LA La carrière d’Horace est un renouvellement perpétuel. Satire sous ses deux formes, sous la forme familière à, mi-chemin de la conversation et du discours moral en vers, et sous la forme de l'iambe, plus voisine de l'ode ; – lyrisme avec ses deux variétés, la chanson d'amour ou de table et le poème patriotique, expression des sentiments d'un peuple entier, sorte de voix collective ; – après les Satires et les Odes, les Épîtres, épîtres morales, épîtres littéraires: toute sa vie il s'essaie à sortir des chemins qu'il a déjà fréquentés. Chaque fois qu'il fait quelque chose, il veut que ce soit « autre chose »; il change de genre ou, dans le même genre, il change de manière. Il est un esprit toujours en mouvement.
Mais s’il lui faut du nouveau, ses innovations ne vont pas jusqu'à l'invention véritable. En cela il est bien Romain. Les Romains, même les meilleurs, n'inventent pas de toutes pièces. Horace invente, avec l'aide des Grecs ou de ses prédécesseurs latins. Nous ne le lui reprocherons pas: un auteur a le droit de recourir à ses devanciers. L’essentiel est de savoir, en imitant, rester original ; et Horace l'a su. Dans la satire, dans l'ode, Lucilius et Archiloque, Alcée et Sappho lui avaient fourni tour à tour des formes, des cadres, des sujets. Pour l'épître, il n'avait pas besoin de demander à personne la matière de son œuvre ; il la tirait aisément de lui-même, de ses observations, de ses réflexions, de ses lectures; mais le cadre lui manquait. Il le prend autour de lui, dans un genre alors très cultivé, et l'adapte aux fins qu'il se propose.
Que les Romains, de bonne heure, se soient servis de la lettre pour échanger des nouvelles, n'ayant pas tardé à reconnaître l’utilité de ces échanges, c'est ce qui ne surprendra point chez un peuple aussi positif. Les contrées que soumettaient les légions, il fallait les administrer politiquement, les exploiter commercialement. A l'intérieur de frontières sans cesse élargies, les relations d'affaires privées et publiques se multipliaient avec rapidité. Le négociant en voyage, le magistrat dans sa province lointaine étaient obligés de garder le contact avec Rome, centre et cœur du monde ancien. De là un commerce épistolaire de plus en plus actif.
De bonne heure aussi l'on pensa que certaines, au moins, de ces correspondances avaient de quoi intéresser non seulement le destinataire, niais un public déjà étendu. Elles devaient bénéficier, semble-t-il, de la faveur qui s'attachait à l'histoire. Car c'était de l'histoire encore que ces lettres, de l'histoire écrite au jour le jour, sous le coup des événements, plus vivante donc, plus passionnée que celle des écrivains de profession. Avec un Cicéron ou d'autres hommes d'État qui avaient été acteurs dans ces luttes politiques dont ils notaient les péripéties, la lettre s'élevait d'elle-même à la grande histoire. Mais se bornât-elle à la petite, à l'anecdote, au fait divers, il demeurait profitable non moins que curieux de pénétrer dans la connaissance intime des mœurs et de la société d'une époque. Bien que la littérature épistolaire qui a précédé Cicéron, ne nous soit pas parvenue (1), elle avait été abondante, sans nul doute. Les textes sont même loin de mentionner tout ce qu'on avait publié. Ce qui est sûr, c'est que, sous l'Empire, les amateurs du passé conservaient dans leurs bibliothèques des exemplaires de nombreuses correspondances, et que l'ancien général de Vespasien, Mucien, devenu antiquaire et occupé dans les loisirs de sa retraite à fouiller, les vieux papiers, n'eut pas de peine à former trois recueils de lettres, rien qu'en bornant ses recherches aux derniers temps de la République (2).
Mais voici plus. D'une part cette habitude de correspondre en vint assez vite à tourner au divertissement, au jeu; la poésie s'y mêla; comme on écrivait communément en prose à ses amis, les raffinés, pour se distinguer, imaginèrent de leur écrire en vers. D'autre part les savants crurent habile de profiter de la vogue du genre ; les recherches d'érudition, études sérieuses qui par elles-mêmes ne séduisent guère la foule, sembleraient moins rébarbatives, pensaient-ils, présentées sous ce couvert. La lettre ne fut plus alors qu'un prétexte, un cadre qu'on jugeait attrayant, une façon de recommander son œuvre au public. J'insiste sur ce point. Car on mentionne toujours les épîtres que Spurius Mummius, légat de son frère Lucius dans la campagne d'Achaïe de l'an 146, versifiait plaisamment sous les murs de Corinthe pour ses correspondants de Rome (3). On rappelle aussi qu'au IXème livre de ses satires Lucilius, distinguant poesis de poema, range l’épître parmi les petites pièces de vers (poemata) à côté de l'idylle et du distique, et que lui-même paraît avoir donné à quelques-unes de ses satires la forme de la lettre (4). Mais on devrait remarquer également que cette forme épistolaire servit à revêtir les sujets les plus variés et les plus graves de la prose. La science s'habilla à la mode du jour. Des recueils, consacrés à des problèmes d'histoire, de droit, de grammaire, d'archéologie, furent offerts au public sous le nom de Epistolicae quaestiones (5), res per epistulam quaesitae (6), et prirent place à côté des Epistulae proprement dites (7).
De ces deux sortes d'exemples qu'il avait sous les yeux, Horace s'inspire, et de la seconde sorte autant que de la première; mais il s'inspire, rien de plus; il ne reproduit exactement ni l'une ni l'autre. Mesurons la différence. Avant lui, l'épître en vers, vraie lettre par le ton, n’était qu'un badinage sans portée : il en fait un petit enseignement adressé à un ami. Les traités en prose sous forme épistolaire, d'allure encore raide et didactique, n'avaient de la lettre que le nom; malgré les promesses du titre et la formule initiale, le savant n'y songeait guère qu'à la science; aucune recherche de l'agrément, aucun souci du destinataire (8). Horace enseigne ; mais presque toujours il s'applique à dissimuler l'enseignement; il ramène à propos d'un détail, incidemment, sans qu'on y pense, et se garde de le donner avec des airs pédantesques; il mêle l'agréable à l'utile, il veut plaire. Et il se préoccupe aussi de son correspondant; il approprie soigneusement la leçon aux besoins de tel ou tel. Que cette leçon puisse d'ailleurs convenir à d'autres, cela va de soi, les hommes ayant un fond commun par où ils se ressemblent; mais elle convient d'abord à celui-là même auquel elle est adressée.
C'est ce qu'on oublie, quand on se représente Horace songeant surtout au public et allant jusqu'à écrire des lettres fictives (9). Pour qu'une lettre soit vraiment fictive, il faut ou que le destinataire n'ait jamais existé ou que, s'il existe, il ne soit pas visé par le contenu d'une missive qui passe par-dessus sa tête pour en aller toucher d'autres, ou encore qu'il soit une chose personnifiée par jeu d'esprit. Telle est la dernière lettre du recueil : le poète y morigène son livre comme un jeune homme en faute; composée pour servir d'épilogue, on comprend qu'elle ait un caractère à part des précédentes. Mais je ne vois pas qu'aucune autre rentre dans la définition. Rien ne prouve en effet que le Vinnius Fronto de la 13ème épître soit un personnage imaginaire. Et quant au vilicus de la 14ème, qu'il doive lire ou non les admonestations de son maître, Horace lui écrit comme s'il devait les lire. Il répète maintenant sur le papier des conseils qu'il lui a déjà souvent donnés de vive voix ; c'est à un être réel qu'il parle encore, et pour lui. Non seulement le destinataire est de chair et d'os, mais la lettre concerne le destinataire et l'intéresse tout le premier ; peu de figures même ressortent avec plus de relief que celle de ce paresseux esclave, qui maugrée contre la terre à défricher, les bœufs à soigner ou le ruisseau à contenir, et qui regrette la ville et ses mauvais lieux, le cabaret des faubourgs et la joueuse de flûte, dont les aigres accords le soulevaient du sol dans une danse pesante. Voilà le caractère propre des Épîtres; tout y est direct, vivant, particulier ; rien de général ou d'abstrait. Une lettre à Celsus ou Florus n'est pas faite pour lccius ou Bullatius. Nous en sommes frappés ; les contemporains devaient l'être davantage, quand ils pouvaient saisir mainte allusion qui nous échappe aujourd'hui. Et voilà pour y revenir, ce qui distingue l'œuvre d'Horace des traités antérieurs, presque impersonnels sous leur forme épistolaire. L'épître reste avec lui, une lettre personnelle (10).
Ainsi, en prenant ses modèles à droite et à gauche, chez les auteurs de simples billets en vers comme chez les savants rédacteurs d'Epislolicae quaestiones, Horace a créé quelque chose qui ne ressemble à rien de ce qui existait avant lui. Il est créateur au même titre que l'était, dans la satire, ce Lucilius qu'Horace précisément appelle du nom d'inventor (11). Lucilius cependant n'avait pas inventé l'attaque dirigée contre les personnes; elle se trouvait déjà dans la comédie d'Aristophane et même dans les iambes d'Archiloque. Il n'avait pas inventé non plus la poésie à tendance morale et d'allure sentencieuse ; depuis longtemps dans la Grèce ancienne, avaient paru les poètes gnomiques. Il n'avait pris inventé enfin la forme caractéristique de la satire, l'hexamètre, qui remontait à Ennius. Mais ce que l'on n'avait pas fait encore, c'était de réunir, autrement qu'en passant ou par occasion, l’élément agressif et l'élément didactique ; c'était de fondre ensemble, pour en constituer une espèce définie, les personnalités avec les généralités morales; c'était, rejetant la variété des mètres dont s'était servi le vieil Ennius, dont Lucilius aussi avait commencé par se servir, de ne plus vouloir que d'un mètre uniforme et d'aller droit au meilleur, au grand vers épique, le seul capable d'imprimer à la satire romaine son cachet propre de gravité et souvent d'éloquence.
Comme Lucilius, Horace a fait une réunion, un mélange; et cette « contamination » est son œuvre. L'épître est désormais, par le fond, un enseignement, par la forme, une véritable lettre. Notez déjà qu'il s'est mis lui-même dans ses épîtres, avec ses idées, son tour d'esprit, ses sentiments et ses goûts ; s'il envisage la personne de ses correspondants, il envisage tout autant la sienne ; sous l'auteur il montre un homme. Et c'en serait assez pour qu'il fût original ; l'originalité n'est pas l'invention; on peut être original sans avoir rien inventé. Mais qui ne voit qu'il y a ici quelque chose d'autre encore et que, par la façon dont il a conçu l'épître, Horace l'a renouvelée ? Les deux caractères qu'il lui a imprimés sont devenus inséparables du genre, Il les jugeait tous deux indispensables, avec raison. L'enseignement, par les vérités générales qu'il introduit, assure à l'épître une solidité, une durée à laquelle ne saurait prétendre la lettre ordinaire, chose légère qui ne cause qu'un plaisir fugitif (gaudium volucre). Mais la forme de l'épître, à son tour, rend service à l'enseignement : elle lui permet d'être mieux accueilli. Rien ne rebute comme la raideur doctorale; rien ne mène le conseil à son adresse comme l'enjouement, l'esprit, le fin sourire. En conservant à son épître le ton de la lettre, Horace savait ce qu'il faisait. Il échappait à la pédanterie, il était « l’honnête homme qui ne se pique de rien » ; il ménageait à son recueil la fortune qu'il a obtenue.
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(1) A peine avons-nous quelques mots des lettres de Caton (Jordan, M. Calonis... quae extant. p. CIV et 83-84), quelque
souvenir de celles de Cornélie (les deux fragments que donnent les mss. de Cornelius Nepos ne paraissent pas authentiques)
ou de C. Gracchus (Cic. de Divin. II, 29, 62, et déjà I, 18, 36). Mais Cicéron lisait encore de son temps la correspondance
de Caton (de Off. I, 11, 37) et les lettres de Cornélie (Brut., 58, 211).
(2) Tac. Dial. 37. J'adopte le texte antiquorum, qui est la seule leçon vraisemblable.
(3) Cic. ad Attic., XIII, 6, 4.
(4) Lucil. IX, 22, p. 49 (Müller); Hermann Peter, der Brief in der röm. Litter. p. 178 et n. 2.
(5) Gell. praefat. 9; VI (VII), 10, 2 et XIV, 7, 3.
(6) Gell. XII, 3, l, à propos de Valgius Rufus.
(7) Il n'est pas très facile de dire si les Epistolicae quaestiones de Caton étaient autre chose que ses Epistulae. Pour Varron
il est à peu près certain que les recueils étaient distincts. Aulu-Gelle ne renvoie qu'aux Epistolicae quaestiones. Nonius qu'aux
Epistulae, l'un et l’autre avec une constance qui prouve que chacun a puisé à une source différente et avait un recueil différent
sous les yeux.
(8) Voir, par ex., ce que nous pouvons connaître des Epistolicae quaestiones de Varron. Il semble qu'une fois entré dans
son exposition, il ait banni toute apparence d'un commerce familier.
(9) Franke, Fast. Horat., p. 73.
(10) Faut-il même voir des réponses dans quelques-unes de ces lettres et un commerce réellement établi? (Kolster, über die
Episteln des Horaz, Progr. Meldorf 1867). Je n'irai pas jusque-là.
(11) Sat. I, 10, 48.