
 
Un petit renard s'était glissé, par un trou fort étroit, dans un tonneau rempli de blé ; il s'y était engraissé et faisait de vains efforts pour s'en retirer. Une belette qui n'était pas loin, lui dit : « Veux-tu te sauver de là ? maigre tu es entré, maigre tu dois sortir. »
 
Si l'on me reconnaît dans cette image, je renonce à tous les dons de la fortune. Je ne suis pas de ceux qui louent le sommeil du pauvre au sortir d'un bon repas, et je n'échangerais pas contre les trésors de l'Arabie mon loisir et ma liberté.
 
Souvent tu m'as trouvé discret dans mes vœux ; tu m'as entendu te donner les noms de roi et de père que je ne t'épargne pas en ton absence. Veux-tu essayer si je puis, sans regret, renoncer à tes présents.
 
Il avait raison Télémaque, le fils du patient Ulysse lorsqu'il disait à Ménélas : « Notre Ithaque n'est point un pays propre à nourrir des coursiers ; il ne s'y trouve ni plaines, ni gras pâturages : fils d'Atrée garde des biens qui te conviennent mieux qu'à moi. » Aux petits convient la médiocrité. Je ne veux plus de la magnifique Rome ; je n'aime que le loisir de Tibur et la mollesse de Tarente.
 
Philippe, ce citoyen actif et courageux, ce célèbre orateur, revenait du barreau vers la huitième heure du jour, et trouvait qu'il y a loin du Forum au quartier des Carènes ; car il était déjà sur l'âge. Chemin faisant, il aperçut, dit-on, à l'ombre, dans la boutique déjà déserte d’un barbier, un homme qu'on venait de raser, et qui fort paisiblement se faisait lui-même les ongles. « Démétrius, dit-il (c'était un esclave fort entendu), va vite, et t'informe quel est cet homme, son pays, sa fortune, sa naissance, son patron. » L'esclave part et revient. « C'est un certain Vultéius Ménas, crieur public de son métier, peu riche d’ailleurs, mais sans reproche, bien famé. Il travaille et se repose à propos, amasse et sait jouir, vit content avec ses égaux, dans son petit domicile, et fréquente, ses affaires finies, les spectacles et le Champ de Mars. — Je serais bien aise d'apprendre tout cela de lui-même. Dis-lui que je l'attends à souper. » Ménas ne peut le croire ; il est tout interdit ; enfin il remercie. « Il me refuserait ? — Il vous refuse très décidément. C’est dédain ou timidité. » Le lendemain, de bonne heure, Philippe le trouve sur la place, vendant au petit peuple quelques menues marchandises. Il l'aborde, le salue ; et l'autre de s'excuser sur son travail et l'assujettissement de sa profession, s'il n’a pas été le matin rendre visite à Philippe, s'il ne l'a pas aperçu le premier. « Je vous pardonne, à condition que nous souperons ce soir ensemble. — Comme il vous conviendra. — Je vous attends donc passé la neuvième heure ; continuez et faites vos affaires. » Le soir, au souper de son hôte, Vultéius dit sans choix ce qu'il peut dire, ce qu'il faut taire, jusqu'à ce qu'enfin on l'envoie dormir. Philippe voyant que notre homme mordait à l'hameçon, qu'il était assidu le matin à son audience, et le soir à sa table, l'invite à venir avec lui passer les fêtes latines à sa maison de campagne. On le met en voiture, et le voilà, s'extasiant sur le climat et le sol de la Sabine. Philippe le voit et s'en amuse ; car il ne cherchait qu'à se distraire et à rire ; il lui donne sept mille sesterces, promet de lui en prêter autant, et enfin lui persuade d'acheter un petit fonds de terre. Vultéius achète. Pour abréger, de citadin il devient campagnard, ne parle plus que de sillons et de vignes, façonne ses ormeaux, se consume en soins de toute espèce, vieillit de jour en jour par le désir d'amasser. Cependant les voleurs enlèvent ses brebis, la maladie emporte ses chèvres, la moisson trompe ses espérances, ses bœufs meurent sur le sillon. Rebuté de tant de pertes, il se lève une belle nuit, prend un cheval, et descend le matin à la maison de Philippe. Celui-ci le voyant tout défait, tout en désordre : « Comme vous voilà, lui dit-il ; vous vous traitez mal, Vultéius, vous êtes trop dur à vous-même. — Dites, mon cher patron, que je suis bien malheureux, et vous aurez raison. Au nom de votre Génie tutélaire, par votre droite, par vos pénates, je vous en conjure, rendez-moi à ma première vie. »
 
Si le bien que vous cherchiez vous fait regretter celui que vous avez quitté, revenez-y au plus vite. Il faut que chacun s'en tienne à sa mesure.

 

VIII — À Celsus Albinovanus

Muse, va, je te prie, trouver Albinovanus, le compagnon et le secrétaire de Néron ; souhaite-lui, pour moi, plaisir et prospérité. S'il te demande ce que je fais, dis-lui qu'après d'ambitieuses promesses, je n'en suis ni meilleur, ni plus heureux. Non que la grêle ait désolé mes vignes, que le soleil ait brûlé mes oliviers, que mes troupeaux meurent dans des pâturages éloignés ; mais parce que, plus malade d'esprit que de corps, je ne veux rien écouter, rien apprendre de ce qui me soulagerait ; que je m'irrite contre le remède ; que je repousse de fidèles amis lorsqu'ils veulent me tirer d'une langueur funeste ; que je recherche ce qui m'a nui ; que je fuis ce que je crois me pouvoir être utile ; que je suis inconstant comme les vents, à Rome regrettant Tibur, à Tibur n'aimant que Rome.
 
Après cela demande-lui comme il se porte ; comme il gouverne sa fortune ; comme il se gouverne lui-même ; s'il plaît au jeune prince et à sa jeune cour. S'il te répond que tout va bien, félicite-le, d'abord, puis glisse-lui à l'oreille ce sage conseil : « Celsus, pour être supporté, supporte bien ta fortune. »

 

IX — À Claudius Néron

Septimius est apparemment le seul à comprendre quel cas tu fais de moi, Claudius. Quand il me prie et par là m'oblige de te le recommander, de te le donner comme digne d'une place dans le cœur et dans la maison d'un ami de l'honnêteté, tel qu'est Néron ; quand il décide que je dois faire auprès de toi l'office du plus particulier des confidents, c'est qu'il voit, qu'il sait mieux que moi-même tout ce que je puis.
 
Que n'ai-je pas dit, pour m'excuser ? Mais j'ai craint qu'on ne me taxât de modestie affectée, de vouloir dissimuler mon crédit et le garder pour moi seul. Choisissant donc, entre deux sujets de reproches, le moins grave, je me suis résigné à montrer l'impudence d'un courtisan. Que si tu ne me blâmes pas d'avoir sacrifié aux volontés d'un ami les scrupules de la discrétion, inscris-le sur ta liste, et crois-le un bon et brave jeune homme.

 

X — À Fuscus Aristius

À l’amateur de la ville, l'amateur de la campagne. Cher Fuscus, voilà le seul trait qui nous sépare : pour le reste, nous sommes frères, nos âmes sont vraiment sœurs ; ce qui déplaît à l'un, déplaît à l'autre ; nous aimons toujours de concert, vieux couple de fidèles pigeons. Mais toi, tu gardes le nid ; et moi ,je vante les charmes de la campagne, les bois, les ruisseaux, les rochers tapissés de mousse. Que veux-tu ? je retrouve la vie, je suis roi, quand je laisse ces vains objets, élevés par vous si haut, aux applaudissements du vulgaire : comme les esclaves de nos prêtres, je m'échappe pour manger du pain, que je préfère maintenant aux gâteaux les plus délicats.
 
S'il faut vivre suivant la nature, s'il faut d'abord choisir la place où l'on élèvera sa maison, connais-tu quelque séjour, qu'on puisse préférer à une aimable campagne ? En est-il où les hivers aient plus de douceur ; où les zéphyrs tempèrent par de plus fraîches haleines les ardeurs de la Canicule et les fureurs du Lion, quand il se sent percer des traits brûlants du soleil ? En est-il où les soucis inquiets de l'envie troublent moins le sommeil ? L'herbe de nos prés a-t-elle donc moins de parfum et d’éclat que vos mosaïques en marbre de Libye ? Cette eau qui, dans vos places, s'échappe avec effort d'un tuyau de plomb, est-elle plus limpide que le ruisseau qui suit en murmurant sa pente naturelle ? Et vous-mêmes, vous enfermez des forêts dans vos riches colonnades ; vous faites cas d'une maison, d'où l’œil s'égare au loin dans la plaine. En vain vous chassez outrageusement la nature ; elle reparaîtra toujours ; elle forcera vos barrières ; elle triomphera à votre insu de vos injustes dédains. Non, le marchand inhabile qui ne peut faire la différence de la pourpre de Tyr et des fausses couleurs d'Aquinum, n'éprouve pas de dommage plus certain, plus sensible, qui le touche de plus près, que l'homme incapable de discerner le vrai d'avec le faux. Quiconque se laisse trop charmer par les faveurs de la fortune succombera à ses disgrâces. Renonce-t-on sans peine au bien dont on est épris ? Fuis donc les grandeurs : on peut, sous un humble toit , laisser bien loin les rois de la terre et les amis des rois. Le cerf, abusant de sa force, avait plus d'une fois chassé le cheval des pâturages communs à tous. Fatigué d'une lutte impuissante, celui-ci implora le secours de l'homme, et se soumit au frein. Mais lorsqu'il revenait vainqueur de son ennemi, il ne put se délivrer ni du frein, ni du cavalier. Ainsi en est-il de celui qui, par crainte d'être pauvre, se prive de ce qui vaut mieux que l'or, de la liberté : il portera justement le poids honteux d'un maître ; il sera toujours esclave, faute de savoir se contenter de peu. Une fortune sans rapport avec nos besoins, est une chaussure trop étroite, ou trop large, qui nous blesse ou nous fait tomber. Sois sage, Aristius ; vis content de ton sort, et ne m'épargne pas les reproches si tu me vois jamais amasser sans relâche plus de bien qu'il ne m'en faut. L’or est le tyran ou l'esclave de son possesseur ; mais c'est à lui de suivre la corde, et non de la tirer.
 
Voilà ce que je t'écris, non loin du temple en ruine de Vacuna, ne désirant rien au monde, sinon de te voir près de moi.

 

XI — À Bullatius

Que te semble de Chio, Bullatius ; de Lesbos si fameuse ; de Samos si élégante ; de Sardes, cette capitale de Crésus ; de Smyrne et de Colophon ? Ces lieux valent-ils mieux que leur renommée ? vaudraient-ils moins ? Ne sont-ils pas tous bien peu de chose auprès de notre Champ de Mars et du Tibre ? Quelqu'une des villes d'Attale aurait-elle pu fixer tes vœux ? Te plais-tu au séjour de Lébède, fatigué de courir et la terre et les mers ?
 
Tu sais ce qu'est Lébède ? une bourgade plus déserte que Gabies et que Fidène. J’y voudrais vivre cependant, et là oubliant les miens et me laissant oublier d'eux, contempler au loin du rivage les fureurs de Neptune.
 
Eh quoi ! le voyageur, qui venant de Capoue à Rome, tout couvert de boue, tout percé par la pluie, s'arrête en une hôtellerie, voudrait-il y passer ses jours ? L'homme transi de froid, qui goûte avec plaisir la douce chaleur du bain, croit-il que cela suffise au bonheur de la vie ? Et parce que la tempête vous aura surpris sur les flots, irez-vous vendre votre vaisseau au premier port de la mer Égée ? Qu'est-ce que les charmes de Rhodes et de Mitylène, quand on est sauvé du naufrage ? un manteau dans les ardeurs de l'été, un léger vêtement dans la froide saison, les flots du Tibre quand il gèle, le foyer dans la canicule. Lorsque nous le pouvons encore, que la fortune nous montre un visage riant, restons à Rome, et vantons de loin, si nous voulons, et Samos, et Chio, et Rhodes. Ami, reçois de la main des dieux, avec reconnaissance, les doux moments qu'ils t'envoient ; n'ajourne point le plaisir ; tâche de pouvoir dire, un jour, que tu as joui de la vie en quelque lieu du monde que le sort t'ait jeté. Si la raison et la sagesse peuvent seules dissiper les chagrins, si ce port qui domine la vaste mer n'y peut rien, c'est changer de climat et non de sentiments, que de traverser les flots, c'est se consumer sans fruit dans une laborieuse oisiveté ! En vain nous montons sur ce vaisseau, ou sur ce char rapide pour courir après le bonheur. Eh ! ce que tu cherches est ici ; tu le trouveras à Ulubres, si ton cœur est tranquille.

 

XII — À Iccius

Si tu sais, Iccius, jouir honorablement de ce que tu recueilles en Sicile, sur les terres d’Agrippa, il n'est pas au pouvoir de Jupiter de te rendre plus riche. Laisse donc là toute plainte. On n'est point pauvre, quand on possède les biens nécessaires à la vie. Si tu as l'estomac bon, la poitrine saine, et point de goutte, toutes les richesses de nos rois n'ajouteraient rien à ta félicité.
 
Mais si, au milieu de l’abondance, tu te réduis toi-même à ne boire que de l'eau, à ne vivre que de légumes, tu ne changerais pas de régime, quand le sort ferait couler chez toi les flots du Pactole ; soit parce que le bien ne peut changer le naturel, soit parce que tu n’estimes rien au prix de la vertu.
 
Faut-il nous étonner que Démocrite abandonne aux troupeaux ses champs et ses moissons, tandis que son esprit voyage bien loin de son corps ; lorsqu’au milieu de la contagion générale, dans ce siècle avide d'argent, Iccius ne s’abaisse point à de vulgaires pensées, qu’il ne s’occupe que de sublimes spéculations, recherchant quelles causes retiennent la mer dans ses limites ; ce qui fait la température des saisons ; si les astres, dans leur cours, obéissent à leur caprice ou à des lois établies ; ce qui nous cache et nous découvre tour à tour le disque de la lune ; ce qui résulte de l'admirable concorde de tant de principes discordants ; lequel est en délire d’Empédocle ou de Stertinius.
 
Mais soit que tu immoles sur ta table des poissons ou des légumes, je te recommande Grosphus ; mets-le au nombre de tes amis. S'il te demande quelque service, montre-toi prêt à l’obliger. Grosphus ne te demandera rien qui ne soit juste et raisonnable. C'est le moment de faire provision d'amis, quand les gens de bien sont dans le besoin.
 
Je ne veux point te laisser ignorer où en sont les affaires de Rome : le Cantabre a cédé à la valeur d'Agrippa ; l'Arménien à celle de Claudius Néron ; Phraate a reçu, à genoux, les lois de César ; et l'abondance répand tous ses trésors sur l'heureuse Italie.

 

XIII — À Vinnius Aselia

Qu’il te souvienne, Vinnius, de ce que je t’ai dit et répété tant de fois à ton départ ! Tu remettras à Auguste, et tout cacheté, le rouleau que je te confie, si le prince est bien portant, de bonne humeur, enfin s’il le demande. Crains par un excès de zèle pour ce qui me regarde, par un empressement indiscret, importun, de gâter mes affaires et d'attirer quelque disgrâce à mes pauvres écrits. Si le fardeau te paraît trop lourd, trop incommode, jette-le plutôt en route que de t’aller heurter brutalement où je t’adresse ; de te faire rappeler par les railleurs le surnom que te transmit ton père ; de devenir la fable de la cour. Tire toi le mieux que tu pourras des montagnes, des rivières, des mauvais chemins ; et quand, vainqueur de tous les obstacles, tu seras arrivé au terme du voyage veille bien sur le dépôt dont tu es chargé. Mais qu'on ne te voie pas mes ouvrages sous le bras, comme le paysan son agneau, la bachique Pyrrhia le peloton de laine dérobé à sa maîtresse, un convive du commun son bonnet et ses mules. Ne va pas dire à tout le monde que tu t'es donné bien de la peine pour apporter des vers qui pourront occuper les yeux et l'attention de César ; résiste aux instances, aux prières, et passe outre. Bon voyage donc, garde-toi des faux pas, et aie soin de ta charge.

 

XIV — À l'intendant de sa terre

Intendant de mes bois et de l'humble domaine qui me rend à moi-même, de ce domaine que tu méprises, et qui cependant compte cinq feux, tout autant, qui envoie à Varia cinq pères de famille, voyons si je n'arracherais pas plus bravement de mon âme les ronces et les épines que tu ne fais de mes champs, si Horace ne serait pas en meilleur état que son bien.
 
En vain me retient à Rome la pieuse douleur de Lamia, qui pleure un frère, que la perte d’un frère livre à des regrets inconsolables, mon âme s'élance vers ce lieu, elle rompt les barrières, elle franchit la distance. Je ne connais d'heureux qu’à la campagne, comme toi qu’à la ville ; or, préférer ainsi la condition d'un autre, c'est être mécontent de la sienne. Nous serions fous tous deux d'accuser de notre ennui des lieux qui en sont fort innocents : le coupable, c'est notre cœur, qui nulle part ne saurait se fuir. Quand tu étais à Rome le dernier de mes esclaves, tu soupirais tout bas pour la campagne. Aujourd'hui, que tu y vis, que tu y commandes, la ville, ses jeux, ses bains, voilà ce que tu souhaites. Je suis plus conséquent, tu le sais, et ce n'est jamais sans tristesse que je me vois rappelé à Rome par d'importunes, d'odieuses affaires. Nous n'avons pas les mêmes goûts de là notre désaccord. Ce qui te semble une affreuse solitude, un désert, est un lieu de délices, pour qui sent comme moi et ne se peut plaire à ce qui te semble si beau. C'est la débauche, je le vois bien, ce sont les plaisirs du cabaret qui te font. regretter la ville. Ce petit coin de terre porterait plutôt de l'encens et des pierres qu'une grappe de raisin. Point d'auberge aux environs où tu puisses trouver à boire ; point de joueuse de flûte dont les aigres accords te fassent bondir lourdement sur la terre ; et toutefois il te faut, dis-tu, défricher avec bien de la peine une terre longtemps abandonnée, prendre soin de tes bœufs au retour du labourage, leur amasser d’avance de la pâture. Quand tu pourrais te reposer paresseusement, vient un orage qui grossit le ruisseau et t’oblige de lui apprendre par une bonne digue à respecter la prairie voisine. Veux-tu savoir ce qui rompt notre concert ? Je pouvais autrefois rechercher les fines étoffes, me parfumer les cheveux ; tu m’as vu aimé sans intérêt de l'avide Cinare, m’enivrant de falerne dès le milieu du jour ; maintenant un court repos, le sommeil sur l'herbe, près d’un ruisseau, voilà ce que j’aime. Je ne rougis pas d’avoir été jeune ; mais je rougirais de ne pas en finir avec les jeux de la jeunesse. Ici point d’œil jaloux qui en veuille à mon bonheur, point de dent venimeuse qui me déchire en secret. Mes voisins seulement s'amusent de me voir remuer les mottes de mon champ ou en arracher une pierre. Tu voudrais mettre encore sous ta dent la ration distribuée chaque jour aux serviteurs de ma maison de ville ; c'est parmi eux que tes vœux te rappellent ; et, d'autre part, mon portefaix, homme de sens, t'envie le libre usage de mon bois, de mes bestiaux, de mon jardin. Le bœuf pesant demande à porter la selle ; le cheval à labourer. Chacun doit s'en tenir au métier qu'il sait faire ; c'est là, ce sera toujours mon avis.

 

XV — À C. Numonius Vala

Comment est l'hiver à Vélie, mon cher Vala ? Quelle est la température de Salerne ? Quelles gens y vivent, quels chemins y mènent ? Car pour Baïes, il me devient inutile, et, sans qu'il y ait de ma faute, ennemi, depuis qu’Antonius Musa veut que je m’inonde d'eau glacée au beau milieu du froid. Baïes pleure en ce moment l'abandon de ses bois de myrtes, le décri de ses soufres, qui , disait-on, avaient la vertu de faire sortir des nerfs les douleurs opiniâtres ; il en veut aux malades assez hardis pour exposer leur tête et leur estomac à la chute des froides eaux de Clusium et de Gabies, pour aller vivre dans leurs froides campagnes. On nous force à changer de séjour ; il nous faut pousser notre cheval au delà des gîtes accoutumés. « Où vas-tu ? Ce n'est pas à Cumes que j'ai affaire, ou à Baïes, » dira le cavalier impatient, tirant la bride à gauche. L'oreille du cheval est dans sa bouche ; c'est avec le frein qu'on lui parle.
 
Autres questions : Dans laquelle des deux villes le blé est-il le moins rare, et vit-on le plus facilement ? Y recueille-t-on, pour la boire, l'eau de la pluie, ou s’y trouve-t-il en tout temps des sources d'eau vive ? Car, pour le vin de cette côte, je m’en soucie fort peu. Je puis, à ma campagne, m’accommoder de tout ; près de la mer, quand j'y viens passer mon temps, il me faut un vin généreux et doux, propre à chasser mes soucis, à pénétrer dans mes veines et jusque dans mon cœur avec la riche espérance, à me fournir des paroles, à me faire valoir, à me rajeunir auprès des belles de la Lucanie.
 
Enfin quel territoire nourrit en plus grande quantité les lièvres et les sangliers ? Quel rivage recèle le plus de poissons et de coquillages ? Où me mettrai-je le mieux en état de revenir chez moi gras comme un Phéacien ? Voilà ce qu’il faut que tu m’écrives et sur quoi je suis tout disposé à te croire.
 
Quand Ménius , après avoir bravement consumé l'héritage de sa mère et de son père, fut devenu un plaisant, un bouffon, à l'existence vagabonde, sans râtelier fixe, un railleur redoutable dont les bons mots ne ménageaient personne, et qui à jeun ne faisait point de différence entre un concitoyen et un étranger, une tempête furieuse, déchaînée sur le marché, un gouffre sans fond où il allait s'engloutir; tout ce que cet homme pouvait attraper était pour son ventre avide. N’avait-il tiré que peu de chose, presque rien, des complaisants de ses vices, ou des gens timides qu’effrayait sa méchanceté, il se faisait servit à souper en intestins, en agneau, en viandes grossières, de quoi rassasier trois ours, disant, nouveau Bestius, dans sa sévérité, que les débauchés, les dissipateurs mériteraient d'être marqués au ventre d'un fer chaud. Le même s'écriait, quand il avait fait meilleure chasse et que sa proie n'était plus déjà que cendre et que fumée : « Par Hercule, je ne m’étonne point s'il se trouve des hommes qui mangent leur bien car il n'y a rien de bon comme la graisse d'une grive, de beau comme un large ventre de truie. » Eh bien ! Ménius, c'est moi-même. Une paisible médiocrité, voilà ce que je vante, quand j'en suis réduit là, montrant à supporter mon méchant ordinaire assez de constance. Mais qu'il se rencontre quelque chose de meilleur, de plus succulent, je ne suis plus le même : je soutiens alors que vous seuls savez vivre, dont la fortune est assise sur de bonnes terres, et brille de loin aux yeux dans d'opulentes villas.

 

XVI — À Quintius

Pour t’épargner la peine de me demander, excellent Quintius, si ma terre peut nourrir de ses blés son possesseur, l'enrichir du produit de ses plants d’olivier, de ses vergers, de ses prairies, de ses ormeaux tapissés de vignes, je vais t'en décrire, tout au long, la situation et l'aspect. Figure-toi des montagnes qui se toucheraient sans une vallée, à l'ombre épaisse, placée entre elles de telle sorte, que le soleil, à son lever, en regarde le côté droit, et que, lorsqu'il se couche il en échauffe le côté gauche des rayons de son char qui s'enfuit. L'air t'y semblerait bon. Que dis-je ! tu y verrais avec admiration des buissons qui donnent libéralement de rouges cornouilles et des prunelles ; des chênes, des yeuses qui ont pour les troupeaux des moissons de glands, et pour leur maître de l'ombrage ; tu croirais retrouver, transportée en ce lieu, la verdure de Tarente. Une source y coule, formant un ruisseau digne bientôt d'avoir un nom, et aux eaux si fraîches et si pures que celles dont l'Hèbre arrose la Thrace ne le sont pas davantage. Ajoute qu'elles sont bonnes pour la tête, bonnes pour l'estomac. Telle est la douce et, si tu veux bien m’en croire, la délicieuse retraite, qui, dans ces mauvais jours de septembre, te conserve ton ami.
 
Toi, tu vis comme il faut, si tu tiens à être, en effet ce qu'on dit que tu es. Il y a longtemps qu'à Rome, d'une voix unanime, nous te proclamons heureux; mais j'ai bien peur que sur ton compte tu n'en croies les autres plus que toi-même, que tu ne places le bonheur ailleurs que dans la sagesse et la vertu. Ne va pas, parce que la foule vante ta bonne constitution, ta santé, cacher à l'heure du repas la fièvre qui te mine, jusqu'au moment où le frisson fera tomber les mets de tes mains. Les fous, par une mauvaise honte, font mystère au médecin de leurs plaies secrètes. Si quelqu'un venait te parler de tes guerres et sur terre et sur mer, et croyait amuser, flatter ton oreille en te disant : « Le peuple t'est-il plus précieux que tu ne l'es au peuple ? Puisse nous laisser toujours dans ce doute le dieu qui veille et sur toi, et sur Rome, Jupiter ! » Tu reconnaîtrais là un éloge d'Auguste. Eh bien ! quand tu te laisses appeler sage, homme de conduite irréprochable, réponds-tu je te le demandes, à des noms qui te conviennent ? J’aime tout autant que toi à entendre dire que je suis honnête et sensé; mais le peuple, qui accorde aujourd'hui ces titres, pourra demain, s'il le veut, les retirer ; de même que quand il s'imagine avoir mal placé les faisceaux, il a le droit de les reprendre. Allons, renonces-y, me dit-il ; c'est mon bien. » J'y renonce, et m’en vais tout triste. S'il lui prenait aussi fantaisie de crier que je suis un voleur, de contester la pureté de mes mœurs, de prétendre que j'ai serré d'un lacet le cou de mon père, devrais-je me sentir blessé de ces outrages gratuits et changer de couleur ? Pour se plaire à des éloges immérités, pour s'effrayer des mensongères rumeurs, il faut n'être pas sans tache, avoir quelque infirmité à cacher. Quel est l'homme de bien ? celui, dit-on, qui obéit aux décrets du sénat, aux prescriptions des lois, aux arrêts des tribunaux ; dont les décisions tranchent de nombreuses et grandes difficultés, dont on estime, dans les affaires, la caution et le témoignage. Mais, ce même homme, sa maison tout entière, tout le voisinage aperçoivent sa difformité sous le masque spécieux qui la couvre. Qu'un esclave me dise : « Je n'ai point commis de vol, je n'ai point pris la fuite. — Bien, répondrai-je, tu es sûr de ta récompense, tu ne seras point déchiré par le fouet. — Je n'ai point tué. — Tu ne serviras point, sur la croix, de pâture aux corbeaux. — Je suis honnête et probe. » Oh ! pour cela, on n’en convient pas dans la Sabine. Le loup se garde prudemment du piége où déjà il est tombé, l'épervier des filets qui lui sont devenus suspects, le poisson de l'appât sous lequel se cache l'hameçon. Les gens de bien fuient le mal par amour pour la vertu. Toi, si tu vis sans reproche, c'est par crainte du châtiment. Que tu aies l'espoir d'échapper aux regards et tu confondras le sacré et le profane. Quand sur mille mesures de fèves tu en dérobes une seule, c'est le dommage qui est moindre et non le délit. Cet homme de bien que contemplent avec respect tout le forum, les juges sur leur tribunal, quand il offre aux dieux ou un porc, ou un bœuf, ne manque pas de s'écrier à haute voix : « O Janus ! ô Apollon, se contentant après de remuer les lèvres, de peur qu'on ne l'entende dire : « Belle Laverne, fais que j'échappe aux regards, que je paraisse juste et pur ; cache dans la nuit, couvre d'un nuage favorable mes méfaits, mes criminelles pratiques. » Vaut-il mieux qu'un esclave, est-il plus libre cet avare qu'on voit dans la rue se baisser pour ramasser une vile pièce de monnaie clouée au pavé ? Il ne me semble pas. Quiconque désire craint par cela même, et vivre dans la crainte ce n'est pas pour moi être libre. Il a jeté les armes, il a déserté le poste qu'il tenait de la vertu, l'homme qui, pour faire fortune, se travaille sans relâche, s'abîme. Vous pouvez vendre ce captif, abstenez-vous de le tuer ; ce sera un esclave utile : réservez-le pour les durs travaux de la campagne, pour paître les troupeaux, pour labourer ; faites-en un marchand, toujours courant les mers au milieu des tempêtes de l'hiver, s'occupant de notre subsistance, nous rapportant du blé et des denrées de toutes sortes. L'homme de bien, le sage osera dire : « Penthée, roi des Thébains, quel indigne traitement me faut-il attendre de toi ? — Je t'enlèverai tes biens. — Quoi mes troupeaux, mes terres, mes meubles, mon argenterie ? tu les peux prendre. — Je chargerai de fers tes pieds et tes mains, je te retiendrai dans une cruelle prison. — Le dieu lui-même, quand je voudrai, me délivrera. » Il veut dire, ce me semble, je mourrai. La mort est le terme de toutes choses.

 

XVII — À Scéva

Quoique tu n'aies pas besoin qu'on te conseille, que tu saches, Scéva, comment il convient d’en user avec les grands, apprends d'un ami qui aurait lui-même grand besoin de leçons, ce qu'il pense à ce sujet. C'est un aveugle qui montre aux autres le chemin : n 'importe ; vois si moi-même je ne dirai pas là-dessus quelque chose dont tu puisses faire ton profit.
 
Si ton repos t'est cher, que tu aimes à dormir jusqu'au jour, que la poussière et le bruit des roues t'incommodent, que tu ne puisses souffrir les auberges, je te dirai, va-t'en dans ton bien de Ferentinum. Toutes les joies de la vie ne sont pas dévolues aux riches, et l'on n'est pas malheureux pour avoir dérobé à la connaissance des hommes son premier et son dernier jour. Veux-tu te rendre utile aux tiens, te traiter toi-même plus libéralement, quitte ton maigre repas pour la grasse table du riche. « S'il avait appris de notre philosophie à se contenter de légumes, Aristippe ne voudrait plus vivre avec les rois. — S'il savait vivre avec les rois, celui qui me reprend, se dégoûterait de ses legumes. » Qui des deux parlait mieux, faisait mieux, dis-le moi, ou bien apprends de ton aîné pourquoi il donne raison à Aristippe. Ce philosophe, raconte-t-on, se jouait ainsi de la dent du cynique. « Je suis, dis-tu, un complaisant, un flatteur ; oui, mais pour mon compte et toi pour celui du public : ma façon d'agir est plus raisonnable, et certes plus relevée. Il me faut un cheval pour me porter, un roi pour me nourrir, et, par suite, je fais ma cour. Toi, tu mendies les plus vils objets, au-dessous de qui t'oblige, bien que tu prétendes n'avoir besoin de personne. » Point de situation, de fortune qui n'allât à Aristippe, cherchant le mieux sans doute, mais à peu prés content de ce qu'il avait. Pour l'homme que la patience des cyniques habille d’un haillon mis en double, il m'étonnerait fort s'il savait s'accommoder d'un changement de condition. L'un n'attendra jamais pour sortir après un vêtement de pourpre. Vêtu comme il pourra, il se montrera sans embarras dans les lieux les plus fréquentés. Acteur habile, tout rôle, tout costume lui conviendra dans la comédie de ce monde. L'autre se gardera d'un tissu de Milet plus que d'un chien enragé, d'un serpent ; il mourra de froid, si vous ne lui rendez ses lambeaux. Rendez-les lui donc, et laissez-le à sa folie.
 
Gouverner, commander, offrir à ses concitoyens le spectacle d'ennemis captifs, voilà qui touche au trône de Jupiter, qui aspire aux honneurs du ciel. Mais plaire aux premiers de la terre, ce n'est pas non plus un honneur si médiocre. A tout homme il n'est pas donné d'aller à Corinthe. Celui-là se tient tranquille qui craint de ne pas réussir ; à la bonne heure. Mais celui qui mène à fin l'entreprise n'a-t-il pas agi en homme ? Or, c'est là, précisément, toute la question. Tel se refuse au fardeau trop au-dessus de son courage et de ses forces ; tel autre l'accepte et le porte. Ou la vertu n'est qu'un mot vide de sens, ou la gloire comme le profit appartiennent de droit à l'homme de cœur qui a tenté, accompli l'épreuve.
 
Se taire, devant son roi, sur sa pauvreté, rapporte plus que de demander. On fait la différence de l'homme qui prend avec modestie et de celui qui ravit avec impudence. S'y prendre convenablement c'est le point capital. « J'ai une sœur sans dot, une mère dans la pauvreté, un bien dont on ne peut se défaire et qui ne suffit point à nourrir son maître. » Parler ainsi c'est crier : « Donnez-moi à manger. » Vient un autre qui aussitôt crie : « Et moi donc, homme généreux n'aurai-je point ma part du gâteau ? » Si le corbeau pouvait se repaître en silence, son repas serait plus copieux, moins disputé, moins envié. Celui qu'on emmène à Brindes ou au délicieux Sorrente et qui se plaint des cahots de la route, de la rigueur du froid, de la pluie, de son coffre rompu, de sa bourse perdue, rappelle maladroitement les artifices usés de la courtisane pleurant sa petite chaîne ou son bracelet qu'on lui a pris, et qui bientôt ne peut faire croire à une perte, à un chagrin réels. Attrapé une fois, on est peu tenté de ramasser dans la rue le bateleur vagabond qui s'est cassé la jambe. En vain ses larmes coulent, en vain il s'écrie, jurant par Osiris : « Croyez-moi, ce n'est plus un jeu : cruels, secourez un pauvre blessé. — A d'autres, va chercher tes dupes, » lui répond, à s’enrouer, tout le voisinage.

 

XVIII — À Lollius

Si je te connais bien, tu te garderas, honnête et franc Lollius, de te montrer en flatteur après t’être donné pour ami. L'air et les sentiments d'une femme honnête ne diffèrent pas plus de ceux d’une courtisane, que de la perfidie du parasite la fidèle amitié. Il y a un vice tout contraire et peut-être plus grave : c'est une rudesse sauvage, rebutante, importune, qui croit se faire valoir par des cheveux ras, des dents noires, se disant elle-même la liberté pure, la vertu véritable. La vertu c'est un sage milieu entre deux excès opposés.
 
Cet homme qui a passé les bornes raisonnables du respect et tient, au bas bout de la table, la place du bouffon, se montre si tremblant au moindre signe de son riche maître, si attentif à répéter ce qu'il lui entend dire, à ramasser ses moindres mots, qu’on dirait un enfant récitant sa leçon à un pédagogue emporté, un mime chargé des seconds rôles. Cet autre, au contraire, querelle sur des riens, sur de la laine de chèvre. Il combat à outrance armé de raisons frivoles : « Quoi ! l'on refusera de s'en rapporter à moi, et ce que je pense là-dessus, je ne pourrai le crier tout à mon aise ? Je ne voudrais pas, à ce prix, d’une vie nouvelle. » De quoi s'agit-il donc ? De décider qui en sait plus de Castor ou de Dolichus; quel chemin est préférable, pour aller à Brindes, celui de Minucius, ou la voie Appienne ?
 
Celui que dépouillent de ruineuses amours, ou les chances désastreuses du jeu, celui qu'une vaine gloire habille au contraire et traite plus magnifiquement, plus grassement qu'il ne lui appartient, l'homme toujours altéré, affamé d'argent, honteux de sa pauvreté, et occupé de la fuir, cet homme-là, son riche ami, dix fois mieux pourvu de vices, comme c'est l'ordinaire, l'a bientôt pris en haine ; ou, du moins, il lui fait la leçon, et, avec la sollicitude d'une tendre mère, le veut plus sage, plus vertueux, qu'il n'est lui-même, disant, non sans quelque raison : « La partie n'est point égale entre nous ; mon opulence, tu en conviendras, me permet quelques folies ; mais toi, tu n'as qu'un bien fort mince. A la suite d'autrui il faut une toge plus modeste : renonce à lutter contre moi. » Quand Eutrapélus en voulait à quelqu'un, il le gratifiait de quelque vêtement de prix. Mon homme se croira riche, disait-il, et avec ses beaux habits prendra de nouvelles pensées, d'autres espérances ; il dormira jusqu'au jour ; négligera pour ses maîtresses ses devoirs de courtisan ; nourrira d'intérêts les capitaux d’autrui, et, à la fin, se trouvera gladiateur, ou mènera, pour quelque argent , le cheval d’un jardinier.
 
Ne cherche jamais à pénétrer le secret de ton patron, ou, s'il te le confie, garde-le fidèlement sans céder à la torture du vin et de la colère. Ne vante point tes goûts aux dépens des siens, et quand il voudra chasser, ne prends point ce moment pour composer des vers. Ainsi se rompit l'union des jumeaux de Thèbes, jusqu'à ce que se fût condamnée au silence la lyre proscrite par l'austère Zéthus. Amphion se conforma, dit-on, aux mœurs de son frère. Laisse-toi vaincre de même par la douce autorité de ton puissant ami ; et, toutes les fois qu'il lui conviendra de faire sortir, de mener dans la plaine ses bêtes de somme chargées de filets d'Étolie, sa nombreuse meute, lève-toi et, sans lui montrer la mauvaise humeur d'une muse impolie, va-t'en travailler avec lui à gagner votre souper. La chasse fut de tout temps en faveur chez les Romains ; elle sert à la réputation ; elle développe le corps : et puis tu es en parfaite santé, capable de passer un chien à la course, de lutter contre un sanglier ; ajoute que nul ne manie mieux que toi les armes qui conviennent à la main d'un homme ; tu sais quels applaudissements s'élèvent quand, dans le Champ de Mars, tu prends part aux exercices belliqueux de la jeunesse ; enfin tu as fait, presque enfant, la rude guerre des Cantabres, sous le chef qui maintenant arrache nos enseignes aux temples des Parthes et ajoute aux conquêtes. de nos armes ce qui peut leur manquer encore. Mais pour t’enlever toute excuse, tout prétexte de refus, sans doute tu ne fais rien qui manque de mesure et de convenance, mais enfin quelquefois, à la campagne de ton père, tu t’amuses de bagatelles. Sur des barques, qu'on se partage, montent deux petites armées ; tes esclaves y donnent sous tes ordres une représentation de la bataille d’Actium; le général ennemi c'est ton frère ; votre pièce d’eau vous tient lieu de l’Adriatique ; la lutte s'engage et, bientôt, la victoire couronne le vainqueur. Celui qui te croira de la complaisance pour ses goûts, se prêtera, applaudira lui-même, de grand cœur, à tes amusements.
 
Encore quelques conseils dont tu n'as pas grand besoin. Ne parle pas légèrement des personnes, ni devant tout le monde. Fuis le questionneur, c'est un indiscret ; des oreilles trop ouvertes ne gardent pas fidèlement ce qu'on leur confie, et la parole une fois lancée ne peut être arrêtée dans son vol.
 
Que tes sens ne se laissent point surprendre, blesser par une servante ou un esclave, une fois que tu auras franchi le seuil de marbre de l'ami auquel tu dois du respect. Crains que le possesseur de ce beau garçon, de cette belle fille, ne pense te contenter à peu de frais en te les donnant, ou, s'il te les refuse de mauvaise grâce, ne te fasse de la peine.
 
Avant de recommander quelqu'un, considère, examine; autrement tu pourrais avoir à rougir plus tard des fautes d'autrui. Nous nous trompons quelquefois ; nous présentons des gens indignes de notre appui. Celui donc qu'accablera sa propre faute et qui t'aura trompé tout le premier, ne t'embarrasse point de sa défense. Ce sera t'assurer le droit de défendre des atteintes de la calomnie l'homme qui t'est bien connu et qui a droit de compter sur ton secours. Quand Théon porte sur lui sa dent, ne comprends-tu pas que le danger s'approchera bientôt de toi ? Tu es en cause quand brûle la maison du voisin, et l'incendie que tu négliges ne manquera pas de s'accroître.
 
C'est une douce chose, semble-t-il à l'inexpérience, que l'amitié d’un grand. L'expérience la redoute. Quand ta nef vogue à pleines voiles, c'est le moment de prendre garde que les vents ne changent et ne te repoussent en arrière. Le patron ne peut aimer chez le client, s'il est triste, sa gaieté ; s'il est enjoué, sa tristesse ; s'il est vif, son caractère paisible ; s'il est indolent, son activité, son ardeur. Les grands buveurs ne te pardonnent pas de refuser la coupe qu'ils te passent, quand tu jurerais que c'est par crainte des vapeurs dont le vin trouble ton sommeil. Éclaircis ce front nébuleux. La tempérance a quelque chose de trop sombre et le silence semble maussade.
 
Tu demanderas cependant aux écrits, aux entretiens des sages, le moyen de passer doucement les jours, sans être agité, tourmenté de vains désirs qui te laissent toujours pauvre, sans ces craintes, sans ces espérances qui s'attachent à des biens de médiocre avantage pour le bonheur. Ils te diront si la vertu s'acquiert ou se reçoit ; si elle nous vient de l'éducation ou de la nature ; ce qui peut charmer tes soucis, te faire aimer de toi-même ; où tu trouveras la tranquillité pure, dans les honneurs, dans les plaisirs du gain ou plutôt dans une route à part, un sentier ignoré du vulgaire.
 
Quand je vais me refaire près de ces fraîches eaux de la Digence que boit le bourg toujours frissonnant de Mandèle, quels sont, penses-tu, ô mon ami, mes sentiments, quels sont mes vœux ? D’avoir ce que j'ai, et moins encore ; de vivre pour moi ce qui me reste à vivre, si les dieux me réservent d'autres jours ; d'être assuré pour une année de ma provision de livres et de blé, de ne point laisser flotter mes espérances au gré d'un douteux avenir. Mais ne demandons à Jupiter que ce qu'il donne, ce qu’il retire, la vie, le bien ; pour la paix de l’âme, c'est à nous de nous le procurer.

 

XIX — À Mécène

Si tu en crois, docte Mécène, le vieux Cratinus, nul poème ne peut plaire longtemps, ne peut vivre, s’il a pour auteur, un buveur d'eau. Depuis que Bacchus a enrôlé parmi ses Satyres et ses Faunes les poètes hors de sens les aimables Muses n'ont guère manqué de sentir le vin dès le point du jour. Homère fait trop l'éloge du vin, pour n’être pas convaincu de l’avoir aimé, et notre père Ennius lui-même, ce n’est jamais qu’après boire qu'il s'est élancé pour chanter les combats. Aux gens toujours à sec, le Forum, le Putéal de Libon ; pour les chants et les vers je les interdis à leur gravité. Depuis que j'ai rendu cet arrêt, c'est une émulation chez les poètes à qui boira le plus la nuit, sentira le vin davantage le long du jour. Mais celui qui, par un visage farouche, des pieds nus, l'étroit tissu de sa toge, prétendrait ressembler à Caton, nous offrirait-il une image de sa vertu et de ses mœurs ? Le descendant d’Iarbe est mort pour avoir prétendu lutter contre la langue de Timagène, se montrer comme lui agréable et disert. C'est une cause d'erreur qu'un modèle accessible par ses défauts à l'imitation. S'il m'arrivait de pâlir, vous les verriez s'appauvrir le sang en buvant du cumin. Imitateurs, servile troupeau, que de fois ont ému ma bile, que de fois ont provoqué ma gaieté vos sots empressements !
 
J'ai osé, avant tous, porter mes pas dans une route libre encore ; mon pied n'y a point foulé de traces étrangères. Qui croit en soi guide les autres et vole en tête de l'essaim. Le premier j'ai montré au Latium les ïambes de Paros, fidèle aux nombres et à l'esprit d'Archiloque, non à ses pensées, à ses paroles, qui poursuivaient Lycambe. Ne m'honore point d’un moindre laurier pour m'être abstenu de rien changer à l'art des vers. La mâle Sapho, Alcée mêlent aussi à leurs propres mètres ceux d'Archiloque mais l'ordre, les idées diffèrent : il ne s'agit plus de noircir, dans des poésies infamantes, un beau-père, d'y tresser le lacet fatal d’une épouse. Cet Alcée, dont aucune bouche encore n'avait répété les accents, je l'ai redit sur la lyre latine, je l'ai rendu populaire à Rome. Apporter des choses nouvelles, occuper les yeux, courir dans les mains de nobles et délicats lecteurs, voilà où je mets ma gloire !
 
Veux-tu savoir pourquoi mes essais sont approuvés, aimés du lecteur, tant qu'il est chez lui, puis rabaissés avec ingratitude, avec injustice, une fois qu'il a passé le seuil de sa porte ? Je ne quête pas les suffrages de l'inconstante populace au prix de quelques repas, de quelques vieux habits ; je n'endure pas, dans l'espoir d'avoir mon tour et de me venger, les lectures de nos nobles écrivains ; on ne me voit point faire de brigue dans les tribus de nos grammairiens, approcher humblement de leur théâtre : de là ces grands chagrins. Si je dis que je n'ose réciter des vers peu dignes d'occuper un nombreux auditoire, que je ne veux pas paraître attacher de l'importance à des bagatelles, « Tu te moques, me réplique-t-on, et gardes apparemment ce que tu fais pour l'oreille de Jupiter. Toi seul, en effet, sais distiller le miel poétique ; tu n'en doutes pas, tu as le don de te plaire. » Je pourrais rire aussi, me moquer ; mais je n'ai garde : je crains les coups d'ongle que me vaudrait la lutte. Je m'excuse sur le lieu qui ne me convient point ; je demande qu'on remette la partie à un autre jour. De tels jeux engendrent la dispute, la colère, et la colère, à son tour, les inimitiés et une guerre mortelle.

 

XX — À son livre

Tu sembles, mon livre, regarder du côté de Vertumne et de Janus, impatient sans doute de te produire, poli par la pierre ponce, sur les rayons des Sosies. Tu as pris en haine et les clefs et les sceaux ces gardiens chers à la pudeur ; tu gémis d'être vu de si peu ; tu aspires à la publicité, toi, nourri dans d’autres sentiments. Eh bien ! cours où il te tarde d'être. Une fois échappé, plus de retour possible. « Qu'ai-je fait, malheureux, qu’ai-je souhaité ? » diras-tu, si tu reçois quelque affront ; et lu sais, comme te referme l'amateur rassasié, dont l'intérêt languit. Que si je puis, bien qu'ému de ta faute, voir clair dans ta destinée, tu seras cher aux Romains tant que les grâces de l’âge ne t’auront point abandonné ; mais quand, entre les mains de la foule, tu commenceras à te flétrir, il te faudra nourrir en silence les mites fixées dans tes replis, ou bien tu te réfugieras à Utique, ou bien encore on t'enverra garrotté à Ilerda. Alors rira celui dont tu n'as pas écouté les conseils, semblable à cet homme, qui de colère poussa lui-même dans le précipice son âne indocile. A quoi bon, en effet, se mettre en peine de sauver qui veut périr. Autre danger : un temps peut venir où, négligé de Rome, relégué dans ses faubourgs, ta vieillesse bégayante soit réduite à enseigner aux petits enfants les éléments du langage. Quand le soleil attiédi rassemblera autour de toi un plus grand nombre d'auditeurs, dis-leur, que, fils d'affranchi, enfant de petite condition, j'étendis pourtant, hors de mon nid étroit, une aile assez large, et ajoute ainsi à mon mérite ce que tu retireras à ma naissance. Dis, que dans la paix, dans la guerre, j'ai su plaire aux premiers de l’État ; que j'étais d'ailleurs très petit de corps, blanc avant l'âge, aimant le soleil, prompt à me mettre en colère, et me laissant toutefois facilement apaiser. Si, par hasard, on te demande mon âge, ajoute que je comptais déjà quatre fois onze décembres, l’année où Lollius obtint, à grand'peine, Lépide pour collègue.

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