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Œuvres lyriques d'Horace, traduites par le comte de Séguier (1883)

ODES I

 
I·À Mécène II·À César Octave III·Au vaisseau qui portait Virgile.... IV·À L. Sextius V·À Pyrrha VI·À Vipsanius Agrippa VII·À Lucius Munatius Plancus VIII·À Lydie IX·À Thaliarchus X·À Mercure XI·À Leuconoé XII·À Clio XIII·À Lydie XIV·À la République XV·Prédiction de Nérée XVI·Palinodie XVII·À Tyndaris XVIII·À Quintilius Varus XIX·À Glycère XX·À Mécène XXI·En l'honneur des Latoïdes XXII·À Aristius Fuscus XXIII·À Chloé XXIV·À Virgile XXV·À Lydie XXVI·À Élius Lamia XXVII·À ses compagnons... XXVIII·L'ombre d'Archytas et un matelot XXIX·À Iccius XXX·À Vénus XXXI·À Apollon XXXII·À sa lyre XXXIII·À Albius Tibulle XXXIV·Acte de foi XXXV·À la Fortune XXXVI· Sur le retour de Plotius Numida XXXVII·Mort de Cléopâtre XXXVIII·À son esclave

 

I — À Mécène

Mécénas, issu de souche royale,
Ô toi mon appui, ma gloire idéale,
Il est des mortels qu'enivre en un char
Le sable achéen; que borne sauvée
Par la roue ardente et palme enlevée
Égalent aux dieux, buveurs de nectar.
L'un est rayonnant si la plèbe étrange
Comble son orgueil des honneurs triplés;
L'autre, s'il renferme en sa propre grange
Tout ce qu'en Libye on vanne de blés.
Heureux de bêcher la glèbe natale,
Celui-ci jamais n'irait de Myrtos,
En marin tremblant, pour tout l'or d'Attale,
Sur nef cypriote explorer les flots.
Le marchand qu'émeut, vers l'onde d'Icare,
L'Africus grondant, vante le loisir,
Les champs patriens: bientôt il répare
Ses bateaux défaits, âpre à s'enrichir.
Tel autre gaîment hume un vieux massique,
Et, le tiers du jour, oisif de plein gré,
Repose à l'abri d'un berceau rustique,
Ou près d'une source au courant sacré.
Mille aiment les camps, le son des trompettes,
L'appel des clairons, avec les conquêtes,
Des mères l'effroi. Voici le chasseur,
Loin de tendre épouse affrontant les neiges,
Qu'un cerf de sa meute éveille l'ardeur,
Ou qu'un ragot marse ait rompu ses pièges.
Moi, le lierre, honneur de tout docte front,
M'entr'ouvre l'Olympe; et les frais bocages,
Les chœurs des sylvains, des nymphes volages,
Font ma vie à part, si ne s'interrompt
La flûte d'Euterpe, et si Polymnie
D'accords les biens daigne m'enchanter.
Dans le corps lyrique ose me compter,
Aux cieux touchera ma tête infinie.

 

II — À César Auguste

Assez de neige et de funestes grêles !
Zeus trop longtemps, de son ardente main
Fulgurisant nos saintes citadelles,
Fit craindre au sol romain,
 
Fit craindre au monde un retour des époques
De vaste horreur où Pyrrha gémissait,
Lorsque Protée, avec l'ost de ses phoques,
Jusqu'aux grands monts passait;
 
Quand les poissons s'arrêtaient sur les ormes,
De la colombe asiles regrettés,
Et que les daims, parmi les flots énormes.
Nageaient épouvantés.
 
Nous l'avons vu ! des étrusques rivages
Le Tibre jaune en fureur s'écarta
Pour renverser les numéens ouvrages,
Le temple de Vesta :
 
Oui, trop sensible à la douleur d'Ilie,
Malgré Jovis jaloux de la venger,
L'humide époux, sa gauche étant franchie,
Mit la ville en danger.
 
Diminués par nos œuvres perverses,
Nos jeunes gens, d'affreux débats instruits,
Sauront qu'un fer aiguisé pour les Perses
Nous seuls nous a détruits.
 
Quel dieu du sort de l'empire en ruine
Chargerons-nous ? Vestales, par quels soins
Fléchira-t-on la patronne divine
Dont l'oreille entend moins ?
 
A qui le ciel confiera-t-il le rôle
D'expiateur ? Ah ! du sacré vallon,
D'un pan d'azur couvrant ta blanche épaule,
Viens, augure Apollon !
 
Ou viens toi-même, Érycine charmante
Que Cupidon entoure avec les Jeux;
Ou toi, Mavors, si ta race inaimante
Trouve grâce à tes yeux,
 
Si désormais son trop long deuil te touche,
Dieu qui te plais au fracas du buccin,
Aux feux du casque, à l'escrime farouche
Du Marse fantassin;
 
Ou bien encor toi, de Maïa la belle
Le fils ailé, si, d'un jeune vainqueur
Prenant les traits, tu souffres qu'on t'appelle
De César le vengeur.
 
Oh ! tard, bien tard, dans l'Olympe remonte,
Longtemps découvre à Rome des appas;
Plein de dégoût, qu'une brise trop prompte
Ne te remporte pas.
 
Ici plutôt à maint triomphe accède ;
De père et prince aime les noms touchants,
Sans tolérer que le cavalier mède,
César, foule nos champs.

 

III — Au vaisseau qui portait Virgile en Attique

De Vénus te guident l'étoile
Et des Gémeaux les astres fortunés !
Qu'Eole garde pour ta voile,
Hors l'Iapyx, tous ses vents enchaînés,
O nef qui me dois de Virgile
Le cher dépôt ! Ah ! rends-le, par pitié,
Sain et sauf au pays d'Eschyle
Et de mon âme épargne la moitié !
Il eut un cœur bardé de chêne,
De triple airain, le premier dont l'esquif
Croisa, frêle, la mer hautaine,
Sans redouter l'Aquilon destructif
Choqué par son rival d'Afrique,
Ni le Taureau pleureur, ni l'indompté
Notus, roi de l'Adriatique
Qu'il bouleverse ou calme à volonté.
Quelle mort put effrayer l'être
Qui vit, l'œil sec, monstres neptuniens,
Flots turgescents, abîme traître,
Infâmes rocs acrocérauniens ?
La Providence entre les terres
En vain a mis l'Océan diviseur,
Si de ses plaines solitaires
D'âpres vaisseaux bravent la sainte horreur.
Hardie en tout, la race humaine
Se précipite au sentier défendu
Hardiesse prométhéenne,
Le feu divin chez les peuples t'est dû !
Après ce vol fait sous les dômes
Éthéréens, fondirent ici-bas
Fièvres, maigreur, hideux symptômes,
Et la lenteur première du Trépas
Devint une course effrénée.
Dans l'air Dédale émit, comme aviron,
Une aile aux hommes non donnée;
L'œuvre d'Hercule a forcé l'Achéron.
 
Rien d'ardu pour l'humaine espèce ;
Notre démence escalade les cieux,
Et nos forfaits arment sans cesse
De ses carreaux Jupiter furieux.

 

IV — À L. Sextius

Aux souffles du printemps le rude hiver s'efface,
Et les leviers poussent les secs bateaux.
L'âtre pèse au fermier, le bercail aux troupeaux.
Les champs n'ont plus leurs blancs réseaux de glace.
Vénus, au clair de lune, a mis ses chœurs en train:
Nymphes en rond, et Grâces tout ensemble,
Du pied rasent le sol, tandis que l'Etna tremble
Sous les fourneaux rallumés par Vulcain.
Parons-nous maintenant du myrte odorifère,
Ou bien des fleurs dont s'émaille Tellus;
Puis, à Faune immolons, dans les bois chevelus,
Tendre brebis, — chevreau s'il le préfère.
La Mort livide heurte au palais radieux,
Comme au seuil pauvre. Ah ! si courte échéance,
Fortuné Sextius, détruit longue espérance.
Tu connaîtras bientôt les sombres dieux,
Pluton et la nuit vide. Une fois chez les Âmes,
Adieu les dés, le sceptre des festins !
Adieu ce Lycidas, cher aux jeunes Latins,
Et l'Adonis, avant peu, de nos femmes !

 

V — À Pyrrha

Dis-nous, Pyrrha, quel svelte adolescent,
Tout parfumé de roses, te caresse
Dans une grotte enchanteresse ?
Pour qui, sans art, vas-tu redressant
Tes blonds cheveux ? Ah ! sur ta foi perdue,
Ses dieux changés, souvent qu'il pleurera,
Et que surpris il entendra
Gronder la mer, retentir la nue,
Lui qui, crédule, à présent te voit d'or,
Et, des vents noirs ignorant la colère,
Toujours libre et sage t'espère !
Malheur à ceux que d'emblée encor
Tu séduiras ! Moi, les parois sacrées
De mon naufrage ont l'émouvant tableau:
J'ai mis mon humide manteau
Aux pieds du dieu des hautes marées.

 

VI — À Vipsanius Agrippa

À Varius, l'aigle du vers épique,
De célébrer ton âme, tes lauriers,
Et tout exploit, militaire ou nautique,
Commis, sous toi, par nos guerriers.
Nous, Agrippa, n'en dirons rien, de même
Du noir courroux de Pélide au repos,
Des longs détours d'Ulysse en sa trirème,
De l'horrible maison d'Argos,
Sujets pour nous trop grands: une peur juste,
Notre humble muse, à nos chants ont prescrit
De s'abstenir des louanges d'Auguste
Et des tiennes, faute d'esprit.
Qui dignement peindra Mars, en tunique
Adamantine ? ou Mérion, poudreux
Devant Pergame ? ou ce Tydide unique,
Grâce à Minerve égal aux dieux ?
Libre ou soumis à des flammes nouvelles,
Nous ne chantons que les banquets charmants,
Puis ces combats où l'ongle court des belles
Cède aux mains promptes des amants.

 

VII — À Lucius Munatius Plancus

Les uns pourront louer Rhodes ou Mitylène,
Éphèse ou Corinthe aux deux mers,
Thèbes, chère à Bacchus, Delphes au dieu des vers,
Et Tempé la Thessalienne.
D'autres uniquement, dans leur même chanson,
De Pallas rediront la ville,
Se couronnant ainsi d'une olive facile.
Aucuns, en l'honneur de Junon,
Peindront hippique Argos, Mycènes fortunée.
Moi, ce qui capte mes esprits
Plus que Sparte et ses mœurs, Larisse et ses épis,
Ce sont les échos d'Albunée,
L'Anio bondissant, et le bois de Tibur
Riche en vergers, en arrosages.
Souvent le blanc Notus écarte les orages;
Il sait créer un ciel plus pur.
Plancus, souviens-toi donc de noyer, par sagesse
Les chagrins, les amers travaux,
Dans des flots de vin doux, que nos brillants drapeaux
Te retiennent, ou l'ombre épaisse
De ton coin Tiburtin. Quand Teucer exilé
Fuyait son père et Salamine,
De tremble ornant son front qu'Évius illumine,
Il dit à son camp désolé:
« Fils, partout où le Sort, moins cruel que mon père,
Nous poussera, nous irons tous.
Teucer auspice et chef, rien n'est perdu pour vous,
Car Phébus l'a promis, sincère,
Une autre Salamine à nos yeux surgira.
Hommes forts, qui, sous ma conduite,
Avez vu pis, buvez ! la tristesse est proscrite:
Demain au large on voguera ! »

 

VIII — À Lydie

Par tous les dieux, Lydie,
Perdras-tu Sybaris en tes lacs périlleux ?
Quoi ! cette âme enhardie
Au hâle, au sable ardent, craint le champ soleilleux ?
Que ne va-t-il bellique
Jouter avec ses pairs, soumettre au loup dompteur
Un étalon gallique ?
D'où vient qu'il fuit le Tibre ? Oh ! pourquoi du lutteur,
Plus qu'un sang de vipère,
A-t-il l'huile en dégoût, et ne porte-t-il plus
De stigmates de guerre,
Lui, le prince du disque et des traits résolus ?
Pourquoi le cacher, comme
D'Achille on fit, dit-on, avant les maux troyens,
De peur qu'un habit d'homme
Ne l'envoyât fougueux contre les Lyciens ?

 

IX — À Thaliarchus

O Thaliarchus, vois comme le Soracte
Dresse un front neigeux: déjà sous les glaçons
L'arbre plie, et le fleuve compacte
Dort enchaîné dans ses blanches prisons.
Pour dompter l'hiver, de pesantes fascines
Comble ton foyer; surtout ne cesse pas
De puiser en tes urnes sabines
Un vin âgé de quatre consulats.
Abandonne aux dieux le reste; par leur ordre,
Les vents qui luttaient sur les flots courroucés
S'apaisant, on ne voit plus se tordre
Le vieil ormeau, les cyprès élancés.
Mais au lendemain jamais ne songe et prise
Autant qu'un bienfait chacun des nouveaux jours
Dont le Sort te fera la remise.
Aime la danse et les tendres amours,
Tandis que ta fleur échappe à la vieillesse
Morose. A toi donc le Champ de Mars, l'entrain
Des forum; puis, quand Phébus nous laisse
Les tête-à-tête au charme souverain.
À toi mêmement l’angle obscur du bocage
D’où maint rire annonce une espiègle beauté,
Qui vous livre en voluptueux gage,
Son bracelet, son anneau convoité.

 

X — À Mercure

Mercurius, fils éloquent d'Atlas,
Toi dont l'adresse a de l'homme sylvestre
Poli les mœurs, grâce au verbe, aux ébats
De la noble palestre,
 
Reçois mes chants, nonce du roi des dieux
Et de l'Olympe, ô père du luth courbe
Apte à cacher par un larcin joyeux
Ce qui plaît à ta fourbe.
 
Dans ton enfance, Apollon une fois
Te réclamait, plein de menace et d'ire,
Ses bœufs volés… tu lui prends son carquois:
Lors, Apollon de rire.
 
Mais quoi ! Priam, chargé d'un lourd trésor,
Loin d'Ilion bravant les fiers Atrides,
Des Grecs, par toi, sut tromper pour Hector
Les feux, les camps perfides.
 
Tu cours porter vers les riants États
L’âme pieuse, et ta verge d'or pousse
Le troupeau sombre: aux dieux d'en haut, d’en bas,
Ton entremise est douce.

 

XI — À Leuconoé

Tremble, Leuconoé, de chercher à connaître
L'heure de notre mort; fuis les calculs pervers
De Babylone. À tout il vaut mieux se soumettre
Que Jovis te concède encor d'autres hivers,
Qu'il les borne au présent, dont mugit l'onde étrusque,
Sois sage, emplis ta cave, et d'un si court chemin
Ôte le long espoir. Je parle, et le temps brusque
S'enfuit. Cueille le jour, sans croire au lendemain.

 

XII — À Clio

Clio, quel homme, aujourd'hui, quel héros
Va célébrer ta lyre ou ta trompette ?
Quel dieu choisi, dont le nom se répète,
Par le jeu des échos,
 
Soit aux abords de l’Hélicon plein d'ombre,
Soit sur le Pinde ou le gélide Hémus,
Monts où jadis on vit les bois émus
Suivre Orphée, au doux nombre,
 
Lorsque, arrêtant, grâce à l'art maternel,
Le cours de l'onde et les brises mobiles,
Il entraînait jusqu'aux chênes, dociles
À son luth immortel ?
 
Salut d'abord, selon nos mœurs sacrées,
Au père-roi des hommes et des dieux,
Qui subordonne Océan, terre et cieux,
Aux saisons mesurées !
 
Il n'engendra rien de plus grand que lui,
Rien qui l'égale ou l'approche en substance;
Pourtant Pallas, en seconde puissance,
Près de son trône a lui.
 
Hardi guerrier, je ne saurais vous taire,
Liber; ni vous, la Vierge bataillant
Dans les forêts; ni vous, Phébus brillant.
Terrible sagittaire.
 
Nommons Alcide, et les nobles Gémeaux,
Tous deux si forts, l'un au combat du ceste,
L'autre à cheval: dès que leur œil céleste
S'ouvre pour les vaisseaux,
 
L'onde écumante au pied du roc s'écoule;
Le vent s'abat; tout nuage est chassé;
Et le flot rude, à leur guise affaissé,
Laisse à peine une houle.
 
Faut-il citer Romulus après eux ?
Le bon Numa ? l'appareil magnifique
Du vieux Tarquin, ou de Caton d'Utique
Le trépas généreux ?
 
J'exalterai Régule, avec délice;
Les deux Scaurus; Paul, magnanime cœur
Offrant sa vie au Punique vainqueur;
Puis l'honnête Fabrice:
 
Ainsi que lui, c'est par la pauvreté
Que se forma sous le chaume avitique,
Le fier Camille, et Cure au poil rustique,
Au glaive respecté.
 
De Marcellus, comme un arbre, à toute heure
Croît le renom. Là-haut brille entre tous
L'astre de Jule: au sein de feux plus doux,
Telle Phébé majeure.
 
Du genre humain père et guide fécond,
Fils de Saturne, à toi le Destin même
Remit le grand César: or, dieu suprême,
Prends César pour second.
 
Quand il auras, dans sa juste colère,
Brisé le Parthe, agresseur des Latins,
Et refoulé vers leurs climats lointains
L'Indien et le Sère,
 
Sur l'orbe entier qu'il règne, à toi soumis.
Toi, sous ton char secouant les airs vastes,
Tu darderas contre les bois peu chastes
Tes foudres ennemis.

 

XIII — À Lydie

Lydia, quand ta voix nous vante
Le cou rosé de Télèphe, et les bras
Nivéens de Télèphe, hélas !
Je contiens mal ma bile bouillonnante.
 
La raison m'abandonne alors;
Mon front pâlit; une larme insolite
Glisse en ma joue et trahit vite
L'intensité de mes secrets transports.
 
J'enrage, soit que dans la fièvre
De quelque orgie il meurtrisse, impudent,
Ta blanche épaule, ou que sa dent
Avec fureur s'imprime sur ta lèvre
 
Si tu m'en crois, bien que jaloux,
Oh ! n'attends rien de la foi du barbare
Qui blesse ainsi la bouche rare
Où Vénus met son nectar le plus doux.
 
Heureux trois fois et plus encore
Ceux-là qu'enchaîne un lien éternel,
Et dont l'amour exempt de fiel
Ne s'éteindra qu'à leur dernière aurore !

 

XIV — À la République

Vaisseau si cher, en proie à d’autres larmes,
Oh ! que fais-tu ? Reste ancré dans le port.
Ne vois-tu pas que de leurs rames
Tes flancs sont veufs à chaque sabord
Et que ton mât, l'Africus le mutile ?
N'entends-tu point les antennes gémir ?
Pourras-tu contre une onde hostile,
Sans un cordage, assez t'affermir ?
Las ! tu n'as plus de voilure complète,
De dieux, dans l'ombre, à t'ouïr encor prêts.
Quoique du Pont tu sois extraite,
Carène, enfant d'illustres forêts,
Tu vanteras en vain ta noble essence
Aux poupes d'or les marins palpitants
N'ont pas foi. Donc, de la prudence,
Ou tu péris, jouet des autans.
Ô toi, l'objet de mes craintes récentes
Et maintenant le but de tous mes vœux,
Des Cyclades resplendissantes
Évite au moins les flots dangereux.

 

XV — Prédiction de Nérée

A travers l'onde, en ses nefs de l'Ida,
Le pasteur fourbe errait avec Hélène.
Lorsque d'Eole enchaînant toute haleine,
Funèbre oracle, ainsi gronda
 
Le dieu Nérée: « Ô rapt maudit ! ta proie,
Les glaives grecs l'iront chercher demain,
Tous conjurés pour rompre ton hymen
Et le sceptre antique de Troie.
 
« Soldats, coursiers, hélas ! que de sueurs !
Combien de deuils, nation dardanide
Déjà Pallas prépare son égide,
Son char, son casque et ses fureurs.
 
« En vain, comptant sur Vénus empressée,
À ton luth mou, les cheveux bien peignés,
Tu marieras des chants efféminés ;
En vain, au fond du gynécée,
 
« T'épargneront les javelots pesants,
L'arc gnosien, le bruit, les pieds célères
D'Ajax: un jour, ces cheveux adultères
Dans la poudre seront gisants.
 
« Derrière toi n'entends-tu pas Ulysse,
Fléau des tiens, puis l'imposant Nestor ?
Teucer te presse; à ta poursuite encor
Vole Sthénélus, peu novice
 
« Dans les combats, et, s'il s'agit de chars,
Aurige plein d'adresse. Vois la lance
De Mérion. Mais partout te relance
Tydide en feu, vainqueur de Mars :
 
« Lors, comme un cerf loin des gazons détale
Devant le loup qui se jette au vallon,
Tout essoufflé, tu t'enfuiras, poltron,
Et de ta Grecque le scandale.
 
« L'ire d'Achille offre quelques délais
Pour Ilion et les mères troyennes;
Mais vienne l'heure, aux flammes achéennes
De Priam fondront les palais. »

 

XVI — Palinodie

Ô toi que ta mère, image de Vénus,
Fit plus belle encor, mes rudes épigrammes,
Détruis-les, soit au contact des flammes,
Soit dans ces flots où meurt l'Adrianus.
Non, le rauque airain célébrant Dindymène,
Non, les chauds trépieds d'Apollon Pythien,
Ni Bacchus, ni Corybantes, rien
Ne trouble autant une cervelle humaine
Que le noir courroux: il brave, audacieux,
Le glaive norique et la plaine aux naufrages,
L'incendie et le choc des orages
Dont Jupiter ébranle terre et cieux.
Pour compléter l'homme, alors que Prométhée
À chaque animal prit une passion,
Il paraît que du fauve lion
La véhémence en son cœur fut jetée.
La colère, hélas ! à d'immenses malheurs
Entraîna Thyeste; et cent villes superbes,
Par sa faute allant joncher les herbes,
Sur leurs remparts virent d'affreux vainqueurs
Passer, repasser des socs liberticides.
Calme tes esprits. Son souffle dangereux
M'égara moi-même, au temps heureux
De ma jeunesse, et d'ïambes rapides
M'arma furibond. Mais je veux, dès ce jour,
Changer en douceurs un amer déplorable,
Si, sensible à l'amende honorable,
Tu me souris et me rends ton amour.

 

XVII — À Tyndaris

Souvent du Lycée au charmant Lucrétile,
Léger, descend Faune, et, toujours gracieux,
Il épargne à mon troupeau mobile
Les jours brûlants, les souffles pluvieux.
De l'impur mari chaque libre compagne,
En broutant le thym, le rampant arbousier,
Sans péril peut courir la montagne:
Aucun aspic ne l'y vient effrayer,
Nul loup martial des sommets d'Hédilie,
Dès que, Tyndaris, son pipeau fortuné
Fait vibrer et la roche polie
Et les vallons de l'Ustique incliné.
J'ai l'appui des dieux; les dieux aiment ma muse
Et ma piété. Viens ! l'Abondance alors
Épandra de sa corne profuse
Dans tes deux mains ses rustiques trésors.
Viens ! des chaleurs d'août une vallée opaque
Doit te garantir: sur le luth de Téos
Tu diras d'Éa comme d'Ithaque
L'amour croisé pour un même héros.
Viens ! tu videras, à l'ombre, maints calices
D'innocent Lesbos, sans qu'à des chocs ingrats
Thyonée, au sein de nos délices,
Provoque Mars; enfin point ne craindras
Que l'ardent Cyrus, ô ma beauté mignonne,
Sur toi porte l'ongle en un jaloux transport,
Lacérant ton agreste couronne,
Ta robe aussi, digne d'un meilleur sort.

 

XVIII — À Quintilius Varus

Varus, ne plante rien avant le cep sacré,
Autour du gai Tibur, des remparts de Catile.
Malheur aux gosiers secs, un dieu l'a déclaré !
Le vin éloigne seul l'inquiétude hostile.
Après boire, qui craint milice ou pauvreté ?
Qui ne chante plutôt Bacchus et la beauté ?
Mais les dons de Liber ont leurs sages limites
Songeons qu'ayant trop bu Centaures et Lapithes
S'égorgèrent; songeons qu'Evius est de fer
Pour le Thrace aviné dont le cerveau d'enfer
Confond crime et vertu. Bassarée, ô doux maître
Moi, je n'irai jamais te déplacer, ni mettre
Ton saint feuillage au jour. Fais taire l'affreux cor,
Les tympans phrygiens que suivent en belîtres
L'Amour-propre aveuglé, l'orgueil au fol essor,
Et l'Indiscrétion, plus clairs que les vitres.

 

XIX — À Glycère

Des désirs la mère cruelle
M'ordonne, avec le fils de Sémélé
Et la Privauté sensuelle,
D'aimer encor, dans leur troupe enrôlé.
Soit ! je m'enflamme pour Glycère,
Au teint plus pur qu'un marbre de Paros;
Je brûle à sa grâce légère,
A son œil vif qui chasse le repos.
Sur moi Vénus, désertant Gnide,
Fond tout entière, et prohibe en mes vers
Les Scythes, le Parthe rapide,
Traître en fuyant, matière où je me perds.
Ça, du gazon, de la verveine,
Et de l'encens, garçons, et de vin vieux
Une patère toute pleine !
L'hostie offerte, on comblera mes vœux.

 

XX — À Mécène

Chevalier Mécène, en mes humbles coupes:
Tu boiras, mon cher, un âpre sabin,
Dans des vases grecs scellé de ma main,
Le jour où mille groupes,
 
Au théâtre ému, t'applaudirent tant,
Que tes flots natals de joie en frémirent,
Que du Vatican les échos redirent
Ton éloge éclatant.
 
Tu sables chez toi le cécube honnête,
Le calène exquis: moi, jamais je n'eus
Falerne et ses plants, Formie et son jus.
Pour couper ma piquette.

 

XXI — En l'honneur des Latoïdes

Chantez Diane, ô vierges d'Hespérie;
Garçons, chantez Apollon chevelu,
Et Latone ardemment chérie
De Jupiter, le maître absolu.
 
Vous, célébrez cette déesse, amants
Des fleuves purs et des bois murmureux
Qui couvrent le noir Érymanthe,
Le Cragus vert, l'Algide glaceux.
 
Vous, de Tempé dites la riche zone;
Dites Délos, berceau de l'Immortel,
Et la blanche épaule où résonne,
Près du carquois, le luth fraternel.
 
Et désormais, touché de vos prières,
Phébus épargne au prince, à nos cantons,
Peste, famine, atroces guerres,
Pour en doter Persans et Bretons.

 

XXII — À Aristius Fuscus

Fuscus, l'homme intègre et pur de tout crime
Peut bien se passer d'un arc vigilant,
Des lourds javelots, des traits qu'envenime
Le Maure turbulent;
 
Dût-il parcourir les Syrtes houleuses,
Ou le Caucasus inhospitalier,
Ou ces régions presque fabuleuses
Qu'Hydaspe va mouiller.
 
Naguère, en effet, célébrant les charmes
De ma Lalagé, par les bois sabins,
J'ai fait fuir un loup, moi, rêveur sans armes,
Perdu hors des confins.
 
Quel monstre ! jamais la Pouille aguerrie
N'en vit de pareil fouler ses sillons;
Jamais de Juba l'aride patrie,
Nourrice des lions.
 
Aussi place-moi dans ces mornes plaines
Où nul renouveau ne chasse l'hiver,
Au sein des brouillards, des vapeurs malsaines
D'un rude Jupiter;
 
Mets-moi sur ce sol que semble interdire
Le char du soleil trop bas dirigé:
Partout j'aimerai la voix, le sourire
Si doux... de Lalagé.

 

XXIII — À Chloé

Tu me fuis, Chloé, comme un faon rapide
Qui cherche sa mère, au cœur inquiet,
Sur les grands monts, et s'intimide
Aux bruits des vents et de la forêt.
 
Car si le printemps, d'une tiède haleine,
Froisse les rameaux, si parmi les houx
Un vert lézard remue à peine,
Tout tremble en lui, poitrine et genoux.
 
Eh quoi ! te poursuis-je, ô vierge rebelle,
En lion gétule, en tigre écumant ?
Laisse la piste maternelle :
L'âge est venu de suivre un amant.

 

XXIV — À Virgile

De tant pleurer une tête si chère
Nous rougirions ? Assombris mes accents,
Toi, Melpomène, à qui ton divin père
Donna des accords tout-puissants.
 
Ainsi Varus dans la nuit éternelle
S'est endormi ! Vérité nue, Honneur,
Solide Foi, de Thémis sœur jumelle,
Où retrouver un pareil cœur ?
 
Il disparaît, pleuré des nobles âmes,
De toi, Virgile, avant tout regretté.
Hélas ! en vain aux dieux tu le réclames:
Ce n'était qu'un trésor prêté.
 
Quand, plus touchant qu'Orphée aux monts de Thrace
Tu charmerais l'arbre altier, le roc fier,
Le sang figé ne fondra point sa glace,
Si, de sa baguette de fer,
 
Mercure, sourd aux vœux dont on l'assiège,
A poussé l'Ombre au sein du noir troupeau.
C'est dur; pourtant la patience allège
Tout irrémissible fardeau.

 

XXV — À Lydie

Nos jeunes fous à tes fenêtres closes
D'un bras pressé heurtent plus rarement;
Ils troublent peu le calme où tu reposes.
Ta porte également
 
S'attache au seuil, elle, avant si mobile.
De moins en moins on s'écrie au dehors:
« Ton adoré se meurt dans l'ombre hostile,
Ô Lydie, et tu dors ! »
 
Vieille, à ton tour, par les ruelles brunes
Tu te plaindras des paillards dédaigneux,
Quand l'Aquilon, durant les interlunes,
Souffle plus orageux.
 
L'amour alors, la passion sauvage
Qui des juments excite la fureur,
Mordra ton foie ulcéré du veuvage:
Et c'est avec terreur
 
Que tu verras myrte et lierre vivaces
Sourire seuls aux tendres débauchés,
Dont la main voue à l'Hèbre, ami des glaces,
Les rameaux desséchés.

 

XXVI — En l'honneur d'Élius Lamia

Ami du Parnasse, aux vents fougueux je livre,
Pour les disperser parmi les flots crétois,
La tristesse - et la crainte. Quels rois
Règnent vers l'Ourse, en ces pays du givre;
De quoi peut trembler Tiridate ? vraiment
Je n'y songe pas. Toi que toute eau limpide
Réjouit, ô douce Pimpléide,
Tresse tes fleurs, couronne agrestement
Mon cher Lamia ! Sans toi, mon frêle hommage
N'aurait aucun prix : réunis donc tes sœurs
Que l'archet de Lesbos et vos chœurs
Fêtent, c'est dû, l'éminent personnage.

 

XXVII — À ses compagnons dans un festin

Avec son calice, instrument d'allégresse,
Se battre est d'un Thrace: à ces barbares mœurs
Coupons court, et qu'une aimable ivresse
Empêche ici de sanglantes fureurs.
A table, aux flambeaux, des poignards de Médie ?
Amis, ce contraste est horrible entre nous !
Modérez votre clameur impie,
Et sur le coude, en paix, remettez-vous.
Veut-on qu'à mon tour de ce falerne rêche
J'absorbe ma part ? Frère de Mégilla
L'Opontienne, apprends-nous quelle flèche,
En te blessant, si bien t'ensorcela.
Ta langue s'abstient ? Je ne promets de boire
Qu'à ce prix. N'importe aujourd'hui ta Vénus:
Tu n'as point à rougir à l'histoire
De ses ardeurs; les amours ingénus
Te sont spéciaux. En des oreilles sûres,
Va, laisse tomber tous tes secrets....
Malheur ! Dans Charybde, oh ! que tu t'aventures,
Adolescent digne d'un feu meilleur !
Quel mage entendu, quelle habile sorcière,
Ou même quel dieu pourra te délivrer ?
Des liens de ta triple Chimère
Pégase à peine oserait te tirer.

 

XXVIII — L'ombre d'Archytas et un matelot

LE MATELOT.

De la terre et des mers et des sables sans nombre
Toi le mesureur, Archytas,
Faute d'un doigt d'humus, à Matine ton ombre
Gémit. Vainement tu tentas
L'assaut des toits divins et parcourus la sphère,
En esprit: tu devais mourir.

L'OMBRE.

Tantale aussi mourut, des dieux hôte éphémère,
Et Tithon qu'un char vint ravir,
Et Minos, confident de Jovis. Le Tartare
Repossède Euphorbe, aux liens
D'Orcus: bien qu'attestant, par ce bouclier rare
Qu'il détacha, les temps troyens,
Puis le seul abandon de sa chair à la Parque,
Il est mort, ton fameux prôneur
Du beau, du vrai. Donc tous, nous attend même barque;
Oui, tous, même infernale horreur.
Les uns tombent, voués au noir dieu des batailles
D'autres des mers goûtent le fond.
De vieillards et d'enfants les larges funérailles !
Proserpine abat chaque front.
Au coucher d'Orion, moi, dans l'onde illyrienne
L'essor du Notus m'a jeté
Mais toi, marin pieux, de quelques grains d'arène
Couvre une tête, un corps resté
Sans sépulture. Alors, qu'aux forêts vénusines,
En t'épargnant, passe l'Eurus,
Terreur des flots latins ! que les faveurs divines
T'inondent de par Urius
Et Neptune, gardien de la sainte Tarente !
Commettrais-tu, franc de remords,
Un crime qu'expierait ta lignée innocente ?
Un juste dam, quelque affreux Nord
T'attend peut-être. Crains mes plaintes dédaignées;
Nulle offrande ne t'absoudrait.
Quoique pressé, la chose est simple : trois poignées
De poussière, et vogue à souhait.

 

XXIX — À Iccius

Iccius, ainsi les trésors arabiques
Enflamment ton cœur ! D'un déluge de piques
Tu prétends punir les indomptés
Rois sabéens, et de captivités
L'horrible Médois ! Quelle vierge barbare
Subira ton joug, son amant au Ténare ?
Quel royal héritier d'Orient
Tiendra ta coupe, échanson attrayant,
De la même main qui tendait les dards sères
Sur l'arc paternel ? Niera-t-on qu'aux cratères
On peut voir les laves remonter,
Le cours du Tibre au nord se rejeter,
Lorsque tu veux, toi, si sage en théorie.
Pour une cuirasse en acier d'Ibérie
Délaisser tes beaux livres anciens,
Panétius et les platoniciens ?

 

XXX — À Vénus

Ô Vénus, reine à Gnide et dans Paphos,
Méprise un peu ta Chypre tant chérie ;
Cours chez Glycère: en sa maison fleurie
L’encens t'appelle à flots.
 
Daigne amener les Grâces sans ceinture,
L’Amour brûlant, les Nymphes sous ta loi,
Hébé qui plaît seulement avec toi,
Enfin le gai Mercure.

 

XXXI — À Apollon

Dans son temple neuf que requiert d'Apollon
Le poète ? Offrant du moût de sa patère,
Qu'attend-il ? Ni l'insigne moisson
De la Sardaigne, inépuisable terre;
Ni les fiers troupeaux en Calabre nourris
Grassement; ni l'or de l'Inde ou son éburne;
Ni les champs qu'entame le Liris,
À petits flots, rivière taciturne.
Des plants de Calès que l'heureux possesseur
Émonde sa vigne ! En des coupes dorées,
Qu'un marchand épuise la liqueur
Qu'il acheta de syriennes denrées,
Lui, l'ami des dieux, — car ses bateaux suivis
Recroisent toujours les ondes atlantiques,
Sans malheur ! Moi, d'olives je vis,
De chicorée et de mauves toniques.
Latoïde, entends mes vœux: d'un mince avoir
Laisse-moi jouir, valide et l'esprit ferme;
Puis, concède à ma vie un beau soir,
Mon luth sonnant jusques au dernier terme.

 

XXXII — À sa lyre

Lyre, on nous réclame. A l'ombre, âme oisive,
Si tu m'inspiras quelque chant qui vive
Cette année et plus, allons, tendre et vive,
Dis un hymne latin,
 
Ô toi qu'étrenna la main lesbienne
De ce fier guerrier qui, soit dans l'arène,
Soit en rattachant au port sa carène
Lasse du flot mutin,
 
Célébrait Liber, le Parnasse et Gnide,
L'enfant dont toujours Vénus est le guide,
Ensuite Lycus à l'œil noir splendide
Aux noirs et beaux cheveux.
 
Gloire de Phébus, luth, charme sonore
Des banquets divins, ô doux baume encore
Pour tous nos labeurs, quand ma voix t'implore;
Vibre autant que je veux !

 

XXXIII — À Albius Tibulle

Cesse, Albius, de trop pleurer Glycère
Et ses rigueurs, ou d'aller modulant
Des vers plaintifs, parce que l'adultère
T'oppose un plus jeune galant.
 
D'un petit front Lycoris embellie
Pour Cyrus brûle, et Cyrus, le rustaud,
Suit Pholoé ; mais aux loups d’Apulie
Les chèvres s'uniront plutôt,
 
Qu'à ce vilain Pholoé, qui s'estime.
Ainsi Vénus, avec ses jeux amers,
Aime à ranger, sous un joug durissime,
Les goûts, les cœurs les plus divers.
 
Moi-même un jour, prié d'amours moins vagues,
Une affranchie en ses fers me retint:
Ce fut Myrtale, âpre comme les vagues
Creusant le golfe tarentin.

 

XXXIV — Acte de foi

Mesquin et volage adorateur des dieux,
Comme les vapeurs d'une sagesse folle
M'égaraient, il faut qu'agissant mieux
De bord je vire, et que ma nef revole
Aux points délaissés. C'est que Diespiter,
Tonnant d'habitude au sein d'un noir nuage,
A poussé dans le plus pur éther
Son char ailé, son grondant attelage.
La terre pesante et l'onde qui s'enfuit,
Le Styx, les bas-fonds de l'horride Ténare,
Et l'Atlas, borne du monde, au bruit
Tout s'ébranla. Ce dieu, d'un humble lare,
Peut faire un palais; il abat l'impudent,
Élève l'obscur: telle fière couronne,
La Fortune, avec un cri strident,
L'arrache ici, là d'un souris la donne.

 

XXXV — À la Fortune

Du doux Antium déesse protectrice,
Qui peux nous hausser du degré le plus bas
Jusqu'au faîte, et changer, d'un caprice,
Un beau triomphe en lugubre trépas;
 
C'est toi que poursuit l'ardente litanie
Des pauvres colons; toi qu'en reine des mers
Veut fléchir la nef de Bithynie,
De Carpathos battant les flots amers.
 
Daces arrogants, Scythe aux mouvants pénates,
Villes et sujets, Latium courageux,
Tout te craint; et mère de Phraates
Et noirs tyrans tremblent que, dans tes jeux,
 
De leur monument ta plante injurieuse
N'ébranle la base, ou qu'un vaste complot,
Armant vite une foule oublieuse,
L'armant sans frein, ne les brise au galop.
 
Toujours devant toi la Nécessité dure
En ses doigts d'airain va portant de longs clous;
Avec eux les coins de la torture
Le plomb liquide et les crampons jaloux.
 
L'Espoir suit tes pas; la Constance si rare
Sous son voile blanc, à toi s'attache encor
Quand tu fuis, déguisée et barbare,
Quelque maison à l'opulent décor.
 
Mais l'ingrat public, la vile courtisane
S'esquivent soudain ; puis, les amis rusés,
Pour qu'au joug nul deuil ne les condamne,
Désertent tous, les tonneaux épuisés.
 
Veille sur César marchant, au bout du monde,
Contre les Bretons ; sauve ce jeune essaim
De guerriers, qui d'une peur profonde
Troublent déjà la mer Rouge et l'Euxin.
 
De crimes récents, d'odieux fratricides,
Las ! nous rougissons. De quoi ce temps cruel
S'abstint-il ? Quel genre d'homicides
Négligea-t-on ? Quelle crainte du ciel
 
Arrêta la main des adultes ? Quels temples
Ont-ils épargnés ? Oh ! retrempe nos fers
Amoindris, pour faucher, comme exemples,
Le Massagète et l'Arabe trop fiers.

 

XXXVI — Sur le retour de Plotius Numida

Remercions par notre encens,
Des luths joyeux, une tendre victime,
De Numida les dieux puissants.
Il revient sauf de l'Hespérie ultime,
Et ses baisers couvrent pressants
Ses chers amis, mais surtout son intime
Lamia, car leurs fronts naissants
Du même maître ont subi le régime,
Plus tard ensemble adolescents.
Marquons de blanc ce jour qu'heureux j'estime:
Amphores, coulez en tous sens;
Qu'en Saliens à la danse on s'anime;
Sur Bassus, en coups incessants,
Que Damalis, la buveuse, ne prime,
Et que les lis resplendissants,
L'ache et la rose ornent la fête opime.
A Damalis tous, languissants,
Feront la cour; mais Damalis, sublime,
De ses bras, lierres caressants,
N'entourera que l'amant légitime.

 

XXXVII — Mort de Cléopâtre

Maintenant buvons, maintenant d'un pied libre
Ébranlons le sol; il est temps, citoyens,
D’honorer par des mets saliens
Le pulvinar des dieux sauveurs du Tibre.
Puiser le cécube aux celliers paternels
Révoltait naguère, alors qu’au Capitole,
À l'empire, une reine trop folle
Préparait honte, esclavage éternels
Avec le secours d'une horde sauvage
D’hommes empestés, — reine jusqu'à l'excès
Convoiteuse, et, grâce à maint succès,
Ivre d'orgueil. Mais que faiblit sa rage,
Le feu lui laissant à peine un seul vaisseau !
Son esprit, grisé de vin maréotique,
Ressentit un effroi prophétique
Lorsque César la poursuivit sur l'eau
Fuyant l'Italie, ainsi que l'autour presse
De tendres ramiers, ou le chasseur expert
Un levraut, en quelque blanc désert
Hémonien. La fatale tigresse,
Il veut l'enchaîner: elle, jalouse alors
D'un meilleur trépas, ne pâlit point en femme
Sous le glaive, et, d'une agile rame
Ne cherche pas l'abri de lointains bords
Elle ose revoir, les prunelles sereines,
Son palais détruit; elle ose manier
Des serpents au crochet meurtrier,
Pour absorber leur poison dans ses veines.
Cette libre mort augmenta sa fierté,
Car elle empêchait nos cohortes navales
De traîner aux pompes triomphales,
Comme un jouet, pareille majesté.

 

XXXVIII — À son esclave

Enfant, je hais le faste des Persans,
Ces fleurs-bandeaux que le tilleul captive.
Ne cherche plus où la rose tardive
Donne encor son encens.
 
Au simple myrte, en ton zèle futile,
N'ajoute rien: pour l'enfant qui me sert,
Comme pour moi buvant sous ce couvert,
Le myrte est de bon style.

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