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Œuvres complètes d'Horace, traduites par Henri Patin (1860)

SATIRES II

 
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Livre deuxième. Satire I

HORACE.

Il en est auxquels je semble me montrer dans la satire trop emporté, forcer le genre outre mesure ; d'autres, au contraire, trouvent sans nerf tout ce que j'écris, et des vers semblables aux miens, ils en produiraient, pensent-ils, mille dans leur journée. Trébatius, que dois-je faire ? ordonne.

TRÉBATIUS.

Tiens-toi en repos.

HORACE.

Quoi ! ne plus faire de vers, absolument ?

TREBATIUS.

C'est mon avis.

HORACE.

Que je meure, si cela ne vaudrait pas beaucoup mieux ; mais je ne puis dormir.

TRÉBATIUS.

Ordonnons que, frottés d'huile, ils passeront trois fois le Tibre à la nage ; que, vers le soir, ils s'arroseront de vin pur, ceux à qui il est besoin d'un profond sommeil. Que si la passion d'écrire t'emporte malgré toi, eh bien ! ose nous redire l'histoire de l'invincible César, noble travail où tu ne perdras pas ta peine.

HORACE.

Je le voudrais, mon père ; mais la force me manque. Tous ne peuvent pas décrire les bataillons hérissés de fer, le Gaulois atteint d'un trait qui se brise dans sa blessure, le Parthe renversé tout sanglant de son cheval.

TRÉBATIUS.

Pourquoi alors ne célébrerais-tu pas sa justice, sa magnanimité, comme a fait, pour Scipion, le sage Lucilius ?

HORACE.

Je n'y manquerai pas dans l'occasion. A moins qu'elle ne se présente, Horace n'ira pas importuner de ses vers l'oreille de César. César se tient en garde contre la louange ; la main qui le flatte indiscrètement le fait cabrer.

TRÉBATIUS.

Combien pourtant cela serait plus raisonnable que de s'en aller méchamment blesser de ses vers Pantolabus le bouffon, Nomentanus le débauché ! Quand chacun craint pour soi, celui même qu'on n'a point touché, ne laisse point de vous haïr.

HORACE.

Que ferai-je donc ? Milonius danse, une fois que sa tête s'échauffe et se frappe, que le nombre des flambeaux lui paraît double ; Castor aime les chevaux ; celui qui sortit du même œuf, le pugilat ; autant de têtes, autant de goûts ; on les compte par milliers. Mon plaisir, à moi, c'est d'enfermer des paroles dans la mesure d'un vers, à la façon de Lucilius qui nous valait bien l'un et l'autre. Comme à de fidèles amis, il disait à ses livres tous ses secrets : heureux ou malheureux, il ne cherchait pas d'autres confidents. Aussi peut-on y lire, comme sur un tableau votif, toute l'histoire du vieux poète. Je l'imite en cela, enfant de la Lucanie, ou de l'Apulie, je ne sais ; car le colon de Vénuse laboure sur l'une et l'autre terre, et jadis, c'est une vieille histoire, lorsqu'on chassa les peuples d'origine sabine, il fut précisément envoyé là pour que le territoire romain ne restât point à découvert, exposé aux incursions de l'ennemi, aux violentes attaques soit des Lucaniens, soit des Apuliens. Mais jamais cette plume n'attaquera gratuitement âme qui vive. C'est une épée que je porte, pour ma défense, enfermée dans le fourreau, et que je ne tirerai point, si je ne rencontre des brigands. O père, ô roi des dieux, puisse se rouiller ce fer, devenu inutile, et que nul ne me force de renoncer à la paix qui m'est chère. Mais à qui me provoque je crie qu'il aurait mieux fait de ne point s'attaquer à moi ; bientôt il en pleurera, devenu tristement célèbre, chansonné par toute la ville. Cervius, dans sa colère, menace des lois et de l'urne au scrutin ; Canidie, quand elle a quelque ennemi, des poisons d'Albutius ; Turius promet malheur à celui qu'un procès amènera devant son tribunal. Que chacun connaisse sa force et en use contre ses adversaires, qu'ainsi le veuille la toute-puissante nature, il faut en convenir avec moi. Le loup fait usage de sa dent, le taureau de sa corne. Qui le leur montra ? leur instinct. Confiez au débauché Scéva une mère qui tarde à mourir, sa pieuse main se gardera du crime. Je le crois bien. Ce n'est pas du pied que blesse le loup, non plus que le bœuf de sa dent. Un peu de miel mêlé de ciguë emportera la vieille. Pour faire court, soit que m'attende une tranquille vieillesse, soit que déjà la mort agite autour de moi ses noires ailes, riche, pauvre, habitant de Rome, ou, si le sort l'a voulu, vivant dans l'exil, quelle que doive être la tenue de ma vie, j'écrirai.

TRÉBATIUS.

O mon enfant, j'ai bien peur que tu ne sois pas destiné à vivre et que tu n'encoures les froideurs de quelqu'un de tes nobles amis.

HORACE.

Eh ! quand Lucilius osa composer le premier des vers de cette sorte, arracher le masque brillant sous lequel bravaient les regards de honteuses difformités, vit-on Lélius, ou ce grand homme à qui Carthage accablée mérita un glorieux surnom, s'offenser des hardiesses de son génie, ressentir les blessures de Métellus, plaindre Lupus tout chargé de vers infamants. Or, c'était aux premiers du peuple qu'il s'attaquait, au peuple lui-même en masse, n'épargnant que la vertu, que les amis de la vertu. Bien plus : quand ils s'étaient retirés de la foule, quand ils avaient quitté la scène pour respirer à l'écart, ce Scipion aux mâles vertus, ce Lélius à la douce sagesse, ils plaisantaient, ils jouaient familièrement avec lui, tandis qu'achevaient de cuire leurs légumes. Je suis bien peu de chose, bien au-dessous du rang, du talent de Lucilius. L'envie pourtant sera forcée de convenir que j'ai vécu avec d'illustres personnages, et sa dent viendra se briser contre ce qu'elle croit si fragile. N'es-tu pas de mon avis, docte Trébatius ?

TRÉBATIUS.

Je n'ai, je l'avoue, rien à répondre. Prends garde, cependant, je t'en préviens, de t'attirer quelque fâcheuse affaire par ignorance de nos saintes lois. Elles sont formelles : Si quelqu'un compose contre autrui des vers méchants, il y a lieu à poursuite, à jugement.

HORACE.

Soit, pour des vers méchants; mais s'ils sont bons, approuvés de César, si le poète n'a fait qu'aboyer aux pervers, étant lui-même sans reproche ?

TRÉBATIUS.

Le rire de tes juges mettra fin au procès, et tu seras absous.

 

Livre deuxième. Satire II

Quel avantage il y a, ô mes amis, à vivre de peu (Ce n'est pas moi qui parle au moins, c'est Ofellus, un simple paysan, philosophe sans philosophie, homme d'un grossier bon sens), venez l'apprendre ; mais non à ces riches tables que charge une brillante vaisselle, où les yeux sont éblouis d'un éclat insensé, où l'âme éprise du faux repousse les avis de la sagesse c'est ici, avec moi, comme moi à jeun qu'il faut s'occuper de cette étude. Pourquoi ? je vous le dirai, si je le puis. Juger de la vérité n'est guère au pouvoir de juges corrompus.
 
Quand tu t'es lassé à courir le lièvre, à monter un cheval rétif, ou bien, si ces exercices dignes d'un Romain sont trop forts pour ta mollesse accoutumée à la vie des Grecs, quand tu t'es donné du mouvement en jouant à la balle, sans t'apercevoir de la fatigue que te dérobait ton plaisir, quand, préférant le disque, tu l'as lancé à travers les airs qui lui livrent passage, alors, libre des dégoûts qu'a chassés le travail, le gosier sec, l'estomac vide, dédaigne, si tu le peux, une nourriture vulgaire, refuse de boire autre chose que du falerne adouci par le miel de l'Hymette. Le cellérier est absent et la mer noircie par les tempêtes de l'hiver protége les poissons. Du pain, un peu de sel suffiront pour apaiser les cris de ton estomac. D'où leur vient, penses-tu, cette puissance ? Quelque estime qu'on fasse d'un rare fumet, là n'est pas surtout le plaisir ; il est en toi-même. Des ragoûts ! c'est en suant que tu peux t'en procurer. Pour l'homme qu'engraisse et pâlit l'intempérance il n'y a pas de coquillages, de sargets, d'oiseaux venus des pays lointains, capables de flatter son goût. Je n'obtiendrai pas sans peine, je le sais, qu'à la vue d'un paon, mis sur la table, tu préfères une poule pour chatouiller ton palais, corrompu, comme tu l'es, par de vaines idées : et cependant, qu'on paye au poids de l'or le rare oiseau, que la peinture de sa queue étale un merveilleux spectacle, qu'importe pour ce dont il s'agit ? Te nourris-tu de ses plumes sur lesquelles tu te récries et, quand il est cuit, garde-t-il sa beauté ? Quoique la chair de l'un de ces oiseaux ne le cède en rien à celle de l'autre, je veux bien que, séduit par une différence extérieure, tu recherches le premier. Mais comment te serait-il donné de sentir si ce loup, expirant dans le filet, vient du Tibre ou de la haute mer ; s'il s'ébattait entre les deux ponts de la ville, ou a été pêché à l'embouchure du fleuve toscan ? Insensé ! tu fais cas d'un mulet de trois livres, qu'il te faudra pour le servir partager en plusieurs plats. L'apparence te mène, je le vois. Pourquoi, alors, ne pouvoir souffrir les loups quand ils sont grands ? Parce que, sans doute, la nature les a faits de longue taille, et les autres de peu de poids. Un estomac rarement à jeun n'accepte rien d'ordinaire. « Que je voudrais en contempler un grand étendu dans un grand plat ! » s'écrie une gueule digne des voraces Harpies. Oh ! vous, vents de l'Afrique, corrompez à ma voix, de vos chaudes haleines, les mets de ces gloutons ! Le sanglier, cependant, le turbot le plus frais rebutent l'estomac malade que surcharge une funeste abondance et dont la satiété préfère les radis et l'aunée amère. Toute pauvreté n'a pas encore été bannie des festins de nos rois ; on y garde une place, même aujourd'hui, aux œufs, tout communs qu'ils sont, aux noires olives. Il n'y a pas bien longtemps que scandalisait encore les Romains l'esturgeon servi sur la table du crieur Gallonius. Quoi donc ? la mer nourrissait-elle alors moins d'esturgeons qu'aujourd'hui ? Tranquille était l'esturgeon, tranquille aussi le nid de la cigogne, jusqu'aux exemples donnés par un personnage prétorien. Qu'on s'avise de déclarer d'un goût délicieux les plongeons rôtis, et notre jeunesse, avec sa docilité pour ce qui est extravagant, se soumettra.
 
La vie simple, ce n'est pas la vie sordide ; ainsi juge encore Ofellus. Il serait en effet bien inutile d'éviter un défaut, si maladroitement on allait donner dans un autre. Avidienus, à qui convient si bien le surnom de chien qu'il a reçu, mange des olives de cinq ans, des fruits de cournouiller sauvage ; il faut que le vin soit passé pour qu'il consente à le mettre en perce, et de l'huile dont vous ne sauriez supporter l'odeur, il se permet, un lendemain de noces, un jour de naissance, où lors de quelque autre fête qu'il célèbre en robe blanche, de la verser lui-même, goutte à goutte, d'une corne tenant deux livres, sur des légumes, prodigue d'ailleurs de vieux vinaigre. Comment donc doit vivre le sage ? Qui des deux doit-il imiter ? Ici le loup et là le chien, comme l'on dit. Il aura de l'élégance, assez pour ne pas blesser un goût délicat, et, dans sa manière de vivre, n'inclinera d'une manière fâcheuse ni de l'un ni de l'autre côté. On ne le verra pas, comme le vieil Albutius, maltraiter ses esclaves, en leur distribuant leurs tâches, ni pousser, comme Névius, la simplicité de mœurs jusqu'à laisser servir à ses convives de l'eau grasse car c'est là encore un grand défaut.
 
Apprenez, maintenant, quels avantages apporte avec soi la simplicité du régime. Avant tout, vous vous portez bien. Que la variété des mets soit nuisible à l'homme, vous le pouvez croire d’après votre propre expérience, vous souvenant de cette nourriture simple qui vous a passé facilement. Mais quand on mêle ce qui est rôti et ce qui est bouilli, les coquillages et les grives, la douceur se tourne en amertume, en bile, et l'humide pituite met le trouble dans l'estomac. Voyez ces intempérants se lever pâles de la table où, entre tant de mets, hésitait leur gourmandise. Un corps appesanti par les excès de la veille fait sentir son poids même à l'âme, et rabaisse vers la terre cette portion du souffle divin. Au contraire cet autre lorsque, refait en un moment par quelque nourriture, il a livré ses membres au sommeil, revient frais et dispos aux devoirs qui l'attendent. En certains cas, cependant, il pourra passer à un meilleur régime, quand le cours de l'année ramènera quelque jour de fête, quand il croira devoir rendre un peu de force à son corps fatigué par le travail. Les années viendront, la faiblesse de l'âge voudra un traitement plus doux ; que pourras-tu alors ajouter à ces douceurs sur lesquelles tu te jettes au temps de ta jeunesse et de ta force ? Qu'en réserves-tu pour celui où tu seras attaqué par la maladie, appesanti par la vieillesse ? Nos anciens faisaient cas d'un sanglier rance ; non qu'ils n'eussent point d'odorat, mais dans cette pensée, je crois que de ses restes avancés on pouvait user utilement pour un hôte inattendu, au lieu de sacrifier sans fruit la pièce entière à l'intempérance du maître. Oh ! pourquoi la terre nouvelle encore ne m'a-t-elle pas fait naître parmi ces héros ? Donnes-tu quelque chose à la renommée dont la voix, mieux que celle des Muses, peut charmer l'oreille humaine ? Ces grands poissons, ces grands plats, apportent ensemble force dommage et déshonneur. Ajoute la colère d'un oncle, la haine des voisins, toi-même, qui ne te peux souffrir, et souhaites en vain de mourir, n'ayant pas, dans ta misère, un dernier as pour acheter de quoi te pendre. C'est à Trausius, répond-il, que conviennent de tels reproches ; moi, je possède de grands revenus, d'amples richesses qui suffiraient à trois rois. Eh bien ! de ton superflu ne saurais-tu faire un meilleur usage ? Pourquoi voit-on, quand tu es riche, languir dans une injuste indigence d'honnêtes gens ? tomber en ruine les temples augustes des dieux ? Ne pourrais-tu, méchant, de cet amas de trésors, retirer quelque faible portion, pour l'offrir à ta chère patrie ? Tu es le seul, apparemment, pour qui les choses iront toujours bien. Oh ! quel sujet de risée tu prépares à tes ennemis Lequel, dis-moi, au milieu des chances diverses de la vie, doit le plus compter sur lui-même, de celui qui a follement assujetti à mille besoins son corps et son âme superbe, ou de celui qui, content de peu et inquiet de l'avenir, a, comme l'on dit, préparé dans la paix les armes de la guerre ?
 
Vous pouvez en croire mon rapport. J'ai vu moi-même, dans mon enfance, cet Ofellus, usant avec économie de son bien encore intact, comme il fait aujourd'hui du peu qu'on lui a laissé. Chacun peut le voir dans le petit champ que l'arpenteur a mesuré pour autrui, avec ses troupeaux, ses enfants, devenu courageusement fermier de sa propre terre chacun peut l'entendre dire : « Je n'aurais jamais autrefois, hors les jours de fête, placé sur ma table rien de plus que des légumes, qu'un morceau de jambon enfumé. Seulement, quand après un long intervalle il me venait un hôte, ou que la pluie, interrompant les travaux, m'amenait quelque convive aimé de mon voisinage, je le traitais magnifiquement, non avec du poisson, apporté à grands frais de la ville, mais avec une volaille, un chevreau. Le raisin qui pendait au plafond, des noix, des figues fournissaient au dessert. Après, nous nous égayions à boire, sans autre loi que le rachat de nos fautes. De joyeuses libations à Cérès, pour en obtenir de belles moissons, éclaircissaient nos fronts soucieux. Vienne maintenant la fortune avec de nouveaux troubles, de nouvelles disgrâces, que pourra t-elle me retrancher encore ? En sommes-nous, mes enfants, moins gras et moins luisants, depuis qu'est venu ici ce nouvel habitant ? Car, pour un maître à qui la terre appartienne en propre, la nature n'en fait point ; ce n'est ni lui, ni moi, ni personne. Il nous a chassés : eh bien ! il sera chassé à son tour, soit par ses profusions, ses folies, soit par son ignorance des ruses de la chicane, soit enfin par quelque héritier plus obstiné que lui à vivre. Umbrénus donne maintenant son nom à cette terre ; avant lui c'était Ofellus : elle n'appartient à personne et n'a que des usufruitiers ; aujourd'hui moi, demain un autre. Du courage donc, mes enfants, opposez un cœur courageux aux coups de la fortune. »

 

Livre deuxième. Satire III

DAMASIPPE.

Tu écris si rarement que tu n'as pas besoin, quatre fois l'an, de parchemin. Sans cesse tu remets tes ouvrages sur le métier, te reprochant, avec colère, de trop aimer le vin et le sommeil, et de ne pouvoir rien produire qui mérite qu'on en parle. Qu'adviendra-t-il enfin ? Tu t'étais sauvé ici, fuyant les Saturnales. As-tu mis à profit ta tempérance ? Peux-tu nous lire quelque chose qui réponde à tes promesses ? Allons, commence : quoi ! rien ! Tu t'en prends bien gratuitement à tes plumes et à l'innocente muraille, objet du courroux des dieux et des poètes. Ton air cependant annonçait de grands projets. De quoi ne nous menaçais-tu pas, si tu pouvais te voir un beau jour, enfin libre d'affaires, dans ta petite maison de campagne, bien close et bien chauffée. Que t'a servi d'emporter Platon avec Ménandre, et Eupolis, et Archiloque, de t'en aller aux champs en telle compagnie ? Penses-tu par hasard à désarmer l'envie, en renonçant à la vertu ? On te méprisera, pauvre homme. C'est une dangereuse sirène que la paresse : évite-la ; ou, ce que t'a valu une vie meilleure, renonces-y de bonne grâce.

HORACE.

Que les dieux, Damasippe, et les déesses, pour prix d'un si bon conseil, daignent t'envoyer un barbier. Mais comment me connais-tu si bien ?

DAMASIPPE.

Depuis que ma fortune tout entière a fait naufrage au quartier de Janus, je m'occupe des affaires d'autrui, n'en ayant plus qui me regardent. Autrefois je me piquais de pouvoir reconnaître dans quelle cuvette d'airain s'était lavé les pieds le fourbe Sisyphe, ce qui était sculpté sans art, coulé sans délicatesse. Fin connaisseur, je donnais de telle statue jusqu'à cent mille sesterces. Pas un ne savait comme moi acheter et revendre, avec avantage, des jardins, des maisons. Aussi, dans les carrefours, me surnommait-on généralement l'homme de Mercure.

HORACE.

Je le sais et m'étonne de te voir guéri de cette maladie.

DAMASIPPE.

Une autre toute nouvelle l'a remplacée, comme il arrive quand la douleur de tête ou de côté passe dans l'estomac, quand un homme tombé en léthargie se réveille et poursuit à coups de poing son médecin.

HORACE.

A ton aise, vraiment, pourvu que tu ne me traites point de même.

DAMASIPPE.

Ne t'y trompe pas, mon cher : tu es fou aussi ; tous les hommes le sont, s'il y a quelque chose de vrai dans ce que nous dit, nous répète Stertinius, ce grand philosophe dont j'ai pris les leçons, depuis le jour où il me consola, et où revenu, grâce à lui, moins triste du pont Fabricius, j'ai pris soin, par son conseil, d'entretenir cette barbe de sage. J’avais mal fait mes affaires et déjà, la tête voilée, j'allais me jeter dans le Tibre, quand il m'apparut fort à propos. Garde-toi, me dit-il, d'un acte indigne de toi. C'est une mauvaise honte qui te pousse ; tu crains de passer pour fou parmi des fous. Car, je te le demande, qu'est-ce que la folie ? Si elle ne se trouve qu'en toi, alors je ne dis plus un mot, je te laisse te tuer bravement. Celui que la sottise, l'ignorance, quelle qu'elle soit, de ce qui est vrai conduit en aveugle, celui-là tout le portique, tout le troupeau de Chrysippe le déclare fou, insensé. Voilà notre règle qui comprend les peuples, les rois, même les plus grands, tout le monde, hormis le sage. Veux-tu savoir, maintenant, pourquoi ceux-là ne sont pas moins fous que toi, qui te traitent de fou ? Quelquefois, dans une forêt, des voyageurs dispersés s'écartent du bon chemin, les uns à droite, les autres à gauche; ils sont dupes de la même erreur, mais diversement. C'est de cette façon que tu es fou. Celui qui se croit plus sage et se moque de toi a lui-même une queue derrière le dos dont tu peux rire à ton tour. Il y a la folie de l'homme effrayé de ce qui n'est nullement à craindre, qui se plaint de rencontrer sur son chemin, dans le Champ de Mars, des feux, des rochers, des fleuves : il y en a une autre, tout à rebours et sans plus de raison, celle du téméraire qui se précipite à travers les flammes et les eaux. En vain sa tendre mère, sa chaste sœur, ses parents, son père, sa femme lui crieraient : « Ici est un gouffre profond, là un roc escarpé ; prends garde ! » Il entendrait comme entendait, dans son ivresse, l'acteur Fufius, dormant le rôle d'Ilione, tandis que douze cents Catiénus criaient à la fois : « Ma mère, écoute-moi. » Ainsi errent, dans leur folie, la foule entière des humains ; je me fais tort de le montrer. Damasippe est fou, dit-on, parce qu'il achète de vieilles statues. Mais celui-là est-il bien raisonnable, qui lui prête son argent ? Supposons-le cependant. J'ai la simplicité de te dire : reçois de moi ce que jamais tu ne me rendras, et tu serais fou de recevoir ? Ne te montrerais-tu pas, au contraire, tout à fait privé de sens en repoussant une proie qui t'est offerte par la faveur de Mercure ? Fais souscrire à ton emprunteur dix obligations de la façon de Nérius ; ajoutes-y cent autres de celle du retors Cicuta ; ajoute cent autres liens : le scélérat, véritable Protée, saura échapper à tous. Pendant que tu le traîneras en justice, il rira, sans plus ménager sa mâchoire que si c'était celle d'autrui, et tu le laisseras devenir sanglier, oiseau, arbre, rocher, tout ce qu'il voudra. Si se mettre dans de mauvaises affaires est d'un fou, et en faire de bonnes d'un homme fort raisonnable, la plus sotte cervelle, crois-moi, est celle de Périllius, qui te dicte un engagement que tu ne pourras jamais tenir.
 
Écoutez-moi avec attention, avec recueillement, vous tous que fait pâlir l'amour des honneurs et de l'argent, qu'embrase la fièvre de l'intempérance, de la superstition, des autres maladies de l'âme. Venez, approchez-vous ; je vais vous démontrer à tous, les uns après les autres, votre folie. C'est aux avares, avant tout, qu'il faut, et largement, administrer l'ellébore ; je ne sais même si les prescriptions de la raison ne leur réserveraient pas Anticyre tout entière. Les héritiers de Stabérius inscrivirent sur son tombeau la somme dont ils héritaient ; ils devaient le faire, sous peine d'offrir au peuple cent paires de gladiateurs, plus un repas à la discrétion d'Arrius, du blé enfin, autant qu'en moissonne l'Afrique. « Que j'aie mal ou bien fait, je l'ai voulu ainsi ; ne faites pas avec moi l'oncle grondeur. » Voici, je m'imagine, le calcul de Stabérius.

DAMASIPPE.

Que se proposait-il donc en exigeant de ses héritiers, qu'ils fissent graver sur son marbre le chiffre de sa fortune ?

STERTINIUS.

Toute sa vie, la pauvreté lui avait paru un grand vice ; il n'y a rien dont il ait pris plus de soin de se garder : à ce point, que s'il se fut mis dans le cas de mourir appauvri d'un seul quart d'as, il se serait regardé lui-même comme un vaurien. Toute chose en effet, vertu, réputation, honneur, le sacré, le profane, tout est soumis à ce qu'il y a de plus beau sur la terre, aux richesses ; qui les entasse sera illustre, courageux, juste.

DAMASIPPE.

Sage aussi, peut-être ?

STERTINIUS.

Oui vraiment, et roi ; enfin ce qu'il lui plaira. Or donc, sa fortune, le prix de sa vertu, pensait-il, Stabérius espéra s'en faire dans l'avenir un grand titre de gloire.

DAMASIPPE.

Qu'avait de commun, avec un tel homme, le Grec Aristippe, ordonnant à ses esclaves de jeter dans le sable, en pleine Libye, l'or dont ils étaient chargés, pour alléger le fardeau qui ralentissait leur marche ? Qui des deux est le plus fou ?

STERTINIUS.

On ne peut rien conclure d'un exemple qui résout une difficulté par une autre. Acheter des cithares, s'appliquer à en faire collection, bien qu'on n'ait pas le goût de la musique, qu'on ne soit aucunement serviteur des Muses ; faire de même pour des alênes et des formes, n'étant pas cordonnier ; pour des agrès de vaisseau, ayant en aversion le négoce, ce serait mériter d'être appelé généralement des noms d'extravagant et d'insensé. Est-ce agir bien différemment que d'enfouir ses écus, son or, sans en savoir user, sans y toucher jamais, non plus qu'à un objet sacré ? L'homme qui, près d'un immense amas de blé, veillerait sans relâche étendu, et armé d'un long bâton, sans oser, la faim le pressant, toucher à un grain de ce blé dont il est le maître, et préférant par économie se nourrir d'herbes amères ; qui, avec des celliers tout remplis de vin de Chio, de vieux falerne, au nombre de mille, c'est peu, de trois mille tonneaux, se réduirait à boire une aigre piquette ; allons plus loin, qui, âgé de soixante-dix-neuf ans, coucherait sur de la litière, laissant pourrir dans des coffres, pâture des insectes, de nombreuses couvertures ; un tel homme paraîtrait insensé à quelques-uns seulement, attendu que le plus grand nombre est pris de la même maladie. Est-ce donc pour que tes biens soient absorbés par un héritier, soit ton fils, soit même un affranchi, que tu les gardes ainsi, vieillard haï des dieux ? ou bien, aurais-tu peur de manquer ? Mais de quelle parcelle chaque jour pourrait-il réduire ton capital, si tu consentais à faire usage de meilleure huile pour en humecter tes légumes et ta tête hérissée et malpropre ? Que s'il te suffit pour vivre de la moindre chose, pourquoi donc tous ces parjures, ces larcins, ces brigandages ? es-tu donc dans ton bon sens ? Si la fantaisie te prenait de lancer des pierres sur les passants et même sur tes esclaves acquis de ton argent, tout le monde sans exception, garçons et filles, te proclamerait insensé : et quand tu fais périr ta femme au moyen d'un lacet, ta mère par le poison, as-tu la tête bien saine ? Pourquoi pas ? diras-tu. Et en effet ce n'est point à Argos que tu agis ainsi ; ce n'est pas le fer que tu emploies contre la vie d'une mère, comme ce fou d'Oreste. Penses-tu par hasard qu'Oreste ait perdu la raison seulement après son parricide ? qu'il ne fût pas déjà égaré par les Furies, quand il plongeait son épée dans le sein maternel pour l'en retirer fumante ? Bien plus, du moment où il passa pour n'avoir plus l'esprit à lui, il ne fit rien qui mérite d'être repris ; il ne frappa ni Pylade, ni sa soeur Électre ; il se contenta de leur dire à tous deux des injures, donnant à l'une le nom de Furie, et à l'autre tous ceux que lui suggérait sa bile.
 
Opimius, indigent possesseur d'argent et d'or enfoui dans sa maison, cet avare qui les jours de fête buvait dans une écuelle en terre de Campanie du vin récolté à Véïes, et les jours ordinaires de la lie, tomba tout à coup dans une léthargie si profonde, que déjà son héritier courait joyeux et triomphant à ses clefs et à ses trésors. Un médecin, avisé et honnête, s'y prend de cette sorte pour le réveiller : il ordonne qu'on apporte une table, qu'on y vide des sacs d'écus, et qu'à l'entour bon nombre de personnes viennent compter cet argent. Par ce moyen il fait revenir notre homme ; puis il ajoute : « Si tu ne gardes ce qui est à toi, un avide héritier est prêt à l'emporter. — Moi vivant ? — Pour vivre, il faut être éveillé ; attention donc ! — Que faut-il que je fasse ? — Le sang va manquer à tes veines épuisées, si par de la nourriture tu n'étayes solidement ton estomac en ruine. Qu'attends-tu donc ? Hâte-toi de prendre cette petite tisane de riz. — Combien coûte-t-elle ? — Peu de chose. — Mais encore ? — Huit as. — Ah qu'importe que je meure par la maladie, ou par le vol, la rapine ? »

DAMASIPPE.

Qui donc est sain d'esprit ?

STERTINIUS.

Celui qui n’est pas fou.

DAMASIPPE.

Et l'avare ?

STERTINIUS.

Il est fou, insensé.

DAMASIPPE.

Ainsi donc, si l'on n'est pas avare, on sera raisonnable ?

STERTINIUS.

Point du tout.

DAMASIPPE.

Pourquoi, stoïcien ?

STERTINIUS.

Je vais le dire. Ce malade n'a rien au cœur, c'est Cratère lui-même qui parle, supposez-le. Il est donc bien et va se lever ? Point du tout, dira ce médecin, car son côté, car ses reins sont attaqués d'une maladie aiguë. Cet homme n'est ni un fripon, ni un avare : qu'il en remercie ses Pénates et leur immole un porc ! Mais il a une ambition sans frein : qu'il s'embarque pour Anticyre ! Quelle différence en effet entre celui qui jette au gouffre tout ce qu'il possède et celui qui n'use point de ce qu'il a pu acquérir.
 
Servius Oppidius, riche propriétaire de Canusium, dont la fortune datait de loin, partagea, dit-on, les deux domaines qu'il possédait entre ses deux fils, et, au moment de mourir, ayant fait venir près de son lit ses enfants, leur tint ce discours : « Lorsque je vous ai vus, toi, Aulus, porter dans ton sein, la tunique flottante, tes osselets, tes noix, toujours prêt à les donner, à les risquer au jeu, toi, au contraire, Tibérius, t'occuper tristement à les compter, à les cacher dans des trous, j'ai craint qu'une égale folie vous emportât en sens contraire, l'un à la suite de Nomentanus, l'autre de Cicuta. Je vous en prie donc tous deux, par les dieux, par nos Pénates, gardez-vous, toi de diminuer, toi d'augmenter le bien qu'un père juge suffisant à votre existence, et auquel vous borne la nature. En outre, n'allez pas vous laisser chatouiller par l'amour de la gloire ; il faut, l'un et l'autre, me le promettre par serment : celui des deux qui sera édile, préteur, je l'interdis, je le maudis. Quoi donc vous dépenseriez votre patrimoine en pois chiches, en fèves, en lupins ? Et pourquoi ? Pour vous promener par le Cirque, avec de grands airs; pour vous voir en airain, tout nu, sur un piédestal, dépouillé en effet, par votre folie, des terres et de l'argent que vous laissa votre père ? Apparemment, ces applaudissements, que recueille Agrippa, vous croyez aussi y pouvoir prétendre, vous, renards rusés, imitant le lion généreux ? »
 
« Pourquoi donc, fils d'Atrée, défends-tu d'ensevelir Ajax ? — Je suis roi. — Il suffit : je n'insiste pas; je suis peuple. — Et puis ce que je veux est juste. Si quelqu'un pense autrement, qu'il le dise sans crainte, je le permets. — O le plus grand des rois ! Fassent les dieux qu'un jour vainqueur de Troie tu ramènes heureusement ta flotte. Je pourrai donc librement t'interroger et ensuite te répondre ? — Tu le pourras. — Pourquoi laisser pourrir le corps d'Ajax, de ce héros, le second après Achille, tant de fois illustré par le salut des Grecs ? Est-ce pour donner à Priam et à son peuple la joie de voir sans sépulture celui qui a privé des honneurs du tombeau tant de leurs guerriers ? — Il a dans sa folie mis à mort mille brebis, s'écriant qu'il tuait Uysse et Ménélas avec moi. — Mais, toi-même, lorsqu'en Aulide tu amenais à l'autel, en guise de victime, ta jeune et tendre fille, que tu répandais sur sa tête la farine et le sel, ta raison était-elle bien droite ? — Comment ? — Qu'a fait de si fou Ajax, égorgeant vos troupeaux ? Il s'est répandu en imprécations contre les Atrides, mais il n'a point porté la main sur sa femme, sur son fils ; il n'a point touché à Teucer, ni même à Ulysse. — J'ai, moi, pour affranchir nos vaisseaux que retenait captifs un rivage ennemi, sagement apaisé, par un peu de sang, le courroux des dieux. — Ce sang, c'était le tien, fou furieux. — Le mien, soit, mais je n'étais point en fureur. » Celui dont l'esprit troublé se laisse emporter loin du vrai par les suggestions du crime, celui-là est hors de sens ; il doit passer pour tel ; qu'il pèche par erreur de jugement, ou par colère, peu importe. Ajax est fou, dis-tu, parce qu'il tue des agneaux innocents ? Et toi, qui, épris de vains titres de gloire commets de sang-froid le crime, tu serais raisonnable ? Ton esprit tout gonflé d'un criminel orgueil resterait sain ? Celui qui ferait porter en litière une blanche brebis, qui lui donnerait vêtements, servantes, bijoux, comme à sa fille, qui l'appellerait Rufa ou Pusillia, la promettrait pour épouse à un noble mari, celui-là, le préteur ne manquerait pas de l'interdire, de lui retirer l'exercice de tous ses droits, de le confier à la tutelle de parents raisonnables. Et celui qui en place d'une muette brebis voue aux dieux le sang de sa fille, aurait la raison intacte ? Vous ne le prétendrez pas. Ainsi donc, où est la dépravation d'esprit, la sottise, là est au plus haut degré la folie ; l'homme qui se porte au crime est de plus un fou furieux ; celui qui s'est laissé séduire par l'éclat de la renommée, entend retentir, à son oreille troublée, la foudre de Bellone, cette déesse amie du carnage.
 
Voyons, maintenant, attaquons-nous à la passion du luxe et de la débauche, à Nomentanus. La raison, en effet, peut convaincre de folie les mauvais sujets. Tel vient de recueillir, par héritage, un patrimoine de mille talents, et aussitôt il fait savoir au pêcheur, au fruitier, à l'oiseleur, au vendeur de parfums, à la population impie du bourg toscan, au pâtissier et aux bouffons, à tout le Vélabre, à tout le marché, qu'ils aient à se rendre dès le matin dans sa maison. Eh bien ! Les voilà arrivés et en grand nombre. Le prostitueur porte la parole : « Tout ce qu'il y a chez moi, tout ce qu'il y a chez eux, regardez-le comme à vous ; vous pouvez le demander soit à l'instant, soit demain. » Écoutez maintenant ce que répond à ces politesses l'honnête jeune homme : « Tu dors tout botté sur la neige de Lucanie pour me faire souper d'un sanglier ; tes filets vont ramasser le poisson dans les flots agités par l'hiver ; et moi, paresseux, je ne fais rien ; je ne mérite pas de posséder tant d'argent. Prenez donc, toi dix mille sesterces, toi la même somme, et toi le triple ; car c'est ta femme qui accourt à mon appel au milieu de la nuit. » Le fils d'Ésopus, détachant de l'oreille de Métella une perle précieuse, la fit dissoudre dans du vinaigre, afin d'avaler d'un seul trait un million de sesterces. Était-il plus sensé que s'il eût jeté cette perle dans la rivière ou dans un égout ? Les fils de Quintins Arrius, ces nobles frères, vraiment jumeaux pour l'esprit de désordre, de futilité, le goût de ce qui est mal, auxquels il faut pour leur dîner des rossignols achetés à grands frais, où les mettre ? Sont-ce gens raisonnables qu'il faille marquer à la craie, ou bien les marquerons-nous au charbon ? Bâtir de petites maisons, atteler des souris, jouer à pair ou non, aller à cheval sur un roseau, sont des choses qu'on ne peut taire, quand on a de la barbe au menton, sans être affligé de folie. Mais si la raison vous force de convenir qu'il est plus puéril encore de faire l'amour, qu'il n'y a nulle différence entre l'enfant de trois ans gravement occupé, sur le sable, à quelque jeu, et le jeune homme tourmenté, réduit aux larmes par sa passion pour une courtisane, n'agirez-vous pas, je vous le demande, comme Polémon, quand il changea de vie ? Ne rejetterez-vous pas loin de vous ces ajustements efféminés, insignes de votre mal, comme on dit que, revenant de son ivresse, il arracha furtivement de son cou ses guirlandes, à la voix du maître austère qui reprenait son dérèglement ? Vous offrez des fruits à un enfant en colère, il les refuse : « Prends, dites-vous, mon petit ; » il n'en veut point : il les souhaiterait si vous les lui refusiez. Cet enfant capricieux n'est-ce pas l'amant qu’on a renvoyé et qui délibère s'il ira, s'il n'ira pas où il fût revenu de lui-même, quand on ne l'eût pas envoyé chercher ; qui reste comme attaché à cette porte que pourtant il déteste ? « N'irai-je point la trouver, maintenant que d'elle-même elle me redemande ? Ou plutôt, prendrai-je une bonne fois le parti de mettre un terme à mes tourments ? Elle m'a chassé ; elle me rappelle : reviendrai-je ? Non ; elle aurait beau m'en conjurer. » Écoutez maintenant son esclave, qui, bien plus sage, lui dit : « O mon maître, ce qui n'a ni mesure ni règle, ce n'est point par la raison qu'il le faut gouverner. Tel est l'amour : la guerre et puis ta paix. Prétendre fixer, pour soi seul, ce qui de sa nature est mobile comme la tempête, toujours flottant au gré de 1’aveugle hasard, c'est prendre une peine inutile, c'est vouloir déraisonner raisonnablement. » Et toi, quand pressant entre tes doigts les pépins d'une poire du Picenum, tu t'appliques à leur faire toucher le plafond, plein de joie, si par hasard tu réussis, crois-tu te posséder ? Quand, d'une voix cassée par les années, tu bégayes d'amoureuses paroles, es-tu plus sage que l'enfant bâtissant de petites maisons ? Ajoute à ces puérilités leurs suites sanglantes ; cette flamme insensée attise-la, te dis-je, avec l'épée. Lorsque, meurtrier d'Hellas, Marius se jetait par la fenêtre n'avait-il pas le transport au cerveau ? Aimez-vous mieux l'absoudre d'égarement d'esprit, de folie, et l'accuser de crime, trompé, comme le vulgaire, par le rapport des mots, et les appliquant au hasard ?
 
Il y avait un vieil affranchi, qui, le matin, les mains religieusement lavées, courait les autels des carrefours, faisant, sans être pris de vin, cette prière : « Exemptez-moi, seul entre tous, est-ce donc trop demander ? cela n'est-il pas facile aux dieux ? exemptez-moi de la mort. » Il était, du reste, parfaitement sain des yeux et des oreilles ; mais, quant à son intelligence, le maître qui le vendit, s'il n'eût aimé les procès, aurait dû faire des réserves. Ces sortes de gens, si nombreux, Chrysippe les compte encore dans la grande famille de Ménénius.
 
« Jupiter, toi qui nous envoies la souffrance et qui nous en délivres, dit une mère dont le fils est au lit malade, depuis cinq mois déjà, si le frisson de la fièvre quarte quitte mon enfant, le matin même du jour où tu prescris le jeûne, il sera plongé nu dans le Tibre. » Que le hasard ou le médecin le tire de ce mauvais pas, sa mère en délire le fera périr, enchaîné à une rive glacée ; elle lui rendra la fièvre. Qui ébranle et trouble son esprit ? La peur des dieux.

DAMASIPPE.

Voilà quelles armes m'a fournies mon ami Stertinius, le huitième sage, pour me défendre désormais contre les insultes. Qui m'appellera fou, sera traité de fou par moi, et je lui ferai voir ce que lui-même porte derrière le dos et dont il ne se doute pas.

HORACE.

Puisses-tu, stoïcien, réparer un jour tes pertes par de meilleurs marchés ! Mais, de grâce, dis-moi, puisqu'il y a plus d'un genre de folie, quelle est la mienne ? Car il me semble, à moi, que j'ai l'esprit assez sain.

DAMASIPPE.

Est-ce qu'Agavé, lorsqu'elle porte à la main la tête sanglante de son fils, connaît son égarement ?

HORACE.

Je suis fou, j'en conviens, il faut bien céder à l'évidence ; je suis même insensé. Dis-moi seulement de quelle maladie d'esprit tu me crois attaqué.

DAMASIPPE.

D'abord tu as la fureur de bâtir, et ce pour singer les grands, toi qui du haut en bas ne passes pas deux pieds. Tu ne laisses pas que de rire des grands airs de Turbon, quand ce petit corps marche fièrement au combat ; mais es-tu moins ridicule ? Tout ce que fait Mécène, te convient-il de le faire aussi, toi qui lui ressembles si peu, qui lui es si inférieur ? Les petits d'une grenouille avaient été en son absence écrasés par un veau. Un seul s'échappa, qui vint raconter à sa mère comment ses frères avaient péri sous les pieds d'un monstre énorme. Quelle était sa grosseur ? Comme ceci peut-être ? dit-elle en se gonflant ; comme ceci, ajouta-t-elle, devenue plus grosse de moitié. Elle allait grossissant de plus belle, quand le petit lui dit : « Vous crèveriez, ma mère, que vous n'en approcheriez pas. » Cette fable est à peu près ton histoire. Ajoute à tes folies, et c'est jeter de l'huile sur le feu, la passion des vers. Si jamais homme sain d'esprit en a fait, je te reconnais pour tel. Je ne parle pas de tes accès de rage.

HORACE.

Allons, c'est assez.

DAMASIPPE.

De ton luxe au-dessus de ta condition.

HORACE.

Mêle-toi, Damasippe, de tes affaires.

DAMASIPPE.

De tes amours de toutes sortes.

HORACE.

Ah ! c'en est trop. Épargne enfin, maître fou, de moins fous que toi.

 

Livre deuxième. Satire IV

HORACE.

D'où vient, où va Catius?

CATIUS.

Je n'ai pas le temps de m'arrêter. Il faut que je fixe par des signes, dans ma mémoire, certaines maximes, de grande nouveauté, qui surpassent tout ce qu'ont pu dire Pythagore, la victime d'Anytus, le docte Platon.

HORACE.

Je suis coupable, je l'avoue, de t'avoir interrompu si mal à propos ; mais tu auras la bonté de me pardonner. Que si, pour le moment, quelque chose t'est échappée, tu la retrouveras bientôt, par le bienfait de la nature et de l’art, dont tu es également et merveilleusement favorisé.

CATIUS.

J'étais en peine de savoir comment je pourrais tout retenir. Ce sont des choses si subtiles, dans un langage si fin !

HORACE.

De qui les as-tu apprises ? Est-ce un Romain, un étranger ?

CATIUS.

Je vais te redire ses leçons. Quant à son nom, permets que je le taise. Fais servir de préférence, ne l'oublie pas, des œufs de forme allongée ; ils sont plus sains, ils ont le jaune plus pâle, et une enveloppe plus épaisse y renferme un germe mâle. Les légumes venus dans un terrain sec ont une saveur plus douce que ceux de nos faubourgs ; rien d'insipide comme les productions d'un jardin fort arrosé. Si, vers le soir, un hôte te surprend de son arrivée imprévue, et que ta volaille risque par sa dureté de fatiguer ton palais, tu sauras qu'il faut la plonger vivante dans du falerne doux ; elle en deviendra plus tendre. Les champignons des prés sont les meilleurs ; il n'est pas sûr de se fier aux autres. Celui-là achèvera l'été sans maladie, qui terminera son dîner par des mûres noires, cueillies sur l'arbre avant l'ardeur pesante du soleil. Aufidius délayait le miel dans du falerne déjà fort : erreur ! Il ne faut faire entrer dans les veines encore vides rien que de doux ; c'est d'une douce liqueur qu'il est bon d'humecter ses entrailles. Si vous avez le ventre dur et paresseux, les voies deviendront plus faciles en usant de moules, de coquillages communs, de petite oseille, mais sans oublier le vin blanc de Cos. A la naissance de la lune s'emplissent les coquillages. Toute mer, du reste, ne produit pas indifféremment ceux d'un goût distingué. La pélore du lac Lucrin vaut mieux que le murex de Baïes ; les bonnes huîtres viennent de Circeii, les bons hérissons de Miséne, et les larges pétoncles sont la gloire de la molle Tarente. Qu'on n'aille pas témérairement se dire maître dans l'art des repas, avant d'avoir fait une étude délicate de la science des saveurs. Il ne suffit pas d'enlever pour une table somptueuse ce qu’il y a de plus cher en poisson, si l'on ignore auxquels convient mieux la sauce, quels sont ceux qui rôtis réveilleront l'appétit languissant des convives, les inviteront à se remettre sur le coude. Le sanglier de l'Ombrie, nourri du gland des yeuses, fait plier les grands plats du gourmet qu'une chair fade ne satisfait point. Le sanglier de Laurente, engraissé parmi les joncs et les roseaux, ne vaut rien. Les vignes ne donnent pas toujours des chèvres bonnes à manger. Du lièvre à la race féconde un connaisseur recherche surtout les épaules. Quels sont pour les poissons, pour les oiseaux, les espèces, les âges préférables ? Nul palais, avant le mien, ne l'avait pénétré. Il en est, qui mettent tout leur génie à produire quelque mets nouveau. Mais il ne suffit nullement de consacrer sa peine à un seul objet, de s'appliquer, par exemple, à fuir le mauvais vin, sans s'inquiéter de l'huile dont on assaisonne son poisson. Exposés la nuit à l'air libre, les massiques, pour peu qu'ils soient épais, deviendront plus légers ils n'auront plus ce bouquet qui offense les nerfs. Mais ces vins-là, les passer c'est les gâter ; le tamis de lin leur enlève tout leur goût. L'homme habile qui sait mêler à son vin de Sorrente de la lie du falerne, réussira ensuite à le clarifier, au moyeu d'un œuf de colombe, le germe entraînant avec soi, vers le fond, toutes les parties étrangères. Des squilles rôties, des limaçons d'Afrique reposeront le buveur fatigué ; car, après le vin, la laitue surnage dans un estomac qui fermente. C'est par du jambon, surtout, c'est mieux encore par des viandes farcies qu'il veut être stimulé ; il préférerait même à toutes choses ce qu'on apporte bouillant des immondes tavernes. On ne sera point fâché de connaître la composition de deux sortes de sauces. La plus simple se fait avec de l'huile douce, à laquelle il convient de mêler du vin fort, et de la saumure, mais de celle qui a pénétré de son odeur les barils de Byzance. Quand tout cela, bien mêlé, a bouilli avec des herbes hachées, et que, saupoudré de safran de Corycie, on l’a laissé reposer, il faut y ajouter de l'huile exprimée sous le pressoir des olives de Vénafre. Les fruits de Tibur ont moins de suc que ceux du Picenum, mais ils ont plus d'apparence. A la conservation des raisins de Vénuse conviennent les vases de terre ; ceux d'Albe, il vaut mieux les exposer à la fumée. Ces derniers, avec des fruits nouveaux, des anchois et d'autres saumures, du poivre blanc mélangé de sel noir, je me suis rencontré le premier pour les faire ranger autour de la table dans des vases élégants. C'est un vice monstrueux de dépenser au marché trois mille écus, pour resserrer ensuite de pauvres poissons, aux libres allures, dans un plat de dimensions étroites. Le coeur se soulève quand on reçoit d'un valet une coupe qui porte la grasse empreinte de ses doigts trempés furtivement dans la sauce ; qu'on aperçoit au fond d'un vieux cratère le sale dépôt qui s'y est amassé. Que coûtent des balais, des torchons, de la sciure de bois ? Manquer de tout cela est un grand tort. Souffrirez-vous qu'on passe sur vos mosaïques une boueuse branche de palmier ? Couvrirez-vous d'un tapis de pourpre un lit malpropre ? Songez que moins la propreté demande de soins et de dépenses, plus le défaut en est répréhensible ; on vous passerait plutôt de manquer de certaines choses qui n'appartiennent qu'à la table des riches.

HORACE.

Je t'en prie, docte Catius, au nom des dieux et de notre amitié, quand tu iras entendre ce sage, emmène-moi, si loin que ce soit. Sans doute tu me redis fidèlement sa doctrine ; mais ce n'est pas assez pour moi de l'entendre de ta bouche : il y manque son air, son geste. Le bonheur de l'avoir vu, tu n'y songes pas, parce que tu en as joui ; mais moi, je n'ai pas un médiocre désir d'approcher de la source secrète de ta philosophie, et d'y puiser moi-même les règles de la vie heureuse.

 

Livre deuxième. Satire V

ULYSSE.

Encore une question, Tirésias ; ne te lasse point de me répondre. Comment refaire ma fortune perdue ? Tu ris ?

TIRÉSIAS.

Quoi donc, trompeur, il ne te suffit plus de revenir à Ithaque, de revoir tes pénates ?

ULYSSE.

O toi que jamais personne n’accusa de mensonge, tu vois, tu l'as prédit, que je rentre chez moi pauvre et nu ; les amants de ma femme n'ont épargné ni mes celliers ni mes troupeaux ; et la naissance, la vertu, sans l'argent, n'ont pas plus de valeur que l'herbe de la mer.

TIRÉSIAS.

Puisque tu avoues si franchement que la pauvreté te fait peur, apprends de quelle manière tu pourras t'enrichir. Si tu reçois d'un ami quelque chose pour ton usage, une grive par exemple, qu'elle prenne aussitôt son vol vers cette maison où brille l'opulence et dont le maître est un vieillard. Ce que ta terre cultivée de tes mains te donne de meilleur, les fruits, honneur de ton jardin, qu'il en goûte, avant le dieu Lare lui-même, ce riche plus digne que le dieu Lare de tes hommages. Il serait sans foi, sans naissance, souillé du sang fraternel, esclave fugitif, n'importe ; ne refuse pas, s'il le demande, de sortir avec lui, de marcher à sa gauche.

ULYSSE.

Moi ! faire ainsi compagnie à un vil Dama ! Ce n'est pas là ce que j'étais à Troie, où je le disputais aux plus braves et aux meilleurs.

TIRÉSIAS.

Eh bien ! tu seras pauvre.

ULYSSE.

J'exhorterai mon âme à la constance. J'ai supporté bien d'autres choses. Ne laisse pas cependant de me dire, ô devin, comment il faut m'y prendre pour amasser de grandes richesses, des monceaux d'or.

TIRÉSIAS.

Je te l'ai dit et te le répète : adresse-toi partout aux vieillards, cherchant avec adresse à surprendre leurs testaments ; et ne va pas, si un, si deux, plus rusés, échappent aux embûches du pêcheur en dérobant l'appât, laisser là tes espérances et, pour quelque échec, renoncer à ton art. Qu'une affaire, grande ou petite, se débatte au barreau, celui des deux contendants qui a du bien et point d'enfants, quand ce serait un méchant, s'attaquant gratuitement et avec audace au bon droit, est celui précisément dont tu dois prendre la défense. Pour l'autre, malgré sa bonne réputation et la justice de sa cause, n'en tiens aucun compte, si un fils s'élève dans sa maison, s'il a une épouse féconde. « Quintus, t’écrieras-tu, ou bien encore, Publius (ils ont des oreilles délicates, que charment les prénoms), ta vertu m'a fait ton ami. Je connais les subtilités du droit, je sais conduire un procès ; le premier venu m'arrachera les yeux, avant que je lui laisse croire qu'il pourra impunément t'appauvrir d'une noix vide ; c'est à moi d'empêcher qu'on te fasse tort, qu'on se joue de toi. » Et là-dessus renvoie-le à la maison ; exige qu'il y soigne sa chère santé, te mettant toi-même en sa place, et poursuivant pour lui son affaire. Point de relâche, point de repos, soit que la rouge canicule fasse fendre les muettes statues, soit que, la panse toute gonflée de viandes communes, Furius crache sur les sommets des Alpes les neiges de l'hiver. « Vois-tu, dira quelqu'un, poussant du coude son voisin, quelle patience, quel dévouement pour ses amis, quelle activité ? » et les thons viendront en foule grossir tes magasins.
 
Que si, chez un autre, languit, au sein d'une éclatante fortune, un enfant maladif, garde-toi de montrer trop à nu le secret de tes complaisances pour le père resté veuf ; achemine-toi doucement, par d'honnêtes procédés, vers l'objet de tes espérances, être porté comme second héritier, et si quelque accident envoie l'enfant à Pluton, occuper la place vacante : il est bien rare qu on soit dupe de cette chance. Toutes les fois qu'on viendra te donner à lire un testament, ne manque pas de t'y refuser, de repousser l'acte loin de toi, de manière cependant à saisir d'un regard furtif, jeté sur le commencement, ce que dit la seconde ligne, si tu hérites seul, si on te donne plusieurs cohéritiers : que ton œil curieux s'en assure à la hâte. On verra de malins scribes, autrefois quinquévirs, faire ouvrir au corbeau son large bec, et Nasica prêter à rire à Coranus qu'il voulait attraper.

ULYSSE.

Est-ce un transport prophétique qui te saisit ? ou voudrais-tu te jouer de moi par ces obscurités ?

TIRÉSIAS.

Ce que j'ai à te dire, fils de Laërte, sera ou ne sera pas, car le grand Apollon m'a accordé le privilège de prévoir l'avenir.

ULYSSE.

Mais enfin qu'est-ce que cette histoire ? Pourrais-tu me le dire ?

TIRÉSIAS.

Au temps où, effroi du Parthe, un prince issu d'Énée étendra son pouvoir et sur terre et sur mer, le brave Coranus épousera la grande fille de Nasica, peu pressé de payer ses dettes. Que fera le gendre ? Il remettra au beau-père son testament, le priant d'en prendre connaissance. Après de longs refus, Nasica le prendra, le lira à part lui, et trouvera qu'on ne lui lègue, comme aux siens, que des larmes. Voici encore ce que je te recommande : si une femme artificieuse, si un affranchi gouvernent un vieillard en délire, deviens leur auxiliaire ; fais leur éloge pour qu'ils te le rendent en ton absence. Cela n'est pas non plus sans utilité ; mais ce qui vaut beaucoup mieux, c'est d'emporter d'abord la place principale. A-t-il la rage de composer de mauvais vers ? Fais-en l'éloge. Est-il libertin ? N’attends point sa demande ; facile époux, livre-lui ta Pénélope, dont il est plus digne que toi.

ULYSSE.

Y penses-tu ? Une femme si sage, si pudique, que tant de poursuivants n'ont pu détourner du droit chemin !

TIRÉSIAS.

Oh ! c'est une jeunesse peu généreuse, moins occupée d'amour que de cuisine. Voilà ce qui fait la sagesse de Pénélope. Mais qu'elle ait une fois goûté d'un vieillard, qu'elle en ait avec toi partagé le bénéfice, elle sera comme le chien rongeant quelque lambeau de cuir et à qui on ne peut faire lâcher prise. J'étais déjà d'un grand âge, quand se passa ce que je te vais dire. Une vieille Thébaine, d'humeur plaisante, ordonna, par testament, qu'on l'enterrât de cette manière : son corps, largement humecté d'huile, devait être porté sur les épaules nues de son héritier ; elle comptait, sans doute, échapper, après sa mort, à celui qui, de son vivant, l'avait serrée de trop près. Vas-y donc prudemment : point de négligence, mais aussi rien d'excessif dans tes empressements. Un homme d'humeur difficile et grondeuse s'accommoderait mal d'un babillard ; il ne faut pas, non plus, s'aviser mal à propos de garder le silence. Sois comme le Dave de la comédie, la tête penchée, l'air humble et timide. Avance-toi par des soins. L'air devient-il plus vif, dis à ton homme qu'il serait prudent de voiler sa précieuse tête ; tire-le obligeamment de la foule, lui faisant un rempart de tes épaules. Il aime la louange, à fatiguer les flatteurs, eh bien, jusqu'à ce qu'il te dise Holà ! les mains levées vers le ciel, insiste et par tes discours emphatiques fais croître sans fin cette outre gonflée. Quand enfin il t'aura affranchi par sa mort des ennuis de ce long esclavage et que, bien éveillé, tu auras entendu ces mots : Ulysse hérite pour un quart, « Eh quoi, t'écrieras-tu, Dama, mon compagnon, il n'est plus ! Où retrouver un si digne homme, un si fidèle ami ? » Jette, par moments, de ces paroles, et, pour peu que tu le puisses, verse des larmes. Il y a moyen de cacher la joie que trahit le visage. Quant au tombeau, qu'on t'a laissé le soin d'ordonner à ton gré, point de lésine. Il faut des funérailles distinguées, que loue le voisinage. Parmi tes cohéritiers s'en trouve- t-il un qui ait une mauvaise toux ? dis-lui que si, dans ta part d'héritage, quelque morceau de terre, quelque maison lui convenait, tu te ferais un plaisir de l'en rendre possesseur par une vente simulée. Mais la sévère Proserpine me rappelle et m'entraîne. Vis et te porte bien.

 

Livre deuxième. Satire VI

C'étaient là tous mes vœux : un bien de médiocre étendue, avec jardin, source d'eau vive près de la maison et même un peu de bois. Les dieux ont fait plus pour moi : c'est bien ; je ne te demande, fils de Maïa, que de m'assurer la jouissance de leurs présents. Si de honteuses pratiques ne m'ont point enrichi ; si je ne dois point m'appauvrir par mes vices, mes dissipations ; si je ne fais jamais de ces sottes prières : Oh ! que ce petit coin de terre vienne un jour arrondir mon champ ! Oh ! qu'une heureuse fortune me fasse rencontrer quelque urne pleine d'argent, ainsi qu'à ce protégé d'Hercule, enrichi par la découverte d'un trésor, et devenu maître du bien qu'auparavant il cultivait pour autrui ! si ce que j'ai me suffit, me contente, à tous ces titres, Mercure, je t'en conjure, engraisse mon troupeau, tout chez moi, hors mon esprit ; que je sois toujours, comme jusqu'à présent, sous ta fidèle garde ! Quand donc, échappant à la ville, je me suis réfugié dans mes montagnes et dans mon fort, quel sujet, mieux que ma délivrance, conviendrait à ces satires, que me dicte une muse familière ? Ici je ne succombe plus à des devoirs fatigants, au souffle pesant de l'Auster, à ces malignes influences de l'automne, qui enrichissent la cruelle Libitine.
 
Dieu au culte matinal, Janus, si tu l'aimes mieux, toi qui ouvres (ainsi, hélas ! l'ont voulu les dieux) tous les travaux des mortels, c'est par toi que je commencerai ces vers. Suis-je à Rome ? Tu t'empares aussitôt de moi, pour me faire servir de caution. « Allons, que nul ne te prévienne, ne rende avant toi ce bon office ! fais diligence. » Le souffle de l'Aquilon balaye la terre ; les brouillards, les neiges de l'hiver raccourcissent le jour : n'importe, il faut marcher. Puis, quand j'ai prononcé haut et clair ce qui me coûtera cher peut-être, nouveau travail : je fends péniblement la foule où chacun me retarde. « Voyez ce fou : à qui en a-t-il ? dit un passant qui me maudit sans façon. Vraiment ! tu renverserais tout, pour être un instant plus tôt chez Mécène, quand ton cœur t'y rappelle. » Injure qui me charme, à ne point mentir, qui m'est douce comme le miel ! Mais à peine j'ai gagné ce quartier si triste autrefois, des Esquilies, que cent affaires, pour moi sans intérêt, viennent de toutes parts m'assaillir. « Roscius vous prie de ne point lui faire faute demain, avant la deuxième heure, au Putéal. — Les scribes vos confrères, Quintus, vous attendaient aujourd'hui pour une affaire nouvelle et de grande importance, qui concerne l'ordre entier. — De grâce faites que Mécène appose son cachet à cette pièce. » Qu'on réponde : « J'y tâcherai. — Vous le pouvez si vous voulez, » repartira notre homme en insistant.
 
Huit ans bientôt auront fui loin de nous depuis le jour où Mécène m'admit au nombre de ses amis ; pourquoi ? Pour me mener avec lui en voyage ; pour me confier des bagatelles de cette sorte : « Quelle heure est-il ? Le gladiateur Gallina vaut-il bien Syrus ? Les matinées sont fraîches ; si l'on n'y prend garde, on peut se trouver pincé ; » de ces secrets enfin que l'on verse sans danger dans l'oreille la plus fêlée. Notre cher Horace, depuis ce temps, est de jour en jour, d'heure en heure, plus en butte à l'envie. A-t-il assisté au spectacle en la compagnie de Mécène, a-t-il fait sa partie au Champ de Mars : « C'est un fils de la fortune, » disent-ils tous. Un bruit alarmant, né près des Rostres, se répand dans la ville. Quiconque me rencontre me questionne : « Cher ami, tu dois le savoir, tu approches des dieux, que dit-on des Daces ? — Rien que je sache. — Allons ! veux-tu plaisanter comme à ton ordinaire ? — Que tous les dieux me confondent si j'en ai rien appris. — Et ces domaines promis par César à ses soldats, est-ce en Sicile ou en Italie qu'ils les recevront ? » J'ai beau jurer que je l'ignore, on m'admire comme un homme unique pour la discrétion. Ainsi se perd cependant ma pauvre journée, ma vie, non sans ce vœu, plus d'une fois répété : Chère campagne, quand te reverrai-je ? quand pourrai-je, tantôt lisant les anciens, tantôt donnant au sommeil ou aux jeux mes heures paresseuses, savourer le doux oubli d'une vie inquiète ? Quand reparaîtront sur ma table la fève, noble parente de Pythagore, et ces légumes que je relève d'un succulent morceau de lard. O soirées, ô soupers dignes des dieux, où je me traite avec mes amis, devant des Pénates qui sont à moi ; où, des restes du repas, je nourris les fils pétulants de mes esclaves. Chacun, selon son désir, vide une coupe à sa mesure, sans être soumis à de folles lois : l'un, intrépide buveur, remplit son verre, l'autre s'humecte à petits coups. Nous causons, non des villas, des maisons d'autrui, de la danse de Lépos, mais de ce qui nous importe plus, et qu'on ne peut ignorer sans dommage, recherchant si c'est la richesse ou la vertu qui fait le bonheur ; ce qui attire à l'amitié de l'intérêt ou d’une honorable convenance ; en quoi consiste le bon, le souverain bien. Cervius cependant, mon voisin, nous conte à l'occasion de vieilles histoires. Vient-on, par exemple, à vanter mal à propos la fortune si inquiète d'Arellius, il nous dit :
 
Un jour le rat des champs reçut dans son pauvre trou le rat de ville, un vieil ami, un ancien hôte. Dur à lui-même et ménager de son bien péniblement amassé, il savait cependant, quand il traitait, se relâcher de ses habitudes étroites. Pour abréger, en cette occasion, il ne ménagea ni sa provision de pois chiches, ni ses longs grains d'avoine ; il alla même chercher quelques raisins secs, un peu de lard à moitié rongé : par cette variété il cherchait à vaincre les dégoûts d'un convive, effleurant à peine chaque morceau d'une dent dédaigneuse, tandis que le maître du logis, sur de la paille fraîche, se contentait d'orge et d'ivraie, sans toucher au meilleur du repas. « Peux-tu bien mon ami, lui dit enfin le citadin te condamner à végéter sur ce sommet, parmi ces rocs et ces bois ? Ne préfèrerais-tu pas à ton désert les hommes et la ville ? Si tu veux m'en croire, tu te mettras en route avec moi. Nous tous, habitants de cette terre, n'avons reçu on partage qu'une âme périssable ; nul ne peut, ni grand, ni petit, se dérober à la mort. Il faut donc, mon cher, que tu songes, tandis que tu le peux encore, à connaître les plaisirs, à vivre heureux. Jouis de la vie, en songeant combien elle est courte. » Ce discours ébranla le campagnard ; il s'élance lestement de sa demeure et tous deux se mettent à l'instant en route, souhaitant se glisser de nuit encore sous les murailles de la ville. Déjà la nuit avait parcouru dans le ciel la moitié de sa carrière, quand, l'un et l'autre, ils portent leurs pas dans une riche maison où, sur des lits d'ivoire, brillaient des étoffes écarlates, où s'étalaient, non loin de là, les abondants reliefs d'un splendide souper, amoncelés la veille au soir dans des corbeilles. Notre paysan, une fois placé sur un tapis de pourpre, où il s'étend, son hôte s'empresse, toujours trottant, de lui servir mets sur mets ; il ne néglige pas, cependant, le devoir d'un serviteur de bonne maison, et goûte d'abord, le premier, à tout ce qu'il apporte. L'autre, à l'aise, jouissait de son changement de fortune, et, dans cette prospérité, se comportait en joyeux convive, quand, tout à coup, un grand bruit de portes les fait sauter ensemble à bas du lit ; les voilà qui courent par la chambre hors d'haleine et mourant de peur ; en même temps la vaste maison retentit de aboiements de gros chiens molosses. Le rustique alors de dire : « Ce n'est pas cette vie-là qu'il me faut. Adieu ! Dans ma forêt, dans mon trou, à l'abri des embûches, je me consolerai avec mes humbles légumes. »

 

Livre deuxième. Satire VII

DAVE.

Je suis là, depuis longtemps, guettant l'occasion : j'aurais à te dire quelques mots ; mais je ne suis qu'un esclave, je n'ose.

HORACE.

C'est toi, Dave ?

DAVE.

Oui, Dave, un serviteur attaché à son maître, et honnête, juste ce qu'il faut ; c'est-à-dire qu'on peut être sans inquiétude pour sa vie.

HORACE.

C’est bien ; tu peux user, ainsi l'ont voulu nos pères, des franchises de décembre. Je t'écoute.

DAVE.

Parmi les hommes, il en est qui se plaisent constamment dans leurs vices, qui poursuivent sans relâche leur but coupable : d'autres, en grand nombre, flottent toujours, quelquefois embrassant le bien, quelquefois s'abandonnant au mal. Priscus, qu'on remarquait à sa main gauche ou parée de trois anneaux, ou complètement nette, fut inconséquent à tel point, qu'il changeait d'heure en heure la bordure de sa toge ; que d'un palais il passait à un gîte d’où n'eut pu sortir décemment un affranchi d'habitudes quelque peu élégantes ; qu'il vivait en ami des plaisirs à Rome, en philosophe à Athènes. Il avait eu contre lui, à sa naissance, tout ce qu'il y a chez nous de Vertumnes. Le bouffon Volanerius, quand une goutte méritée eut engourdi ses doigts, payait quelqu'un, à tant par jour, pour ramasser, pour jeter les dés à sa place. Plus un homme est constant dans ses vices, moins il est malheureux ; il passe avant celui qui tire inégalement le câble, tantôt fortement tendu, et tantôt lâche.

HORACE.

Me diras-tu, à la fin, où tendent ces sots discours, drôle ?

DAVE.

Mais, c'est à toi qu'ils s'adressent.

HORACE.

Comment, à moi, scélérat ?

DAVE.

Tu vantes le sort, les mœurs du peuple d'autrefois, et pourtant qu'un dieu offre à l'instant de t'y ramener, tu refuseras ; soit parce que tu ne penses pas comme tu le proclames, que les choses étaient mieux ainsi, soit parce que tu ne veux le bien que faiblement, et qu'engagé dans le bourbier, tu désires vainement d'en retirer ton pied. A Rome, tu souhaites la campagne ; devenu campagnard, tu portes au ciel la ville absente. Quand, par aventure, tu n'as point d'invitation, rien ne vaut la paix de tes légumes. Comme si vraiment on t'avait jamais fait violence pour t'avoir à souper, tu te trouves heureux qu'il ne te faille point aller boire hors de chez toi. Mais que, sur le tard, Mécène te fasse prier de venir partager son repas du soir : « Vite, un flambeau ; m'entend-on ? » cries-tu, plein d'impatience, et tu t'échappes, tandis que Milvius, que tes parasites se retirent tristement, formant pour toi des vœux qu'il est inutile de te répéter. Ce Milvius pourrait te dire : « Je suis, j'en conviens, un homme bien frivole, que mène son estomac, à qui l'odeur des bons morceaux fait ouvrir les narines, un lâche, un paresseux, un habitué de cabaret, tout ce qu'on voudra. Mais toi, tu es tout cela, et pis encore, peut-être : et tu viens me faire querelle, comme si tu valais mieux, et tu enveloppes de belles paroles ton infirmité ! »
 
Que dirais-tu, si tu venais à te reconnaître moins pourvu de raison que moi-même, qui t’ai coûté cinq cents drachmes ?... Épargne-toi ces regards menaçants ; retiens ta main et ta colère ; laisse-moi te répéter ce que j'ai appris du portier de Crispinus.
 
Tu te laisses prendre par la femme d'autrui ; Dave, par une courtisane. Lequel des deux est le plus coupable, le plus digne de la croix ? Quand les ardents désirs de la nature me pressent, celle qui, à la clarté d'une lampe, reçoit mes caresses et me les rend, me renvoie sans dommage pour ma réputation, et ne m'inquiétant nullement de savoir si un plus riche, un plus beau ne s'adresse pas au même endroit. Mais toi, quand, laissant là les marques de ton rang, l'anneau de chevalier, le costume d'un Romain, tu te montres, toi juge, sous la servile apparence d'un Dama, ta tête parfumée recouverte d'une grossière casaque, n'es-tu pas, en effet, ce que tu veux qu'un te croie ? On t'introduit tout tremblant, la peur luttant dans ton âme contre la passion. Qu'importe que tu aies contracté l'engagement de souffrir le feu et les verges, de mourir par le fer, ou bien que tu te laisses jeter honteusement par une servante, confidente des fautes de sa maîtresse, au fond d'un coffre, où il te faudra demeurer ployé, touchant ta tête de tes genoux ? Un mari offensé n'a-t-il pas un droit égal sur les deux coupables, et n'est-ce pas à l'égard du séducteur qu'il en pourrait user le plus justement ? Car enfin, la femme ne quitte pas ses vêtements ordinaires, sa demeure, elle ne provoque pas son amant. Elle te cède en le craignant, en soupçonnant ta sincérité ; mais toi, c'est de ta pleine volonté que tu vas courir la chance de passer sous la fourche, et d'abandonner à un maître irrité tout ce que tu possèdes, ta vie, ton corps, ta réputation. As-tu échappé au danger, tu profiteras, je pense, de la leçon pour t'en garder à l'avenir ? Non, tu iras chercher une occasion nouvelle de terreurs et de perte. Esclave, toujours esclave ! Voit-on la bête sauvage, échappée à sa chaîne, la venir reprendre ? Je ne suis pas un adultère, dis-tu ? et moi donc, suis-je un voleur, quand je passe sagement, sans y toucher, devant de l'argenterie ? Supprimez le danger, et la nature se précipitera librement et sans frein. Mon maître, toi, à qui commandent, et si souvent, si impérieusement, les hommes et les choses ? toi que la baguette du préteur toucherait trois fois, quatre fois, sans pouvoir jamais t'affranchir des soucis qui font ta misère ? Mais voici qui n'est pas moins fort. Si celui qui est au service d'un esclave peut être considéré comme son aide, son camarade, ainsi parlent vos coutumes, que suis-je donc à ton égard ? Tu me donnes des ordres, d'accord ; mais, malheureux, tu en reçois aussi d'un autre, et, comme les marionnettes, c'est un fil étranger qui te fait mouvoir. Qui donc est libre ? Le sage, celui que règlent ses propres lois ; qui ne craint ni la pauvreté, ni la mort, ni les fers ; qui a la force de combattre les passions, de mépriser les honneurs ; qui se renferme tout en lui-même, qui n'offre aux accidents du dehors qu'une surface ronde et polie sur laquelle ils n'ont point de prise ; qui repousse victorieusement les impuissants assauts de la fortune. Y a-t-il là, dis-moi, quelque chose où tu puisses te reconnaître ? Cette femme veut de toi cinq talents, elle te tourmente, te met à la porte, t’arrose d'eau froide par sa fenêtre, et puis te rappelle. Allons, secoue ce joug honteux ; écrie-toi : « Je suis libre, je le suis. » Tu ne peux : ton âme obéit à un maître qui n'est pas facile et dont l'ardent éperon stimule sa lassitude et dompte sa résistance. Et quand on te voit, insensé, devant un tableau de Pausias, comme privé de sentiment, es-tu plus raisonnable que moi, quand je m’arrête à contempler, sur une grossière image, faite au charbon ou à la brique, les combats de Fulvius, de Rutuba, de Pacideianus, le jarret tendu, qui semblent vraiment aux prises, frappant, détournant les coups ? Oh ! Dave est un mauvais sujet, un fainéant et toi on te traite de juge délicat des ouvrages anciens de fin connaisseur. Je ne vaux rien, à ce qu'on dit quand je me laisse attirer par quelque gâteau fumant toi, tu montres un grand cœur qui sait résister à l'attrait d'une table bien servie. Nous sommes l'un et l'autre fort complaisants pour notre ventre ; mais il m'en coûte plus qu'à toi. Pourquoi ? d'où vient qu'il faut que mon dos en pâtisse ? Et toutefois, est-ce donc plus impunément que tu recherches ces mets auxquels le pauvre ne pourrait prétendre ? D'amers retours suivent ces repas sans fin, et tes pieds chancelants refusent de porter un corps ruiné par ses excès. S'il est coupable, cet esclave qui, la nuit, dérobe une étrille, pour l'aller échanger contre une grappe de raisin, celui-là n'a-t-il rien de servile qui, pour obéir à son avidité, vend les terres de son héritage ? Ajoute que tu ne peux demeurer une heure entière avec toi-même ; que tu ne sais point sortir honnêtement de ton loisir ; que tu cherches à t'éviter, comme un esclave fugitif ou vagabond ; que par le vin, par le sommeil, tu t'appliques à tromper ton ennui : soin inutile ; c'est une compagnie importune que tu ne peux fuir, qui te poursuit, qui te presse.

HORACE.

Une pierre !

DAVE.

A quoi bon ?

HORACE.

Une flèche !

DAVE.

Cet homme est fou assurément, ou fait des vers.

HORACE.

Va-t'en vite, ou je t'envoie dans la Sabine rejoindre les huit travailleurs de ma maison des champs.

 

Livre deuxième. Satire VIII

HORACE.

Eh bien ! comment t'es-tu trouvé du souper de l'heureux Nasidiénus ? Car, hier, voulant t'avoir pour convive, j'appris que tu étais chez lui, à boire, dès le milieu du jour.

FUNDANIUS.

Oh ! je n'ai, de ma vie, mieux passé mon temps.

HORACE.

Fais-moi donc connaître, si cela ne t'ennuie pas; quels morceaux ont d'abord calmé la fureur de votre appétit.

FUNDANIUS.

Avant tout un sanglier de Lucanie, pris par un vent du midi fort doux, assurait le maître du festin ; tout autour des raves, au goût piquant, des laitues, des racines, tout ce qui peut stimuler la langueur de l'estomac, céleri, saumure d'anchois, lie de vin de Cos. Ce premier service enlevé, un esclave, haut troussé, vint essuyer la table d'érable avec un torchon de pourpre, en même temps qu'un autre recueillait ce qui ne pouvait plus servir, ce qui eût choqué la vue des convives. Bientôt, comme une vierge athénienne avec la sainte corbeille de Cérès, s’avancent le noir Hydaspe, apportant du cécube, Alcon du vin de Chio, tout à fait étranger à la mer. « Mécène, dit alors notre hôte, si tu préférais du vin d'Albe, du falerne, il y a ici de l'un et de l'autre. »

HORACE.

Pauvre riche ! Mais avec quelles personnes as-tu partagé cette heureuse fortune ? Je voudrais bien le savoir.

FUNDANIUS.

J'occupais le haut bout de la table ; après moi venaient Viscus de Thurium et, si j'ai bonne mémoire, Varius ; puis Servilius Balatron et Vibidius, ombres amenées par Mécène. Au-dessus de notre hôte Nomentanus, enfin au-dessous Porcius : Porcius qui sait amuser les convives en ne faisant qu'une bouchée des plus gros morceaux ; Nomentanus chargé de vous montrer du doigt les mets qui vous ont échappé. Car pour nous autres, foule grossière, qui soupons sans discernement, gibier, coquillages, poissons gardent le secret de leurs rares saveurs. Il y parut tout aussitôt, quand il fit étaler devant moi, ce dont je n'avais jamais goûté, des entrailles de plie et de turbot. Ensuite il m'apprit que les pommes douces rougissent quand on les a cueillies au déclin de la lune. Entre celles-là et d'autres quelle est la différence, c'est de lui-même qu'il est bon de l'entendre. Vibidius alors dit à Balatron : « Si nous ne buvons à vider le cellier, ce sera mourir sans vengeance ; » et il demande de plus larges coupes. Une pâleur subite couvre la face de notre pourvoyeur, qui ne craint rien tant que les buveurs déterminés, ou parce qu'ils ont trop de liberté dans leurs propos, ou parce que la chaleur du vin émousse la finesse du palais. Dans des vases à boire d'Allifes se vident des brocs entiers, Vibidius et Balatron donnant l'exemple, que tous suivent ; quant aux convives du dernier lit, ils ne firent point de tort aux bouteilles.
 
On apporte une lamproie entourée de squilles qui nagent dans un large plat. Là-dessus notre homme nous dit : « Elle était pleine quand on la prit ; plus tard la chair en eût été moins bonne. Voici ce qui est entré dans la composition de la sauce : de l'huile, due aux premiers pressoirs de Vénafre, de la saumure d'Espagne, du vin de cinq feuilles, et de ce côté de la mer, qu'on y a versé pendant la cuisson ; la cuisson faite, c'est du vin de Chio qui convient, plus que tout autre ; enfin du poivre blanc, non sans addition du vinaigre que donne le vin de Lesbos. Le premier j'ai enseigné à faire cuire dans cette sauce la verdoyante roquette, l'aunée amère ; à Curtillus appartient d'y avoir fait cuire les hérissons, mais sans les laver, ce que rend le coquillage valant mieux que toutes les saumures. »
 
Cependant le dais suspendu au-dessus de la table vient à tomber sur le plat, avec des flots de poussière semblables à ceux que l'Aquilon soulève dans les plaines de la Campanie. Nous avions craint pis que cela ; quand nous voyons qu'il n'y a point de danger, notre courage se ranime. Rufus, la tête basse, pleurait, comme au trépas prématuré d'un fils. Il n'en eût point fini, si le sage Nomentatius n'eût ainsi consolé son ami : « O Fortune, quelle divinité nous est plus cruelle que toi ? Comme tu te plais sans cesse à te jouer des choses humaines ! » Varius avait peine à étouffer dans sa serviette ses éclats de tire. Balatron, toujours prêt à railler : « Telle est la vie, disait-il ; jamais la gloire ne répondra dignement à vos efforts. Voyez ! pour me recevoir délicatement, vous vous tourmentez l'esprit de mille soins. Il faut que 1e pain ne soit point brûlé, les sauces mal assaisonnées ; que le service se fasse avec activité, avec élégance. Ajoutez les accidents imprévus, un dais qui tombe, comme tout à l'heure, un lourdaud de palefrenier dont le pied glisse et qui brise un plat. Mais il en est de celui qui traite comme du général : l'adversité découvre son génie que ne laisse point voir la prospérité. » Nasidiénus lui répond : « Puissent les dieux propices t'exaucer en toutes choses, toi qui te montres si excellent homme, si aimable convive ; » et il demande ses pantoufles. Tu eusses vu, alors, sur chaque lit, quels mots dits à l'oreille, quels chuchotements.

HORACE.

Nul spectacle, assurément, ne m'aurait plus diverti. Mais, je te prie, ne me cache point quels autres sujets de rire tu as eus encore.

FUNDANIUS.

Tandis que Vibidius s’informe des esclaves si la bouteille elle-même n'a pas été cassée, attendu qu'il demande du vin sans en pouvoir obtenir, tandis que grâce à Balatron, on s'égaye au sujet de suppositions pareilles, tu nous reviens, Nasidiénus, remis, le front serein, en homme qui compte réparer à force d’art les disgrâces de la fortune. A sa suite, on portait, sur un vaste plateau, les membres d'une grue tout découpés, et largement saupoudrés de sel et aussi de farine ; le foie d'une oie blanche longtemps nourrie de figues grasses, des épaules de lièvres séparées du râble, et par là, nous dit-on, bien plus agréables au goût. Nous vîmes encore mettre sur la table des merles à la poitrine brûlée, des pigeons sans derrière; mets qui eussent pu plaire sans la manie qu'avait notre hôte de dire la raison, la nature de chaque chose. Nous nous en sommes vengés en le fuyant, sans toucher à son repas, comme si Canidie l'eût empoisonné de son souffle, pire que le venin des serpents d'Afrique.

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