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Horace : sa vie et sa pensée à l’époque des Épîtres

par Edmond COURBAUD, (Hachette, Paris, 1914)

 

CHAPITRE II - HORACE ET L'ÉTUDE DE SOI-MÊME


 

I - LA CONVERSION D'HORACE.

Influence de l'âge. Jusqu'à quel point il a été épicurien.
Influence du stoïcisme. Influence de la campagne.


 

CE chapitre est l'histoire d'une conversion. Conversion lente à la vérité, avec des préparations lointaines. Même une fois commencée, elle ne s'est pas développée d'une suite ininterrompue ; elle a eu ses accès de ferveur et d'impatience, et ses langueurs aussi, ses temps d'arrêt et parfois ses retours en arrière. Assurément une conversion brusque serait plus saisissante; un de Rancé, subitement éclairé sur les vanités de ce monde, s'arrachant à sa vie de plaisirs et courant s'enfermer dans un cloître, frappe davantage les imaginations; mais les conversions de ce genre ont été rares dans l'antiquité. Si les moralistes racontent toujours l'aventure de Polémon qui entré un matin, après une nuit de débauche, dans l'école du philosophe Xénocrate, en sortit tempérant et philosophe à son tour, c'est peut-être qu'ils n'en avaient pas beaucoup de semblables à citer (1). En tout cas Horace, qui reproduit l'anecdote (2), n'a point suivi pour son compte cet édifiant exemple. Procéder par changements soudains et comme par à-coup, passer sans transition d'un extrême à un autre, n'était pas sa manière. Son existence s'est déroulée d'une façon moins heurtée, mais plus humaine: c'est une des raisons de l'attrait qu'elle exerce. La vie apparaît, chez lui, raisonnable. Pas de folie, même dans le bien.

Puisque sa conversion s'est faite peu à peu, avec l’aide du temps et des circonstances, nous sommes obligés, pour en saisir les origines, de jeter un regard en arrière; avant la période des Épîtres. Mais c'est au cours de cette période qu'après les incertitudes et les tâtonnements, la crise se noue et se dénoue: avec la publication du premier recueil, la conversion est achevée, – autant du moins qu'elle pouvait l'être. On verra qu'il n'est pas devenu un saint ; il est devenu un sage, simplement. C'est bien déjà quelque chose.

Non eadem est aetas, non mens (3). L'âge, qui modifie les pensées, précipita la crise morale. C'est toujours un moment très grave que celui où l'on s'aperçoit qu'on vieillit. Comme la vieillesse arrive sans bruit, on tâche de s'en apercevoir le plus tard possible et de garder des illusions:

Tempora labuntur tacitisque senescimus annis (4).

Mais un matin les années finissent par élever la voix et, bon gré mal gré, il faut alors les entendre. Elles vous avertissent qu'il est temps de mettre entre la vie et la mort cet intervalle que se ménage toute âme un peu bien née, et de se recueillir avant d'aborder le grand inconnu. Pour rester un joyeux épicurien, il faudrait rester toujours jeune. On a beau avoir cherché à ne prendre de la vie que le plaisir; les infirmités, les maladies sont là, qui vous contraignent aux réflexions salutaires. Horace n'avait pas attendu, pour réfléchir, cet avertissement de l'âge. C'est pourquoi, même au temps de son épicurisme, il a été autre chose qu'un vulgaire épicurien; mais le poids, dont les années ont pesé sur lui, n'en demeure pas moins un fait dont on ne saurait négliger l'importance.

Sa santé n'avait jamais été très bonne. Il s'en plaint déjà dans l'une de ses premières œuvres, la satire I, 5. C'était lors du voyage à Brindes qu'il entreprit en compagnie de Mécène, à l'automne de 38 ou au début du printemps suivant (5). Pendant tout le trajet il s'inquiète de la qualité de l'eau et du pain (6), en homme qui souffre de l'estomac et vit de régime (7). Un soir même, il se met à la diète et, comme il ne mange pas, il est de mauvaise humeur contre ses compagnons mieux portants qui font honneur au repas (8). Il a de l'ophtalmie (9) et essaie de soulager son mal avec un onguent noir qu'il a eu soin d'emporter dans sa valise. A la halte de Capoue, tandis que Mécène court jouer à la paume, il préfère aller se coucher: la balle ne vaut rien, déclare-t-il, pour les yeux et les estomacs délicats (10). Or, il n’avait guère, que vingt-sept ans ! Et ce ne sont point des malaises causés par les fatigues de la route. Si le voyage a duré treize jours, c'est à Forum Appi, dès la seconde étape, qu'il est obligé de supprimer le manger et le boire, et dès la troisième, à Terracine, qu'il s'applique le collyre !

Dans la suite, sans renouveler d'aussi longues confidences, il nous entretient encore par occasion de son état de santé, qui laisse toujours à désirer. Il continue à se préoccuper de la question de l'eau. Trouvera-t-il de l'eau de source ou seulement de l'eau de citerne, sur la côte de Pæstum où il désire se rendre (11) ? Avant de se mettre en route, il veut éclaircir ce point essentiel. Il vante de sa propriété de Sabine la fontaine qu'elle renferme, si fraîche et si pure, salutaire aux douleurs de tête comme à celles d'estomac. (12) L'estomac et la tête sont ses parties faibles ; il est obligé de suivre des traitements hydrothérapiques. On le rencontre dans les stations thermales, à Baïes notamment (13); puis, lorsqu'Antonius Musa a mis à la mode les bains froids, il prend les douches froides de Clusium ou de Gabies (14). Ne faisant guère d'exercices physiques, il est frileux, cherche le soleil à l'arrière-saison, s'enveloppe, se pelotonne (15). Pour fuir l'hiver, il descend vers les ports tièdes et abrités de l'Italie méridionale ; l'été il gagne la montagne, car il craint aussi les fortes chaleurs, le sirocco « lourd comme du plomb » (16) et les fièvres de septembre. Une fois dans sa vallée de l'Apennin, il y reste, malgré Mécène, au risque de mécontenter son meilleur ami (17).

Il se ménage donc, il se soigne : sibi parcit. (18) Comme il n'était pas de ces gens dont l'imagination est malade plus que le reste, et que nul, au contraire, n'a eu une meilleure santé morale, il devait déplorer d'avoir à s'occuper si souvent de son corps, cette guenille ; mais c'était une nécessité, soyons-en sûrs. Les années, pour lui, comptaient double ; il avait blanchi et vieilli avant l'âge (19). A l'époque des Épîtres, la quarantaine à peine franchie, il avait déjà subi ces outrages du temps et ces « défigurements » dont parle Mme de Sévigné (20) ; ses cheveux étaient devenus rares (21) ; il avait beaucoup grossi et, comme il n'était pas grand, sa personne prêtait à rire. Auguste lui écrivait un jour : « Si la taille te manque, l'embonpoint ne te manque pas » (22) : et, n'ayant reçu de lui qu'un petit livre, il ajoutait, avec cette singulière urbanité romaine : « Compose une autre fois de plus gros ouvrages; qu'ils aient seulement le tour de ton ventre. » Horace riait peut-être aussi de son extérieur peu séduisant, car il n'avait pas de prétentions ; mais il ne pouvait se dissimuler, à ces marques de décadence, que la vieillesse s'avançait. Il essayait de faire bon visage à la visiteuse, qui se pressait pour lui plus que pour bien d'autres. Il voulait qu'on ne lui appliquât aucun des traits sous lesquels il l'a représentée plus tard (23) ; et il y réussissait, grâce à l'équilibre de ses facultés. Le tableau peu flatté, qu'il a tracé du dernier âge de la vie, ne lui convient nullement. Nous y voyons les défauts de l'âme chez le vieillard, et la vieillesse, chez Horace, ne frappait que le corps. Il n'était ni avare, ni grondeur, ni prôneur du temps passé; il aimait son époque et savait changer avec elle, étant tourné sans cesse vers l'avenir. On estimera peut-être qu'après tout le meilleur de lui-même était épargné et que, dans sa disgrâce prématurée, il n'avait point trop à se plaindre : il gardait la jeunesse de l'esprit. En effet; mais ce sont choses qu'on se dit surtout pour se consoler, faute de mieux, quand le reste vous échappe. Horace, tout en se les disant, devait comprendre que le bonheur de l'existence est à monter la côte, et qu'il est triste de redescendre.

Il ne cédait pas cependant à la tristesse – ce n'était pas un mélancolique, – et il acceptait ce qu'il ne pouvait empêcher. Seulement il se faisait plus grave. Il se rendait compte que pour attendre avec tranquillité le terme marqué par la nature, rien ne vaut comme de se sentir meilleur. Or quelle étude, plus sûrement que celle de la sagesse, était capable de le guider vers cette fin sereine qu'il souhaitait ? C'est la religion chez nous qui prêche la conversion. C'était alors la philosophie ; elle promettait à ses adeptes, avec la paix de l'âme, le courage nécessaire à leurs derniers moments; elle était la nouvelle religion de ces temps qui avaient perdu les anciennes croyances. Horace se donne à elle tout entier.

L'âge avança donc le dénouement ; mais à d’autres signes le dénouement se laissait déjà prévoir. D'abord Horace avait toujours été attiré vers la philosophie. Elle n'était pas pour lui, au moment des Épîtres, une nouvelle connaissance; s'il n'en avait point fait encore la maîtresse de sa vie, il s'était familiarisé avec les principaux systèmes qui la représentaient à Athènes. Et puis, ce qui est capital en la circonstance, il avait pris, dès sa jeunesse, sur son lit de repos ou dans ses promenades solitaires, l'habitude de la méditation et d'une sorte d’examen de conscience (24).M. Lejay dit spirituellement que c'était plutôt « l'examen de conscience des autres » (25). Cependant, après la critique d'autrui il y avait toujours le retour sur soi-même et la volonté de se rendre meilleur. Or ce n'est pas impunément qu'on lie commerce, même pour un temps, avec la philosophie, ni surtout qu'on pratique l'examen de conscience. De l'étude des doctrines il est difficile qu'il ne passe pas quelque chose dans la conduite de la vie ; et par l'attention répétée sur ses actes l'âme devient exigeante. Elle finit par ne plus admettre ces états intermédiaires, équivoques, simplement passables, auxquels, sans en être satisfaite, elle s'était arrêtée jusqu'alors. La délicatesse morale, une fois en éveil, ne veut plus qu'on lui mesure sa part.

Depuis Cicéron, la philosophie était la science à la mode, entendez la philosophie appliquée, la science des mœurs, la seule qui intéressât les Romains. Horace, très sincèrement, devait s'y plaire. Il avait le goût des choses morales; sa nature l'y portait et son père, par son enseignement familier, avait fortifié cette inclination, en l'exerçant tout enfant à regarder la vie, à observer les hommes et à réfléchir (26). Lorsqu'un peu plus tard, en Grèce, où il était allé comme un fils, de famille achever son éducation, il se trouva mis directement en présence des systèmes philosophiques, la première atteinte qu'il reçut fut si vive que, malgré les apparences parfois contraires, elle laissa en lui une trace ineffaçable. Vers la fin de sa vie, il parlait encore de son charmant séjour à Athènes, dans l'aimable ville, sous les ombrages de l'Académie (27). Les termes sont discrets, mais émus. Le souvenir est resté cher, comme celui d'un temps, où il a été pleinement heureux.

Période trop courte. Au bout d'un an (28) commençaient pour lui les agitations politiques. Des événements décisifs se précipitaient: la nouvelle de la mort de César, l'arrivée de quelques-uns des meurtriers reçus avec transport, acclamés comme des héros, et la présentation à Brutus, cause première de ses malheurs. La philosophie ne fut pour rien dans son équipée. La sagesse était de rester tranquille, de ne pas se mêler à une lutte où il n'avait rien à voir. Le de Officiis que Cicéron envoyait en Grèce à son fils, écrit sous la tyrannie d'Antoine, tout vibrant par instants de belle ardeur républicaine, pouvait être une excitation et comme un appel aux armes pour Marcus, auquel l'ouvrage est dédié, pour tous les jeunes nobles, les camarades de Marcus à Athènes. Mais à Horace, fils d'esclave, que faisait la cause du sénat ? celle de l'aristocratie romaine ? Que lui importait à lui, citoyen sans passé, la défense des traditions ? Ce traité des Devoirs n'est souvent que le traité des devoirs d'un patricien ; il n'y avait pas là de quoi lui dicter sa conduite. S'il suivit Brutus jusque sur le champ de bataille de Philippes, ce fut un coup de tête de sa part, non un acte mûrement réfléchi ni le besoin d'obéir à quelque principe impérieux.

A son retour à Rome, la philosophie qu'il venait de négliger, ne tarda pas à le reprendre. Ses satires, dès le premier livre, en portent témoignage ; il est conquis à Lucrèce et, par Lucrèce, à l'épicurisme. Le De natura rerum produit sur lui, comme sur Virgile, une impression profonde. S'il ne parle ni du poème ni de son auteur, étrange silence que tout le siècle d'Auguste a gardé, il l'a imité, et de très près (29), et cet hommage indirect atteste son admiration. Il n'y avait pas alors, à Rome, de plus grand écrivain en vers que Lucrèce. Catulle était surtout un charmant esprit, une sorte de Musset latin. Pour Horace qui sentait en lui la vocation poétique, mais aspirait aussi à la philosophie, Lucrèce poète et philosophe satisfaisait à la fois deux de ses goûts. Épicure seul ne l'aurait peut-être pas gagné; c'est Lucrèce qui a contribué à faire de lui un épicurien. Cependant, tout disciple qu'il est, il n'est pas disciple soumis; il ne sera jamais le disciple qui abdique, qui s'enrôle dans une secte et se conforme « à l'orthodoxie d'une église. »(30) Comme il voit, autour de lui, le stoïcisme gagner de l'importance, il étudie aussi cette doctrine, d'abord avec des sentiments hostiles, pour l'attaquer dans ses audacieux paradoxes, puis, la connaissant mieux, avec un esprit de curiosité de plus en plus sympathique ; il lui emprunte thèmes de discussion, exemples, comparaisons, procédés dialectiques, vocabulaire spécial. Il se préoccupe même du pythagorisme, qui semble avoir trouvé alors un regain de faveur (31). Bref, il a l'œil très ouvert sur tout le mouvement de la philosophie contemporaine.

M. Cartault et M. Lejay ont suivi pas à pas la trace de ces influences (32) ; il est inutile d'y revenir. Mais quelque nombreux que soient les rapprochements entre les vers d'Horace et les différentes doctrines de l'époque, ses satires ne nous rendent pas aujourd'hui toute l'activité philosophique de son esprit. Il n'en a fait passer dans son œuvre que ce qui servait à tel moment son dessein particulier. Toute une part, et la plus considérable, s'est employée dans des réflexions silencieuses; et là, plus encore que dans l’acquisition de connaissances précises, est le meilleur profit qu'il retira de ses études à Athènes. Il s'était attaché de préférence, pendant son séjour en Grèce, à l'école académique (33). De cette école d'habiles disputeurs, appliqués à débattre sur chaque question le pour et le contre, il emporta le goût de l'analyse et de l'examen, le désir de chercher le vrai, non le vrai métaphysique qui lui importait peu, mais le vrai moral, dont il a toujours plus ou moins senti le besoin. Il voulut dès lors s'efforcer, selon son expression (34), à distinguer la ligne droite de la ligne courbe, en d'autres termes à distinguer le bien du mal. Or le moyen de ne pas se prendre comme premier sujet de ses méditations, de ne pas commencer par opérer sur soi et pour soi ? Et c'est ainsi que, le raisonnement philosophique venant s'ajouter à l'influence paternelle, Horace se fit de bonne heure une habitude de l'examen de conscience. La satire I, 4, qui compte parmi les plus anciennes (35), en parle déjà comme d'une pratique courante.

On se représente d'ordinaire Horace plus léger, au moins au temps de sa jeunesse. Un Horace avec un penchant à la gravité et soucieux de choses morales, ce n'est pas l'image familière qu'ont laissée à beaucoup les Épodes et les Odes. On voit surtout en lui l'amant d'Inachia, de Phryné, de Cinara, ou le bon vivant qui exhorte sas amis à chanter et à boire, à se réjouir et à éviter les tracas, en un mot l'épicurien à la recherche de son plaisir. Et cet Horace là, bien entendu, est vrai, mais le premier aussi, quoi qu'il paraisse: l'âme humaine est merveilleuse de contradictions. Tous deux ont coexisté, comme deux hôtes d'humeur différente habitent sous le même toit et essaient de faire ménage supportable, jusqu'à ce qu'ils finissent par reconnaître la chose impossible et que l'un des deux mette l'autre à la porte.

Puis il faut dire ceci : l'épicurisme d'Horace était d'une espèce particulière. L'épicurien vulgaire n'est pas un homme qui s'observe ; il se laisse vivre, il suit les impulsions de sa nature, il ne réfléchit pas ; il tâche même, en s'étourdissant, de ne pas réfléchir. S'observer, c'est marque de scrupule et de défiance de soi ; c'est signe que déjà l'on regarde ailleurs ; c'est le germe du mieux. Un épicurien qui s'étudie, dès qu'il s'étudie, commence à ne plus être épicurien. Il se pourrait donc qu'on eût exagéré l'épicurisme d'Horace.

Car enfin examinons un moment ce qu'on appelle sa vie de débauche. Certes, sa jeunesse fut exposée à des tentations redoutables : coïncidant avec les dernières secousses des guerres civiles, elle tomba dans un temps peu propice à la vertu. C'est un fait habituel qu’après les grandes crises où l'existence de tous a été en danger, révolutions ou épidémies, dans la première joie de la sécurité retrouvée on se précipite au plaisir avec une incroyable ardeur. Le retour à la vie est marqué par une frénésie de vivre et de jouir. Pas plus que la société du Direcloire, celle qui connut les débuts d'Octave n'a fait exception à la règle, et Horace était entraîné à sa suite.

En outre il était de complexion amoureuse; ad res venerias intemperantior, note son biographe. (36), Lorsque Damasippe, l'élève des Stoïciens, lorsque Dave même, son propre esclave, lui adressent des reproches à ce sujet, il ne trouve rien à répondre (37) ; il semble ainsi reconnaître que ces reproches ne sont pas sans fondement. Mais autant il est juste d'affirmer en général la place importante que les puellae ont tenue dans sa vie comme dans ses œuvres, autant on a de la peine à préciser, dès qu'on veut descendre au détail. Ses poésies ne sont pas des Mémoires ; il n'a pas écrit des « confessions ». Admirons donc ceux qui prétendent nous donner l'histoire exacte de ses amours, qui connaissent toutes ses liaisons, cataloguent ses maîtresses, apportent des chiffres, établissent des dates. Certaines scènes pourtant devraient les mettre en défiance et les préserver d'être trop sûrs d'eux-mêmes. Il m'est difficile de croire, par exemple, que, devant la maison de l'insensible Lycé, le poète désespéré soit resté, comme il le dit, étendu sur le seuil, pendant que le vent ébranlait la porte, faisait gémir les arbres du jardin et que la neige se durcissait sur le sol dans le froid de la nuit (38). Voilà quelque chose de bien violent pour un amant, si passionné qu'on le suppose. C'était beaucoup pour Horace qui malgré ses ardeurs, aimait aussi ses aises. Je me rappelle d'ailleurs qu'au temps des Épodes, quand il était le soupirant d'Inachia, ses chagrins d'amour ne s'exprimaient pas d'autre sorte. Alors déjà, pour prouver à sa belle sa flamme et sa douleur, il venait se coucher sur le seuil de pierre, bravant les courbatures (39). N'y a-t-il pas de la convention dans cette attitude répétée et, dans ce désespoir, quelque exagération littéraire ? Non pas qu'il soit allé jusqu'à chanter des maîtresses en l'air (40). La réalité a fourni le canevas; mais sur ce fond, il est bien probable que l'imagination a brodé. Horace est un poète qui combine, qui arrange ; il n'écrit pas directement sous la pression de son cœur. Il a dû mêler le vrai et le faux, l'expérience personnelle et la fantaisie. Ainsi faisaient les poètes anciens, qui dramatisaient volontiers ou idéalisaient certains incidents de leur vie. Ainsi a-t-il fait sans doute à leur exemple, et du récit de ses aventures galantes on aurait tort de vouloir tout prendre à la lettre.

Ses amours mises à part, il reste qu'il a célébré la table et les banquets, plus généralement la vie molle et facile, la nécessité de jouir du présent sans souci du lendemain. Morale tout épicurienne, dit-on. Oui, si l'on juge en gros sans tenir compte des nuances, si l'on néglige dans ses odes légères l'influence de la tradition lyrique qui est de chanter le vin comme l'amour, si enfin l'on refuse d'apercevoir entre Horace et l'épicurien vulgaire des différences tout de même réelles. Pour celui-ci le plaisir est un « divertissement» au sens du XVIIe siècle, un moyen de ne pas songer à la mort, le grand épouvantail de l'humanité. Quand Horace veut qu'on s'en tienne à l'heure présente, ce n'est pas pour masquer à l'homme la vue pénible du terme nécessaire ; c'est pour ne point troubler l'âme, au cours de l'existence, par la crainte de tels ou tels maux particuliers, qui peut-être arriveront, mais peut-être aussi n'arriveront pas. Si l'avenir doit nous apporter des accidents fâcheux, il est inutile de les trop prévoir à l'avance ; ne cherchons pas ce que demain nous réserve; la vie est bonne, si l'on sait profiter du moment qui passe : Dona praesentis cape laetus horae (41). Est-ce là seulement un conseil de mollesse ? N'est-ce pas plutôt, s'adressant à quelqu'un comme Mécène, un encouragement à l'optimisme ? Mécène était un triste. Bien d'autres autour de lui, joyeux viveurs d'apparence, n'étaient que des mélancoliques qui traînaient après eux, dans leur besoin de plaisirs toujours renouvelé, jamais satisfait, un incurable ennui. A tous Horace demande de ne pas s’agiter: nec trepides in usum Poscentis aevi pauca (42). Cette agitation à la poursuite du bonheur est justement ce qui nous en éloigne le plus. « Tout le malheur des hommes, dit Pascal, vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. » Avec Horace, il ne peut être question de rester dans sa chambre ; nous sommes sous le ciel méridional. C'est en plein air qu'il donne rendez-vous à ses amis ; mais c'est le même désir de calme et de repos. Etre étendu à l'ombre d'un platane, au bord d'une eau murmurante, avec une amphore, si l'on veut, quelques parfums, des roses, il n'en faut pas davantage pour être heureux. Ce n'est pas évidemment l'austérité du solitaire dans sa cellule; il n'y a pas lieu toutefois de crier bien fort au scandale.

Et quant à l'idée de la mort, il l'écarte si peu qu'il la rappelle au contraire à chaque instant et l'associe à ses tableaux, dont elle forme le cadre habituel. Il y insiste, – dirai-je comme un prédicateur ? N'exagérons rien. Le motif tout au moins n'est pas le même des deux parts. Horace ne tâche pas de nous conduire à la méditation de l'au-delà ; mais il ne cherche pas non plus, comme on lui en suppose souvent l'intention, un raffinement maladif, une évocation malsaine, qui serait un assaisonnement du plaisir. Il songe à la mort parce que, en nous avertissant de notre condition, elle réduit à leur exacte proportion, qui est mince, tous ces objets que poursuit l'avidité des hommes, honneurs, gloire, richesses ; et puis, parce que, si les autres maux sont incertains et ne doivent pas, dès maintenant, être une source de tracas peut-être stériles, la mort, elle, est le mal inévitable contre lequel il faut se fortifier. Et la meilleure façon de s'affermir n'est pas de chercher à éloigner de soi une importune image, à quoi l'on arrivera malaisément; c'est de se la rendre toujours présente, afin de s'y habituer. Horace dirait volontiers comme Montaigne, pour dérober à l'ennemi son plus grand avantage : « Otons-lui l'étrangeté, pratiquons-le, accoutumons-le ». De ce « pensement » salutaire deux leçons se dégagent, une leçon de modération: ne jamais se laisser emporter si fort aux passions et au plaisir qu'il ne nous souvienne de ce que nous sommes; une leçon de résignation : accepter ce qu'on ne saurait empêcher (levius fit patientia Quidquid corrigere est nefas) (43).

Je crois donc que l'épicurisme d'Horace n'a pas été uniquement légèreté, insouciance, oubli. S’il en est ainsi, les deux aspects du poète, que je distinguais plus haut, sont moins dissemblables qu'il ne paraissait d'abord, et le passage peut se faire de l'un à l'autre. Il se fait par la remarquable sincérité et le désir du bien, même quand il n'a pas toujours bien agi, qu'Horace a montrés à toutes les époques de sa vie. Cette bonne foi et cette bonne volonté le sauveront. En effet, quelles que doivent être encore ses faiblesses ou ses défaillances de conduite, le progrès, un progrès certain, se manifeste dès le second livre des Satires ; l'excellente pratique de l'examen de conscience en vient à porter ses fruits, qui sont de l'inquiéter sur la valeur de ses actes et de le rendre mécontent de lui-même : être mécontent de soi-même est le premier signe de la vertu. L'inquiétude morale se révèle chez Horace, de façon très nette, dans les deux pièces où il se met en scène et se fait dire ses vérités par Damasippe et par Dave. Etranges moralistes en apparence que ce brocanteur ruiné et cet esclave; personnages bien choisis en réalité pour le dessein que l'auteur se propose. Ce sont de médiocres ou de petites gens, qui ne s'embarrasseront pas dans les finesses et les circonlocutions de la politesse mondaine. Ils auront le mérite de la franchise, comme souvent leurs pareils, dès qu'une, occasion les enhardit à parler. Cette occasion, ils la trouvent, l'un dans sa récente conversion au stoïcisme et son ardeur de néophyte qui le pousse à tout dire, l'autre dans la liberté des Saturnales qui lui permet de tout dire. Sans doute leurs attaques sont plaisamment exagérées; il nous faut en rabattre, c'est entendu. Horace s'amuse, mais jusqu'à un certain point seulement; dans l'exagération il y a une part de vérité. Et surtout, chose essentielle à retenir, il y a, le sentiment d'où procèdent ces attaques, le besoin de confesser ses torts, qui prouve un malaise intérieur de plus en plus vif et devient comme un engagement public à se corriger.

S'étonnera-t-on qu'avec de semblables dispositions les idées d'Horace à l'égard du stoïcisme se soient modifiées ? Il était loin, jusque-là, de lui avoir été favorable. Epicurien, donc engagé dans le camp opposé, il voyait en lui un adversaire à combattre : c'était la secte rivale, Mais il avait des raisons plus profondes de lui en vouloir. D'abord les paradoxes où se condensait la doctrine, à savoir : il n’y a point de degré dans la vertu ni dans le vice; toutes les fautes sont égales ; seul le sage est libre, est riche, est roi ; le reste des humains n'est qu'une multitude de fous, – ces étonnantes formules exagérées à plaisir, violentes et tranchantes, devaient choquer sa nature essentiellement raisonnable et modérée. Un homme tout d'une pièce, vivant dans l'absolu, comme Caton, pouvait s'y plaire. Les bons esprits, ceux qui connaissaient la vie, les exigences du réel et la nécessité de composer avec lui, un Cicéron, un Horace, s'en montraient fort irrités. Sensus moresque repugnant (44), répondait vivement le poète à qui lui exposait la théorie de l'égalité des fautes. Il avait le sentiment des nuances. Personne ne l'eut moins que ces logiciens sans pitié, que nulle conséquence n'effrayait, décidés à aller jusqu'au bout, à l'absurde, déclarant avec un sérieux redoutable que le crime est le même de briser quelques choux dans le champ du voisin ou de piller un temple, d'étouffer un poulet ou d'étrangler son père (45). Ne serait-ce pas en réaction contre de tels principes, d'une dureté inhumaine, que dans la satire I, 3, Horace a soutenu un parti pris d'indulgence envers ses amis et affiché une complaisance systématique qui dépassait sans doute un peu sa pensée ? (46)

Ne croyons pas d'ailleurs que les affirmations hautaines du stoïcisme fussent pour nuire au succès de la doctrine. Ces aphorismes implacablement enchaînés, déduits par une dialectique à outrance, finissaient par griser l'esprit. Il y a une folie du raisonnement, à laquelle certains ne résistent pas. Quand on est convaincu de l'excellence de la méthode, l'étrangeté même des résultats qu'on obtient n'est qu'un plaisir de plus; on est content de les jeter, pour ainsi dire, à la tête des sots qui ne sont pas capables de ces belles choses. Ce n'est pas avec la sagesse commune qu'on enlève les hommes, et le bon sens est impuissant à faire naître l'enthousiasme des résolutions extrêmes. Il faut aux grandes passions du déraisonnable; philosophies ou religions ne triomphent souvent que par leurs exagérations. Mais auprès d'Horace ce n'était point par là que le stoïcisme avait chance de réussir.

Une autre raison contribuait à l'en éloigner: les Stoïciens s'adressaient à la foule et, pour la gagner, lui faisaient toutes sortes d'avances. Ils se montraient complaisants à l'endroit des religions populaires et se gardaient de repousser les inventions de la mythologie, quittes à les interpréter et à leur découvrir un sens allégorique et profond (47). Superstitions, croyances aux présages, aux réponses des aruspices et des devins, ils acceptaient tout, parce qu'ils trouvaient moyen de tout expliquer. Ils avaient leurs saints, qui étaient d'anciens sages ou des héros divinisés après leur mort, petits dieux plus proches et plus accessibles que les grands. L'enseignement de l'école lui-même se présentait d'ordinaire sous la forme de dialogues familiers; on prenait à partie quelques personnes de l'auditoire; à l'aide d'exemples on mettait la morale en action; on abaissait à la portée du public une doctrine par elle-même difficile. Mais ce n'était pas assez. Pour mieux atteindre tout le monde; il fallait sortir de l'école et recourir à la prédication. Il y eut donc des stoïciens ambulants, qui allaient dans les rues ; sur les places, sous les portiques, aux thermes, dans tous les lieux fréquentés par les petites gens, porter la bonne parole. A vrai dire, ces prédicateurs en plein vent sont plus près de la tradition cynique que de la tradition stoïcienne; ce sont des cynico-stoïciens. Ils ont du cynique le costume misérable, le manteau râpé et troué, la besace et le bâton, la longue barbe et les cheveux négligés. Les rapports entre les deux écoles dataient de loin, puisque c'est un cynique, Cratès de Thèbes, qui avait servi de premier maître à Zénon, le fondateur du Portique. Mais si le Portique prit dès le début, à ce contact, certains des traits qui le caractériseront toujours; un superbe mépris des préjugés et un goût farouche d'indépendance, cependant c'était dans le domaine des idées, plus que dans la tenue extérieure et les manières, que s'était exercée tout d'abord cette influence. Le stoïcien gardait un air grave et sérieux ; le cynique était effronté, d'allure impudente. A l'époque romaine, chez les philosophes de bas étage qui encombraient la capitale, cette distinction s'est à peu près complètement effacée (48). Le prédicateur populaire de la satire I, 3, auquel les gamins tirent la barbe et qu'ils poursuivent de leurs cris, ressemble singulièrement à un cynique (49). Pour Horace en effet, cyniques ou stoïciens, c'est tout un; il ne met plus entre eux aucune différence et les confond dans la même antipathie. Évidemment la gueuserie de toute cette bohême lui répugnait ; il flairait sous cet étalage de grossièreté des calculs souvent méprisables et, parmi ces apôtres de carrefours, plus d'un charlatan. Mais charlatanisme à part, ils avaient encore le tort à ses yeux de faire de la propagande. Il n'aimait pas la recherche, même désintéressée, de la popularité. La défiance ou la sorte de répulsion qu'il eut toujours pour le populaire, retombait en définitive sur le stoïcisme en général.

Ces raisons expliquent suffisamment l'hostilité de ses premières satires. Il jugeait du dehors, sur une impression. Comment l'impression n'eut-elle pas été mauvaise ? Ce qui était le plus apparent du stoïcisme, était aussi ce qui devait le plus, lui déplaire. Mais précisément tout cela, paradoxes outrés, prédication vulgaire ou ridicule; ce n'était que l'enveloppe de la doctrine; ce n'en était pas l'âme. Qu'un jour vînt où Horace, l'étudiant davantage, pénétrât au-delà des apparences ; il ne pouvait manquer d'en découvrir la véritable grandeur.

Ce jour vint avec les progrès du travail intérieur qui s'opérait en lui. Il y a un parallélisme curieux, et qui ne saurait être fortuit, entre son désir croissant de perfection individuelle et les étapes successives qui le rapprochent du stoïcisme. C'est dans les deux satires où il est le plus troublé sur lui-même, qu'il prête le plus d'attention aux théories des disciples de Zénon. J'ai déjà parlé de ces deux satires. Nous avons vu que les personnages mis en scène sont de pauvres hères. Leur science, dont ils viennent accabler le poète, est une science tout fraîchement acquise, et ils la tiennent d'intermédiaires qui ne sont pas beaucoup plus relevés qu'eux-mêmes: le maître qui a instruit l'esclave Dave est un esclave, lui aussi, le portier de Crispinus ! (50) Tout cela fait quelque chose d'assez médiocre. Horace n'a-t-il point voulu railler ? Prenons garde. Il aime à se jouer sur la limite entre le plaisant et le sérieux. On ne voit pas très bien quand il cesse de rire et commence à être grave. Tout à coup la moquerie a tourné au sérieux: l'on ne s'en était pas douté sur le moment; c'est après que la leçon est donnée, qu'on reconnaît que c'était une leçon. Les satires II, 3 et II, 7 sont écrites dans cette note de fantaisie très agréable. De là vient que, sous l'ironie de ses propos, Horace cache plus de conviction qu'il n'en a l'air. Il n'aurait pas fait dire tant de choses justes à ses deux prédicateurs, s'il n'avait cherché qu'à les rendre ridicules. C'est la forme surtout qui est plaisante; et elle l'est, parce qu'il a horreur du précepte qui s'étale, qu'il ne veut pas être le pédagogue qui tient boutique et met une enseigne. Mais dans le fond il n'a plus les préventions d'autrefois. Se rend-il compte que la bassesse du sermonnaire ne fait pas celle du sermon? Aperçoit-il derrière l'exagération impatientante des paradoxes - qui continue à lui déplaire et lui déplaira toujours, même au temps des Épîtres (51) – cette grande idée que la vertu ne saurait être placée trop haut, parce qu'elle est d'un prix inestimable et qu'entre elle et tout le reste des choses il n'y a pas, il ne peut pas y avoir de commune mesure (52) ? Il semble bien. Certains passages dénotent plus que de l'intérêt à l'égard du stoïcisme : une sympathie naissante. Montrer que la parole de Stertinius a sauvé le malheureux Damasippe qui voulait après sa banqueroute aller se noyer dans le Tibre (53), n'est-ce pas indiquer que la doctrine est bonne, réconfortante, consolatrice, que les plus désespérés y peuvent puiser des raisons de se reprendre à la vie ? Et définir, par la bouche de Dave (54), le vrai sage comme l'homme qui est maître de lui et ne s'épouvante ni de la pauvreté, ni des fers, ni de la mort, qui résiste à ses passions et méprise les honneurs, qui repousse les assauts de la fortune impuissante et, selon l'image traditionnelle dans l'école, demeure la boule ronde et polie sur laquelle, sans avoir de prise, glissent tous les accidents du dehors, n'est-ce pas reconnaître la valeur éminente d’une philosophie qui s'est proposé un tel idéal ?

Horace a repris un peu plus tard, dans ses Odes, le portrait du sage stoïcien et lui a donné alors la forme sous laquelle il a traversé les siècles: Iustum et tenacem propositi virum Non civium ardor prava iubentium, Non vultus instantis tyranni Mente quatit solida (55). Lactance appliquait ces vers aux martyrs ; Cornelis de Witt les récitait en subissant la torture. Ils se présentent d'eux-mêmes au souvenir, toutes les fois qu'il s'agit d'une âme intrépide, sereinement retranchée dans le fort de sa conscience et insensible aux coups qui la frappent. C'est la pensée dans son expression dernière et définitive. Mais sauf un accent plus large et vigoureux et plus de poétique grandeur, quoi d'autre, en somme, était ajouté au tableau familier présenté antérieurement par l'esclave ? Dès la satire II, 7 nous tenons plus qu'une ébauche; nous avons un dessin déjà très poussé, avec tous ses traits essentiels.

Ainsi le revirement est indéniable; et dès lors l'évolution se poursuit. Les Odes contiennent plus d'un emprunt à la morale stoïcienne, surtout les odes civiques, où Horace collabore à l'œuvre de réformes entreprise par Auguste. On connaît son éloge de la vertu politique, indépendante du succès, indifférente aux échecs, qui prend les faisceaux ou les dépose par devoir et non pas au gré du souffle populaire (56). Nous venons de citer sa peinture du juste. Ailleurs, c'est quelque héros républicain en qui s'incarne le juste idéal : Régulus retournant à Carthage où l'attendent les bourreaux, sans être plus ému que s'il allait, les affaires de ses clients réglées, se reposer à la campagne, (57) Caton, seul indomptable au milieu des peuples domptés (58), et dont Horace fait déjà, avant Sénèque et Lucain, le dieu du stoïcisme. Je sais bien que dans les odes patriotiques, exhortant les Romains au devoir, il ne pouvait s'en tenir à la doctrine d'Épicure, à laquelle manque précisément cette notion du devoir, de l'effort. Je sais aussi qu'en les écrivant il obéissait à une sorte de mot d'ordre et que Mécène et Auguste le sollicitaient d'élargir sa manière. Mais il est difficile d'accepter un rôle, encore plus de le soutenir, si l'on n'est pas, jusqu'à un certain point, convaincu de la nécessité de ce rôle. La prédication demandée au poète répondait à ses propres tendances d'alors. D'autre part, en élevant son inspiration, elle fortifiait ces tendances morales et contribuait à le rapprocher de la philosophie grave et noble entre toutes, le stoïcisme. En cela il suivait la marche des meilleurs esprits de son siècle, qui finissaient par céder à l'attrait singulier de cette doctrine. Cicéron, dont le tempérament s'accommodait mieux des doutes de la Nouvelle Académie que des affirmations tranchantes du Portique, n'en était-il pas venu à dire, lui-même, après avoir combattu les Stoïciens : « Je me demande si ce ne sont pas encore les vrais, les seuls philosophes, haud scio an soli iam philosophi...  »? (59)

Il n'était pas jusqu'aux circonstances extérieures de la vie d'Horace qui ne se fussent modifiées dans le même sens favorable à la méditation. C'était l'époque où il commençait à aimer la campagne pour elle-même et séjournait plus volontiers dans sa petite vallée des Apennins. Or, rien n'invite au recueillement de la pensée comme ces paysages de demi-caractère, assez sauvages pour décourager les visiteurs importuns, pas assez pour accabler l'âme du solitaire et l'empêcher de s'appartenir. Le charme des montagnes sabines, qui n’atteignent pas à la grande nature, est fait principalement du calme et du repos qu'on y goûte. Voici donc Horace au milieu de son domaine. Il se promène à l'ombre de ses yeuses, écoute le murmure de sa source d'eau vive, donne quelque attention aux travaux des champs, s'amuse, au risque de faire sourire, à remuer des mottes de terre et à ôter des cailloux; mais surtout, dans la paix qui l'entoure, il est occupé à réfléchir sur lui-même. Les journées s'écoulent lentes, profitables à l'âme comme au corps. Le soir venu, il prend place avec quelques voisins autour d'une table très simple; et l'on cause. De quoi ? Non pas du prochain, ni des villas ou des maisons d'autrui, ni de la danse du pantomime Lepos, mais de ce qu'il importe à tout homme de savoir et qu'on ne peut ignorer sans dommage, c'est-à-dire de questions morales. « Est-ce la richesse qui fait le bonheur, ou la vertu ? Quel est le lien de l'amitié ? En quoi consiste le souverain bien ? » (60) La philosophie grecque agitait alors ces problèmes. Varron leur avait déjà donné droit de cité à Rome ; Cicéron les avait débattus à son tour dans le de Officiis, le de Amicitia, le de Finibus ou les Tusculanes. Ce sont eux qui occupent Horace et ses hôtes. Soirées dignes des dieux, s'écrie le poète, ému au souvenir de ces entretiens : O noctes cenaeque deum ! Soirées presque dignes, tout au moins, du maître de Tusculum.

Jugera-t-on que la conversation était bien sérieuse pour une conversation de dessert ? Qu'on se rappelle la société française et nos salons du XVIIe ou du XVIIIe siècle ; on discutait la question de la Grâce à l'hôtel de Rambouillet et chez Mme Geoffrin les théories politiques de Montesquieu (61). Quand la mode s'en mêle, tout sujet, même grave, même rébarbatif, peut trouver place dans des milieux où l'on ne s'attendrait guère à le voir. Or la philosophie avait la vogue, à la fin de la République romaine. Les opuscules stoïciens pénétraient jusque chez les femmes du demi-monde qui, pour se donner des airs distingués, les laissaient négligemment traîner sur leurs coussins de soie. (62) Cette mode s'appuyait d'ailleurs sur un goût réel pour la philosophie. Tant qu'on n'avait pas fait nettement ressortir son application à la vie, la philosophie avait paru suspecte aux Romains ; ils manquaient, pour en comprendre la partie métaphysique, du génie souple et délié des Grecs. Du jour où elle fut réduite pour eux à la morale, leur esprit réfléchi, utilitaire, s'accommoda vite de questions dont le sérieux pratique leur convenait. – Mais direz-vous, les voisins d'Horace sont des campagnards, peu propres à parler de philosophie. – Les problèmes de morale sont exempts, si on le veut, de toute subtilité dialectique et se ramènent à quelques principes de bon sens, à la portée de toute intelligence moyenne ? Puis ces braves gens, les traitent un peu à leur manière; ils ne raisonnent pas comme des docteurs ; ils entremêlent leurs pensées de proverbes, de récits ou de fables; ils ont de vieilles histoires en réserve, comme celle du rat de ville et du rat des champs, qui donnent une forme vive et concrète à leurs réflexions sur le monde. Enfin ce serait une erreur de croire qu'ils fussent absolument sans culture. Cette classe de propriétaires ruraux avait de l'instruction au contraire, et M. Lejay l'a fort bien montré (63) : « Un de ses plus humbles représentants, l'Ofellus de la Satire II, 2, sait des bribes de Lucilius. On s'est demandé quelquefois pour qui Virgile avait pu écrire les Géorgiques, un poème de facture si savante, d'art si réfléchi et si complexe. Ce n'est assurément pas pour les propriétaires de latifundia : ils se moquaient bien de l'agriculture et de la tradition italique ! Ce ne peut être que pour ces moyens et petits cultivateurs, demi-bourgeois, établis sur leurs terres ou à proximité dans un municipe, faisant eux-mêmes valoir, aisés dans les temps d'ordre civil et de paix, pépinière de magistrats locaux et d'hommes supérieurs. Ils avaient quelques loisirs et lisaient. La conduite de la vie devenait naturellement un des objets de leurs entretiens. » Comme elle était aussi la grande préoccupation d'Horace à ce moment, le milieu rustique où il vivait ne pouvait que renforcer ses inclinations particulières.

Ainsi le progrès de la vie et l'approche des heures sérieuses, la pratique de l'examen de conscience, les éludes personnelles, le séjour prolongé aux champs, tout conspirait à le pousser vers la philosophie. On ne sera pas surpris que les Épîtres en soient pleines, qu'il veuille la retrouver partout, et même chez Homère. Il est comme La Fontaine ayant découvert Baruch : « Avez-vous lu Baruch ? » Faites-vous de la philosophie, demande-t-il à ceux qui l'entourent ? Prenez-vous, dès le réveil, le petit livre de sagesse pour la méditation du matin ? Cependant telle est l'infirmité de notre nature que, malgré son ardent désir de se rendre meilleur, il n'y arrivera qu'avec peine, Le vieil homme, l'épicurien qu'il portait en lui, ne se laisse pas dépouiller sans effort et, plus d'une fois, sa conduite restera en contradiction avec ses principes, Certaines lettres révèlent le trouble, la détresse de l'âme qui gémit d'être encore loin du but. Nous allons suivre la lutte à travers l'œuvre nouvelle, et cette lutte est précisément ce qui donnera au recueil le mouvement, la variété, et la vie. Elle est, plus vive que jamais : à des aspirations, jusque-là excellentes, mais qui attendaient un peu trop du temps l'amélioration souhaitée, succède une offensive active, impatiente même, contre le mal. Elle est aussi sur le point de finir: nous approchons du jour où le poète, après les dernières secousses, enfin maître de lui et de ses passions, atteindra ce qu'il rêvait, ce que promettaient les philosophies antiques, le bonheur dans la sérénité.


 
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— NOTES —

(1) Sur l'histoire de Polémon et sa diffusion dans les écoles, cf. Lejay, ouv. cit., p. 374-375.
 
(2) Sat. II, 3, 254 sqq.
 
(3) Ep. I, 1, 4
 
(4) Ovid, Fast. VI, 771
 
(5) Cartault, ouv.cit. p.51-52
 
(6) Sat. I, 5, 7 et 88-92
 
(7) Sat. I, 5, 49. L'épithète crudis s'applique à Horace comme à Virgile.
 
(8) Sat. I, 5,7-9.
 
(9) Sat. I, 5, 30-31. Voir l'explication de Lejay (éd. petit in-16, p. 320, n. 5) sur lippus et collyria.
 
(10) Sat. I, 5, 48-49.
 
(11) Ep. I, 15, 15-16
 
(12) Ep. I,16, 12-14
 
(13) Ep. I, 15, 2 et 12
 
(14) Ep. I, 15, 8-9
 
(15) Ep. I, 7, 10 sqq.
 
(16) Sat. II, 6, 18 plumbeus Auster
 
(17) Voir tout le début de l’Ep. I, 7
 
(18) Ep. I, 7, 11
 
(19) Ep. I, 20, 24
 
(20) Lettre du 30 nov. 1689
 
(21) Ep. I, 7, 26
 
(22) Suet. vit.Horat., p. 47 Reiff.
 
(23) A.P., 169 sqq.
 
(24) Sat. I, 4, 133 sqq.
 
(25) Lejay, ouv.cit., p. 99
 
(26) Sat. I, 4, 105 sqq.
 
(27) Ep. II, 2, 43-46, bonae Athenae, locus gratus, inter silvas Academi quaerere verum.
 
(28) Du printemps de 45 à celui de 44.
 
(29) Sur l’influence de Lucrèce à propos des Satires I,1 et I,3, cf. Lejay, ouv.cit. p.7 et 63-67.
 
(30) Lejay, ouv. cit., p. XXXIV-XXXV (et note 1 de p. XXXV) , où sont indiquées les différences avec l’épicurisme. - Se rappeler d'ailleurs Ep. I, 1, 14 : Nullius addictus iurare in verba magistri. Cette déclaration d'Horace est parfaitement exacte.
 
(31) Epod. 15, 21; Sat. II, 4, 2; 6, 63; Carm, I, 28, 29. Les doctrines pythagoriciennes venaient d'être rappelées à l'attention, notamment par Nigidius Figulus (cf. L. Müller, édit. de Vienne,-p. 99).
 
(32) Cartault, ouv. cit., ch. VIII, p. 325 et suiv. - Lejay, ouv. cit.; voir les introductions particulières des différentes satires.
 
(33) Il le dit Ep, II, 2, 45, et il n'y a pas lieu de récuser son témoignage.
 
(34) Ep. II, 2, 44 : curvo dinoscere rectum.
 
(35) M. Lejay la place même avant la troisième (ouv. cit., p. 60 et 108).
 
(36) Suet., p. 47 Reiffersch
 
(37) Sat. II, 3 et 7
 
(38) Carm. III, 10, 2 sqq.
 
(39) Epod. 11, 21-22
 
(40) Sur la réalité des maîtresses d’Horace, cf. Teuffel, de Horatii amoribus, N. Jahrb. f. Phil. u. Päd., 6ter Supplementband, 1840, p. 325-374.
 
(41) Carm. III, 8, 27
 
(42) Carm. II, 11, 4-5
 
(43) Carm. I, 24, 19-20
 
(44) Sat. I, 3 , 97
 
(45) Cic., pro Mur., 29, 61
 
(46) M. Lejay croit que cette indulgence d’ami est la contrepartie de sa dureté de satirique. L'amitié d'Horace serait une amitié de groupe formé, ou de clan armé de sévérité contre les gens du dehors. Aux amis tous les égards, comme à ceux qui ne sont pas du groupe, aucun ménagement (ouv, cit., p. 62 et 99). C'est donner à Horace un esprit de coterie qui ne semble pas avoir été dans sa nature (voir l'épître I, 19), et c'est aussi ne pas tenir compte, pour la satire l, 3, de l'impression que lui causent alors les paradoxes stoïciens, dont les exagérations le rejettent assez vivement en sens opposé.
 
(47) Cic., de Nat. deor., III, 23, 60.
 
(48) Serait-ce le stoïcien Ariston de Chios qui a fait la transition du stoïcisme au cynisme et préparé les stoïciens populaires ? (Voir Lejay, ouv. cit., p. 371)
 
(49) Sat. I, 3, 133 sqq.
 
(50) Sat. II, 7. 45.
 
(51) Ep. I, 106-108
 
(52) Croiset, Hist. de la Littérature grecque, V, p.58.
 
(53) Sat. II, 3, 35 sqq.
 
(54) Sat. II, 7, 83 sqq.
 
(55) Carm. III, 3, 1 sqq.
 
(56) Carm. III, 2, 17 sqq. - Dans la proposition virtus repulsae nescia sordidae le mot important est sordidae. Car du moment que le sage se présente aux élections, il peut, tout comme un autre, connaître les échecs; mais il ne connaît pas l'échec triste (sordida); il est au-dessus. Rapprocher le mot de Sénèque sur Caton, auquel Horace également songe dans notre passage: quo die repulsus est, lusit; qua nocte periturus fuit, legit (ad Lucil,. 71, 11).
 
(57) Carm. III. 5, 49 sqq.
 
(58) Carm. II, 1, 23-24
 
(59) Cic., de Divin., II, 72, 150
 
(60) Sat. II, 6, 72 sqq.
 
(61) Voir G. Boissier (A propos d'un mot latin, Revue des Deux Mondes, 1er janvier 1907, p. 97), sur les entretiens de Scipion et de ses amis dans leurs villas des environs de Rome.
 
(62) Epod. 8, 15-16
 
(63) Lejay, ouv. cit. p. 517



 

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