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Œuvres lyriques d'Horace, traduites par le comte de Séguier (1883)

ODES IV

 
I·À Vénus II·À Jule Antoine III·À Melpomène IV·Éloge de Drusus V·À Auguste VI·À Apollon VII·À Torquatus VIII·À Censorinus IX·À Lollius X·À Ligurinus XI·À Phyllis XII·À Virgile XIII·À Lycé XIV·À Auguste XV·Louanges d'Auguste

 

I — À Vénus

Ta fougue, ô Vénus, me déclare
L’ancienne guerre ? Ah ! grâce, épargne-moi !
Au temps de la bonne Cynare
Je ne suis plus. Sous ton ardente loi,
Du cher Amour mère cruelle,
Cesse d’étreindre un homme, sage enfin
Vers cinquante ans: cours où t'appelle
Des jouvenceaux le suppliant refrain.
Avec d'autres chances d'estime,
Bercée au vol de tes cygnes neigeux,
Tu descendras chez Paul Maxime,
Si ta main cherche un cœur apte aux doux jeux.
Car il est noble, et plein de grâce,
Et non muet pour l'accusé hagard
Jeune, les mille arts qu'il embrassa
Feront de lui ton fier porte-étendard.
Et quand il vaincra par son galbe
L'or qu'un rival excelle à manier,
Il te mettra près des flots d'Albe,
En marbre fin, sous toit de citronnier.
Là-bas pour ta narine sainte
Combien d'encens ! Sans compter le hautbois,
Lyre et flûte de Bérécynthe
À ton oreille y marieront leurs voix.
Deux fois le jour, louant ta gloire,
Adolescents, tendres vierges en rond,
Là sur le sol, d'un pied d'ivoire,
Chœurs saliens, à trois temps bondiront.
Moi, désormais rien ne me tente ;
Fille ou garçon, plus d'espoir d'amours vrais.
Adieu ma coupe militante !
De fleurs d'avril adieu les bandeaux frais !
Mais, Ligurine, sur ma joue,
D'où vient, hélas ! qu'une larme descend ?
D'où vient que ma langue se noue
Et soudain garde un mutisme indécent ?
Cruel c'est toi, la nuit, qu'en songe
Pressent mes bras: tantôt je te poursuis
Au Champ de Mars; tantôt je plonge
Pour te reprendre au Tibre où tu me fuis.

 

II — À Jule Antoine

Jule, quiconque ose suivre Pindare,
D'ailes de cire use au sein de l'éther;
Il donnera bientôt, nouvel Icare,
Son nom à quelque mer.
 
Comme un torrent, dont la pluie enfle l'onde,
Tombe d'un mont en franchissant son lit,
Ainsi Pindare, immense flot, jaillit
De sa source profonde,
 
Digne à bon droit du rameau d'Apollon,
Soit qu'il émaille un large dithyrambe
De termes neufs, et se soustraie ingambe
Aux jougs du saint vallon;
 
Soit qu'il célèbre ou les dieux, ou ces princes,
Leurs rejetons, qui du centaure affreux,
De la Chimère, aux gigantesques feux,
Purgeaient villes, provinces;
 
Soit qu'il redise athlètes et chevaux
Rentrant vainqueurs des carrières d'Élide
Pour leur renom monument plus solide
Que cent bronzes rivaux;
 
Soit qu'il regrette un héros à sa belle
Ravi trop tôt, et l'arrache d'un pleur,
En exaltant son cœur d'or, sa valeur,
À la Parque rebelle.
 
Aux champs de l'air quand le cygne thébain
Prend son essor, Antoine, il y domine
Royalement. Mais ainsi que du thym
L'abeille de Matine
 
Cueille, en peinant, les sucs délicieux
Moi, près des eaux, dans l'ombreuse retraite
Du frais Tibur, je forge, humble poète,
Des vers laborieux.
 
C'est à ton luth d'une meilleure école
De saluer, sous ses justes lauriers,
César venant pousser au Capitole
Les Sicambres altiers;
 
César, des Dieux et du Sort à la terre
Le plus beau don, le plus parfait encor,
Comme leurs mains, revît-on l'âge d'or,
Ne pourraient en refaire.
 
Chante, au retour longuement imploré
Du brave Auguste, et l'ivresse romaine,
Et nos grands jeux, enfin de toute haine
Le Forum délivré.
 
Moi-même alors, si ma voix en est digne,
A tes côtés heureux d'être entendu:
« Ô jour charmant ! dirai-je, ô jour insigne !
César nous est rendu. »
 
Mais il s'avance, on clame: « Io victoire ! »
Nous, de clamer cent fois: « Victoire Io ! »
Puis aux dieux bons d'offrir, pieux duo,
Un encens méritoire.
 
Tu leur dois bien dix génisses, dix bœufs:
Pour moi, le sang d'un veau, loin de sa mère
Broutant déjà la verdure éphémère,
Acquittera mes vœux.
 
Son jeune front imite de la lune
Le fin croissant, à sa troisième nuit :
Étoile blanche au beau milieu reluit ;
Toute la robe est brune.

 

III — À Melpomène

Celui qu'au berceau, Melpomène,
Tu distinguas d'un sourire flatteur,
Ne sera point un grand lutteur
Aux jeux du l'Isthme; en la lice achéenne,
D'ardents coursiers n'entraîneront
Son char vanté; ni quelque heureuse guerre,
Où l'orgueil des rois vienne à terre
Ne lui fera gravir, laurier au front,
Le Capitole magnifique.
Mais de Tibur les limpides ruisseaux
Et des bois les épais rameaux
Rendront fameux ses vers d'ordre éolique.
Rome, la reine des cités,
Parmi les chœurs des chantres pleins du grâce
Daigne m'admettre, et sur ma trace
Les envieux semblent moins excités.
Ô Piéride, vierge insigne,
Dont le luth d'or jette de tendres sons,
Toi qui pourrais à des poissons,
Si tu voulais, donner la voix du cygne,
Je dois à tes constants bienfaits
Que le passant du doigt me montre, comme
L'honneur des poètes du Rome
Par toi je vis — et je plais... si je plais.

 

IV — Éloge de Drusus

Tel que cet oiseau, ministre du tonnerre,
Nommé par Jovis le chef du peuple ailé
Pour avoir, d'une fidèle serre,
Mis Ganymède au séjour étoilé:
 
D'abord sa jeunesse et sa vigueur native
L'arrachant du nid, aigle inhabile encor,
Au printemps, son aile appréhensive
Apprit d'Éole, en un premier essor,
 
Les routes de l'air; bientôt de mille ouailles
Un superbe élan le rendit la terreur
Et l'amour du sang et des batailles
Lui fit braver les dragons en fureur;
 
Ou tel qu'un lion, de la fauve mamelle
À peine sevré, surprend le daim joyeux
Qui, roulé parmi l'herbe nouvelle
Offre à sa dent un début précieux;
 
Tel, apparaissant sous les Alpes rhétiques,
Drusus attaqua les Vindéliciens,
Fiers porteurs de ces haches scythiques
Dont l'Amazone usait aux jours anciens.
 
Qui leur conseilla cette arme ? Je l'ignore;
Savoir toute chose à l'homme est refusé:
Mais leur ost, maître au loin hier encore,
Par un bras vierge enfin pulvérisé,
 
Sentit ce que peut une sève robuste
Une âme nourrie en d'immortels girons,
Ce que peut du paternel Auguste
L'exemple saint sur les jeunes Nérons.
 
Les forts sont issus des forts, des héroïques.
Du feu de leur père héritent le taureau,
Le coursier; l'aigle, de mœurs belliques,
N'engendre pas le faible tourtereau.
 
Mais la discipline accroît la force innée;
D'austères leçons vigorisent l'esprit
Une fois leur base éliminée,
Le meilleur fond aisément se flétrit.
 
Que ne dois-tu pas aux Nérons, chère Rome ?
Témoin le Métaure, Asdrubal dérouté,
Et ce jour, d'un radieux symptôme,
Du sol latin chassant l'obscurité;
 
Première faveur de Mars à l'Italie,
Depuis qu'en nos champs galopait l'Africain,
Comme aux bois un rapide incendie,
Comme sur mer des tempêtes sans frein.
 
La romaine gent de victoire en victoire
Marcha désormais; ses temples, dévastés
Par les chocs de sa rivale noire,
Virent leurs dieux rétablis et fêtés.
 
« Ô cerfs, que des loups l'ongle barbare opprime,
Dit finalement le perfide Annibal,
Nous bravons ceux qu'un triomphe opime
Serait de fuir jusqu'au rempart natal.
 
« D'Ilion brûlé cette race bannie,
Longtemps le jouet des flots tyrrhéniens,
Débarqua dans toute l'Ausonie
Ses déités, ses fils et ses doyens.
 
« C'est le chêne altier qu'aux forêts de l'Algide
De ses longs rameaux le fer va dépouillant:
Il se fait, sous la bipenne avide,
Un cœur plus dur, un front plus verdoyant.
 
« D'Hercule trompant la massue indignée,
L'Hydre était moins prompte à renaître au soleil;
La Colchide et Thèbe — Echionée
N'eurent jamais de prodige pareil.
 
« Submergez ce peuple, il sort plus beau de l'onde;
Battez-le, son glaive aussitôt primera,
Et sa gloire, éblouissant le monde
Aux chants guerriers de thème servira.
 
« Je n'enverrai plus au sénat de Carthage
D'orgueilleux courriers. Mon frère descendu
Chez les morts, notre antique avantage,
L'espoir du nom, tout est perdu, perdu ! »
 
Rien n'est impossible aux bras puissants des Claude
Jupiter lui-même assiste ces héros
Au péril, leurs savantes méthodes
En font toujours la fleur des généraux.

 

V — À Auguste

Fils des dieux bons, toi du saint Capitole
Le sûr gardien, au loin c'est trop rester:
Nos sénateurs reçurent ta parole
D'un prompt retour, viens l'acquitter.
 
A ton pays, grand chef, rends sa lumière.
Dès que ta face, à l'instar du printemps,
Reluit sur nous, l'heure passe légère
Les cieux brillent plus éclatants.
 
Comme une mère appelant par ses larmes,
Par mille vœux, son tendre jouvenceau,
Que le Notus, depuis trois ans d'alarmes,
Sépare de son doux berceau,
 
Tout au delà des ondes de Carpathe;
La malheureuse a toujours l'œil au port
Telle, ô César, ta Rome non ingrate
Te redemande avec transport.
 
Car, grâce à toi, le bœuf erre tranquille,
Cérès partout donne une ample moisson;
Le nautonier vogue en paix d'île en île;
L'Honneur rougirait d'un soupçon.
 
Du chaste hymen s'éloigne l'adultère;
Les mœurs, les lois ont le vice banni.
D'enfants à lui s'enorgueillit le père;
Sans retard le crime est puni.
 
Qui donc craindrait Parthes, Gélons ensemble ?
Qui les guerriers monstrueux des Germains,
Tant que César reste debout ? Qui tremble
Aux chocs espagnols et romains ?
 
Chacun s'enfonce en ses vertes collines,
Va marier la vigne avec l'ormeau,
Puis, retournant aux liqueurs purpurines,
T'invoque, à table, en dieu nouveau.
 
De la patère une sainte allégresse
Répand le vin ; à nos divinités
S'adjoint la tienne: ainsi jadis en Grèce
Castor, Hercule étaient fêtés.
 
« Oh ! puisses-tu, doux chef, sur l'Hespérie
Régner longtemps ! » Voilà notre oraison,
Dès l'aube, à jeun, et de même en frairie,
Quand Phébus plonge à l'horizon.

 

VI — À Apollon

Dieu, qui punis l'orgueil de Niobé,
Criblas de traits le ravisseur Titye,
Sous Ilion presque en ses mains tombé
Couchas l'homme de Phtie,
 
Guerrier sans pair, mais faible devant toi;
Quoique en héros, fils de Thétis marine,
Son bras terrible allât semant l'effroi,
La mort et la ruine !
 
Ainsi qu'un pin par la hache entamé,
Comme un cyprès renversé par la foudre,
De Troie enfin son corps inanimé
Couvrit au loin la poudre.
 
Certes il n'eût pas, caché dans ce cheval,
Présent trompeur du camp grec à Minerve,
Surpris un peuple au sein d'un festival,
Une cour qui s'énerve.
 
Mais en plein jour, fatal aux prisonniers,
Il eût brûlé jusqu'au plus petit être,
Las ! plongé même aux achéens brasiers
L'enfant encore à naître,
 
Si Jupiter, fléchi par toi soudain
Et par Vénus, n'avait permis qu'Énée
Pût rebâtir une Troie au lointain,
Plus forte que l'aînée.
 
Ami du Xanthe, au flot réparateur,
Maître divin de l'argive Thalie,
Tendre Agyeus, Phébus, défends l'honneur
Des Muses d'Italie.
 
Phébus m'inspire, oui, Phébus m'a donné
L'art, le renom d'un prince du Parnasse.
Jeunes garçons, issus d'un sang prôné,
Vierges de grande race,
 
Vous que chérit la reine de Délos,
Dont l'arc atteint les lynx, le cerf rapide,
Observez bien le rythme de Lesbos
Et mon doigt qui vous guide,
 
Tout en chantant Latoïde Apollon,
Tout en chantant l'astre au croissant fidèle
Par qui le blé mûrit dans le sillon,
Le mois se renouvelle.
 
Mères un jour, vous direz: « Nous aussi
Du nouveau siècle embellîmes la fête,
Charmant les dieux sous le plectre choisi
D’Horace le poète. »

 

VII — À Torquatus

La neige a disparu, les prés sont verdoyants,
Aux bois les feuilles renaissent;
D'aspect la terre change, et les fleuves abaissent
Leurs flots naguère bruyants.
 
Les Grâces, sans un voile, osent sur la pelouse
Avec les Nymphes bondir.
Du néant de nos jours vole nous avertir
L'année, et l'heure jalouse.
 
Le froid tombe aux zéphyrs; le printemps disparaît
Devant l'été, que l’automne
Met en fuite à son tour; puis l'hiver monotone
Succède aux fruits tout d'un trait.
 
Des lunes cependant se refait la lumière:
Nous, quand nous allons là-bas
Rejoindre Ancus, Tullas et le père Enéas.
Nous restons ombre et poussière.
 
Et qui sait si les dieux d'un nouveau lendemain
Allongeront notre course ?
Ce qu'on jette aux plaisirs est de moins pour la bourse
D'un héritier inhumain.
 
Torquate, une fois mort, lorsque dans l'autre monde
Ton arrêt sera dicté.
Au jour ne te rendront ni ton austérité,
Ni ton rang, ni ta faconde.
 
Car Diane jamais s'exima des enfers
Le pudibond Hippolyte;
De son Pirithoüs Thésée, au noir Cocyte,
Ne pourrait rompre les fers.

 

VIII — À Censorinus

Censorinus, je donnerais gaîment
À mes amis des bronzes, des porphyres;
Je donnerais ces trépieds, vieux paiement
Des exploits grecs et de mes dons, les pires
Ne t'écherraient, si j'avais sous ma main
Ces œuvres d'art, où Scopas et Parrhase
Font respirer, peint ou droit sur sa base,
Tantôt un dieu, tantôt un être humain.
Mais je suis pauvre, et tes goûts, ta fortune,
D'objets de luxe ont peuplé tes lambris.
L'ode te plaît: je puis t'en offrir une,
Et des bons vers te redire le prix.
Les mentions des marbres populaires,
Ressuscitant un brave général
Après sa mort, les retraites célères,
L'écrasement de l'impie Annibal,
Carthage même en proie à l'incendie,
Tout parle moins pour le renom certain
De son vainqueur, Scipion l'Africain,
Que les accents de l'aigle de Rudie.
Si le poète est muet, la vertu
Perd son loyer. Fils de Mars, de Sylvie,
Qu'un dur silence eût plané sur ta vie,
Malgré ta Rome, hélas ! où serais-tu ?
C'est par l'esprit, la faveur, les données
Des luths puissants qu'au Styx ne tombant pas
Éaque siège aux îles fortunées.
La Muse venge un héros du trépas,
L'emporte au ciel. Ainsi l'ardent Hercule
Goûte sa part des célestes festins
Et les Gémeaux, astres des noirs matins,
Sauvent les nefs que la vague bouscule.
Ainsi Bacchus, orné de pampres verts,
Entend là-haut les vœux par l'homme offerts.

 

IX — À Lollius

Ami, ne crois pas que jamais ils périssent,
Ces rythmes venus d'un fils persévérant
De l'Aufide au sonore courant,
Pour qu'aux accords de la lyre ils s'unissent.
 
Si le grand Homère en haut de l'Hélicon
Trône le premier, Alcée et Stésichore,
Et Pindare et Simonide encore,
Graves et fiers, ont aussi leur renom.
 
Ce qu'Anacréon traça d'odes charmantes,
Le temps le respecte; un perdurable écho
Nous redit les soupirs que Sapho
A modulés sur ses cordes aimantes.
 
Hélène n'est point la seule qui brûla
D'un feu criminel, pour une chevelure
Bien peignée, une fine tournure,
Un train royal, des habits de gala;
 
Teucer n'arma seul d'une flèche empennée
L'arc cydonien; plus d'un peuple investit
Ilion; maint guerrier combattit,
Avant Sthénèle, avant Idoménée,
 
D'épiques combats; d'autres fougueux Hectors,
D'autres généreux et braves Déiphobes,
Pour sauver enfants et dames probes,
Aux coups mortels dévouèrent leurs corps.
 
Mille vaillants chefs devancèrent Atride
Ici-bas; mais tous, sans regrets et sans bruit,
Sont couchés dans l'éternelle nuit:
Il leur manqua la voix d'un Parnasside.
 
Du lâche au tombeau le héros ignoré
Diffère très peu. Moi donc, sur cette terre,
Ton grand nom, je ne veux pas le taire,
Ô Lollius, et point ne souffrirai
 
Qu'un oubli jaloux impunément efface
Tes nombreux travaux. Esprit toujours prudent,
Esprit droit, le sort te secondant
Ou se montrant sous une hostile face,
 
Vengeur des méfaits de la cupidité,
Insensible à l'or, tyrannique chimère,
On te voit consul, non éphémère,
Mais chaque fois que, juge accrédité,
 
Tu vas préférant l'honnête au profitable,
Et que, rejetant, l'œil fier, de vils présents,
À travers un ramas d'opposants
Ton zèle obtient la tête du coupable.
 
Le titre d’heureux n'appartient nullement
À l’homme enrichi; ce titre est le partage
Du mortel qui sait user en sage
Des biens chez lui tombés du firmament;
 
Qui sait endurer la misère insipide,
Qui plus que la mort craint la honte du mal:
Celui-là pour son pays natal
Et ses amis mourra, l'âme intrépide.

 

X — À Ligurinus

Enfant toujours cruel, fier mignon d'Amathonte,
Quand un duvet forcé viendra te faire honte,
Quand ces cheveux flottants sous l'acier devront choir,
Et que ce teint, pareil à la rose splendide,
S'ombragera des fils de quelque barbe hispide,
Las ! souvent tu diras, près du brutal miroir:
« Que n'étais-je autrefois d'une humeur moins sauvage,
Ou que n'ai-je à présent l'éclat du premier âge ! »

 

XI — À Phyllis

J’ai d'un vin d’Albe, atteignant dix automnes,
Un cade entier, Phyllis; en mon jardin,
L'ache touffue assure des couronnes;
Le lierre abonde enfin,
 
Pour tes cheveux parure souveraine.
Dans ma maison l’argent s’étale et rit ;
L'autel n'attend, ceint de chaste verveine,
Que le sang d'un cabrit.
 
Tout serviteur s'empresse; on voit en foule,
Deçà, delà, courir filles, garçons,
Et sur le toit la flamme active roule
De fumeux tourbillons.
 
Veux-tu savoir à quelle fête intime
Je te convie ? Il s'agit, cette fois,
Des ides qui de Vénus maritime
Partagent le beau mois:
 
Jour solennel à mes yeux, je m'en flatte,
Voire plus saint que mon propre natal,
Puisque de lui mon cher Mécène date
Son voyage vital.
 
Quant à Télèphe, objet de ta poursuite,
Et dont le rang prime ici-bas le tien,
Une beauté riche, au plaisir instruite,
Dans ses doux fers le tient.
 
De Phaéton que la chute refrène
Les fous désirs. Pégase, rejetant
Bellérophon sur sa terrestre arène,
Te conseille d'autant
 
De n'aspirer qu'aux biens à ta portée,
De t'en tenir — le contraire est un mal —
À tes égaux. Viens donc, belle invitée,
Toi mon amour final,
 
Car, toi perdue, adieu toute autre femme !
Apprends des airs que ton accent chéri
Me redira: le chant sert de dictame
Au cœur endolori.

 

XII — À Virgile

Les vents de Thrace, escorte du printemps,
Poussent les nefs sur la mer adoucie;
L'herbe respire, et de glaçons flottants
La rivière n'est plus grossie.
 
D'un sang royal éternel déshonneur
Pour sa vengeance envers un grand parjure,
Progné, d'Itys déplorant le malheur,
Refait son nid d'heureux augure.
 
Sous la feuillée, avec leurs chalumeaux.
Nos gais pasteurs, luttant de mélodie,
Charment le dieu qui chérit les troupeaux
Et les ombrages d'Arcadie.
 
Virgile. ainsi la soif est de saison:
Mais si tu veux un calés sans mélange,
Client des fils d'opulente maison,
Donne-moi du nard en échange.
 
Le moindre onyx de ce parfum choisi
Fera sortir des greniers de Sulpice
Un cade, hostile au plus léger souci
Autant qu'aux beaux rêves propice.
 
L’offre te plaît ? alors hâte le pas,
Salaire en main, car mes coupes de hêtre
Ne vont gratis t'humecter le lampas,
Comme celles d'un riche maître.
 
Fi des retards, trêve à l'ardeur du gain !
En attendant qu'au bûcher l'on te pleure.
Mêle aux devoirs un peu de fol entrain:
S'affolir est doux à son heure.

 

XIII — À Lycé

Lycé, les dieux m'ont entendu; les dieux
M'ont entendu, Lycé; te voilà vieille,
Et tu veux être une merveille
Tu ris, tu bois, l'air audacieux.
 
Ivre à tomber, ta voix cassée implore
L'Amour rétif. Il habite un doux front
De l'âge encor bravant l'affront:
Va, c'est Khias, au luth si sonore.
 
Avec mépris, des chênes jadis verts
Amour s'éloigne; aussi fuit-il les rides,
Les cheveux blancs, les dents fétides,
Seuls agréments qu'offrent tes hivers.
 
Pourpres de Cos, ni pierres précieuses
Ne te rendront jamais ce beau passé
Qu'en nos fastes le Temps pressé
Ensevelit de ses mains poudreuses.
 
Où sont, hélas ! ta vénus, tes couleurs
Ton port divin ? Que reste-t-il de celle
Qui, jetant sa vive étincelle,
Sut égayer mes propres douleurs,
 
Heureuse même, après Cynare, et reine
Par cent trésors ? Mais le cruel Destin
Faucha Cynare à son matin,
Et réserva l'indomptable haleine
 
D'une corbine à l'affreuse Lycé,
Pour que longtemps notre chaude jeunesse
Pût railler sur son droit d'aînesse
Ce vieux flambeau dûment éclipsé.

 

XIV — À Auguste

Par quels monuments, par quelle offrande juste
L'amour du Sénat et du peuple romain
Pourra-t-il, sur le marbre ou l'airain,
Éterniser tes bienfaits, cher Auguste,
 
Ô toi le plus grand des princes que Phébus
Éclaire ici-bas de ses rayons propices;
Toi qui viens d'apprendre aux Vindélices,
Jusqu'à ce jour te niant leurs tributs,
 
Ton pouvoir guerrier ? Car tes soldats modèles,
Sous l'actif Drusus, ont cent fois châtié
Le Génaune ignorant le pitié,
Le Brenne agile, enfin les citadelles,
 
Des sommets alpins affreux couronnement.
L'ainé des Nérons bientôt à fond s'engage
Dans la lutte, et du Rhète sauvage
Son bras vengeur triomphe heureusement.
 
Au fort des combats, l'on vit par myriades
Ses coups martelant tout un peuple excité
À mourir en pleine liberté :
Comme l'Auster, quand le chœur des Pléiades
 
Entr'ouvre la nue, accourt bouleversant
Les flots indomptés, ainsi l'ardent Tibère
Poursuivait l'ennemi ventre à terre,
Sur son coursier dans ces chocs frémissant.
 
Ou tel que l'Aufide, aux rives mugissantes,
Roulé emmi les champs par Daunus consacrés,
Quand, terrible, il menace les prés
Et la moisson de ses vagues croissantes,
 
Tel ce Claudius, sublime de vigueur,
Enfonçait partout les turmes des barbares
Cuirassés, et, de sanglantes mares
Couvrant le sol, sans perte était vainqueur,
 
Grâce à ton génie, à tes fières cohortes,
À tes dieux puissants. Au jour même où le seuil
Du palais d'Alexandrie en deuil
S'ouvrit pour toi, comme toutes les portes,
 
La Fortune encor, fidèle après quinze ans,
À ton étendard concède la victoire,
Et, docile à tes souhaits de gloire,
Fait applaudir tant d'actes imposants.
 
Désormais Cantabre, autrefois indomptable,
Scythe vagabond, Mède avec Indien,
Chacun t'aime, ô visible gardien
De l'Italie et de Rome si stable.
 
À toi sont soumis le Nil mystérieux,
Le Danube immense et le Tigre célère,
Puis là-bas, vers le Picte insulaire,
L'Océan, plein de monstres furieux.
 
A toi les respects du Gaulois impavide,
De l'Ibère inculte, autre esclave empressé,
Le Sicambre, au carnage dressé,
À tes genoux pose son carquois vide.

 

XV — Louanges d'Auguste

J'allais chanter Mars et les cités vaincues;
Phébus, de son plectre alors m'intimidant:
« Quoi ! dit-il, tes voiles exiguës
Risquer la mer ? » — César, ton ascendant
Sur notre heureux sol ramena l'abondance;
À notre Jovis il rendit ces drapeaux
Dont le Parthe, en sa noire impudence,
Ornait ses murs, et, dans un doux repos
Enfermant Janus, constamment il réprime
Les pas frauduleux hors des chemins battus;
En un mot, il a chassé le crime
Et rappelé les antiques vertus,
Qui du nom latin, des familles itales,
Accrurent la force, et par qui fut porté,
Du couchant aux mers orientales,
L'éclat de Rome avec sa majesté.
Auguste debout, plus de guerres civiles
Ni de violence exilant tout loisir ;
Plus de haine aiguisant dans nos villes
Des fers d'épée infâmes à plaisir.
Non, les riverains du Danube, le Sère,
Le Gète vaillant les Sarmates hardis,
Le Persan, déloyal adversaire,
N'enfreindront pas les juliens édits.
Et nous, chaque jour de travail ou de fête,
Goûtant de Liber la joyeuse liqueur,
(Aux grands dieux toute prière faite),
Avec nos fils, nos matrones en chœur,
Nous dirons, au bruit des flûtes lydiennes,
Comme au bon vieux temps, les chefs pleins d'équité,
Anchisès et les gloires troyennes,
L'alme Vénus et sa postérité.

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