LA doctrine du nil admirari qui remplissait l'épître précédente, est celle encore qui domine l'épître 10 ; légèrement modifiée, la formule elle-même s'y retrouve (v.31). Il nous semblait que pratiquer cette doctrine devait conduire à aimer la campagne. La lettre, dont nous abordons l'examen, en apporte la preuve immédiate. Tout son objet est de montrer que, pour ne rien « admirer », ou, selon cet autre vœu des philosophies antiques, pour vivre conformément à la nature (v.12), c'est-à-dire en se bornant à ce que réclame la nature humaine, il faut commencer par se mettre dans les conditions les plus favorables, qui sont de vivre en contact avec la nature extérieure.
Horace adresse son épître à l'un de ses plus vieux amis, le grammairien Aristius Fuscus, qui lui était déjà cher quinze ans auparavant dès l'époque où il écrivait la satire I, 9. Depuis lors, il lui avait donné d'autres témoignages d'estime et d'affection : dans la satire I, 10, il l'avait placé parmi la douzaine de lecteurs dont il ambitionnait le suffrage, il lui avait dédié l’ode I, 22, où il racontait, non sans sourire, un miracle dont l'avait honoré la protection divine, l'histoire d'un loup qui avait fui, pour ne pas troubler le poète chantant ses amours. Aristius était-il poète, lui aussi, en même temps que grammarien ? Avait-il composé des comédies, comme l'indique Porphyrion ? C'était, en tout cas, un homme de goût, fin lettré, esprit aimable, caractère enjoué, capable de comprendre la plaisanterie et de s'y plaire. On s'explique que ces qualités, par où les deux amis se ressemblaient, les eussent attirés l'un vers l'autre et liés étroitement : ils étaient devenus, suivant Horace, le tendre couple de pigeons dont parle la fable (v.5). Sur un point cependant « ces âmes sœurs » différaient (v.3-4) : Horace aimait la campagne ; Aristius était un citadin renforcé ; il lui fallait son « nid » accoutumé, la société du monde et l'existence confortable dont il jouissait à Rome. Mais que le séjour des villes est dangereux ! Désir du luxe, besoin des richesses, soif de paraître, de se pousser auprès des grands, d'être quelqu'un, que de tentations ! Et Aristius, évidemment, se laissait tenter plus qu'il ne convenait ; La matière de la lettre d'Horace est donc trouvée : à l'amateur exclusif de Rome, l'éloge de la campagne; à celui, que charme une vie artificielle, l'avertissement qu'il existe une autre vie selon la nature, à la fois plus agréable et nécessaire au bien de l'âme. Non pas que les conseils donnés n'aient une portée générale (1) ; Horace se les applique ; par courtoisie d'homme du monde qui atténue la leçon faite, à autrui en se la faisant à lui-même, et par modestie sincère d'honnête homme qui, devenu meilleur, ne se croit point à l'abri des rechutes, il demande à prendre sa part des reproches que méritent les pécheurs. Mais Aristius surtout doit en tirer profit. Horace écrit une lettre non une dissertation.
Une partie descriptive consacrée à l'éloge de la vie des champs, suivie d'une partie philosophique sur la nécessité de limiter ses ambitions, telle apparaît d'abord la structure de la pièce. Mais ceci n'est encore qu'une vue superficielle. Si l'on va plus au fond, on s'aperçoit que la partie descriptive elle-même sert à l'argumentation ; et la pensée d'Horace devient alors plus intéressante. Il a été établi par l'épître 6 que le nil admirari est la source où doivent venir puiser les aspirants au bonheur, disons l'humanité tout entière. Mais le moyen maintenant de s'approcher de cette source et d'y boire ? Il y en a un : vivre à la campagne, en présence de la nature. La nature est une école de vérité d'abord, une école de liberté ensuite; l'une de ces choses d'ailleurs mène à l'autre, et toutes deux mènent au nil admirari. La nature nous apprend à chercher le vrai, parce qu'elle nous éloigne des biens trompeurs, auxquels seuls nous nous attachons d'ordinaire. Elle nous apprend à être libres, parce qu'elle nous enseigne à borner nos désirs. Comment serions-nous libres en effet, si le désir nous poursuit ? Mais c'est l'être au contraire que de se contenter de ce qu'on a, car c'est ne plus dépendre ni des hommes ni des choses. « Oui, je revis, peut s'écrier le ruris amator, je suis mon maître, je suis roi (vivo et regno, v.8) , dès que j'ai renoncé à ce qui vous séduit, vous autres, les urbis amatores, dès que j'ai mis le pied sur mon petit domaine, au milieu des champs et des bois. » Ainsi, parce qu'elle est une école de vérité et de liberté, la nature se trouve être en fin de compte, la grande école de modération et de possession de soi-même.
Bien entendu, le développement n'est pas présenté par l'auteur avec cette suite rigoureuse. Horace évite l'appareil logique, ou sa logique à lui n'est que celle de la conversation, qui demeure assez lâche. Les deux idées, que j'ai signalées, se mêlent donc au cours de la pièce ; on n'a pas de peine cependant à les distinguer, l'une et l'autre.
C'est dans la première partie surtout que la campagne est opposée à la ville ; là principalement les détails sont choisis de façon à faire ressortir tout ce qu'a de convenu l'existence des citadins, tout ce qu'elle renferme de besoins factices et de faux plaisirs. Les raffinements de la civilisation ont amené ce résultat que vivre à Rome, c'est vivre complètement en dehors de la vérité. La maison romaine, par exemple, est devenue, à l'époque d'Auguste, un chef-d'œuvre d'élégance, mais aussi le triomphe de l'artificiel. Partout des revêtements, des incrustations, des tapisseries, des marbres, des mosaïques, des décorations murales et, sur les panneaux sculptés ou peints, des perspectives, des fuites, des trompe-l'œil, des paysages ingénieux et compliqués, toute une fausse architecture, toute une fausse nature (2). Dans le péristyle, ce sont des bassins, des jets d'eau, des arbres taillés, des ruisseaux en miniature, des grottes en rocaille, les champs transportés en raccourci à la ville. Or que prouve ce spectacle ? Que l'amour de la nature extérieure est conforme aux sentiments les plus profonds de notre être. Tous ces gens qui fuient la campagne, ne peuvent pas s'en passer : après avoir cru y renoncer, ils s'épuisent en efforts pour l'introduire à nouveau dans les murs de leurs palais. Sans doute ils n'ont plus qu'une nature emprisonnée, rapetissée et puérile ; mais c'est un peu de nature tout de même. Ils n'atteignent, avec toutes leurs recherches, qu'à une simplicité de mauvais aloi ; mais c'est un hommage rendu à la simplicité vraie ; leurs fiers dédains doivent céder à la révolte de l'instinct : naturam expelles furca, tamen usque recurret (v.24). Seulement ne sont-ils pas sots, en même temps que coupables, de se donner tant de peine pour obtenir frelaté ce qu'ils pourraient avoir, si aisément, pur de tout mélange ? Leur eau leur parvient par d'étroits conduits de plomb qu'elle menace de faire éclater, tandis que là-bas elle coule limpide et fraîche, et murmure à petits flots pressés (v.20-21). Ils répandent sur le pavé de leurs salles à manger, des fleurs et des parfums ; mais l'herbe des champs a-t-elle donc moins d'éclat et d'odeur que ces mosaïques en pierres de Libye (v.19) ? Ils enferment des arbres dans des colonnades de marbre aux couleurs variées (v.22) ; leur fantaisie plante des vergers au sommet des tours (3). Que ne vont-ils, sans violenter la nature, la chercher où elle est ? Horace y est allé ; il l'a trouvée, il a retrouvé auprès d'elle la vérité. Il est comme l'esclave du prêtre, qu'on a longtemps nourri de gâteaux offerts par la piété des fidèles (4) ; écœuré, il se sauve. Il ne veut plus de friandises ni d'aliments apprêtés (5) ; il veut pouvoir manger du pain, à sa guise.
Cette comparaison introduit, déjà, en passant, la seconde idée de l'épître, l'idée de liberté. Combien d'hommes sauront refuser les galettes au miel et s'enfuir ? En d'autres termes ; combien sauront, par la recherche du vrai, se déprendre des biens d'opinion auxquels ils sont asservis ? Dans leur course au bonheur, les citadins se laissent égarer par les jugements erronés de la multitude; ils passent à côté du bonheur réel et n'attrapent que l'illusion. Ils ont du mépris pour la simplicité de la vie champêtre, mais ce mépris leur est funeste (mala fastidia, v. 25) ; c'est chose mauvaise dans toute la force du terme, chose qui les trompe et les perd. « Non, le marchand inhabile qui confond avec la pourpre de Tyr les laines grossièrement teintes à Aquinum, ne commet pas une erreur plus fatale, n'éprouve pas un dommage plus certain et qui l'atteigne plus à fond, que l'homme incapable de distinguer le vrai d'avec le faux (v.26-29). » Vero distinguere falsum, c'est en effet toute la science du bonheur.
Ayant marqué la transition par les vers 25 à 30, Horace rentre dans un développement connu et ne craint pas d'exposer sa philosophie ordinaire. Il revient à ses préceptes sur l'équilibre de l'âme : ne pas être enivré par le succès, ne pas être abattu par l'adversité, ou mieux, pour être sûr d'éviter les revers, ne pas rechercher les grandeurs (6) : sous un pauvre toit, on peut être heureux (v.32-33). – Mais le sort ; dites-vous, m'a fait riche. Que puis-je à cela ? Et dois-je, parce que je suis riche, me condamner moi-même à l'indigence ? Horace ne demande pas qu'on aille jusque-là ; mais il est du même avis que Sénèque : Il faut être riche, comme si on était toujours à la veille de ne plus l'être ; la fortune est inconstante; celui qui s'attache trop à ses richesses, se prépare des regrets amers pour le jour où il les perdra (v.31-32). Surtout la grande affaire, c'est de ne pas travailler sans cesse à changer son état, riche en voulant amasser davantage, ou même pauvre en voulant s'enrichir. Conclusion : en quelque endroit que le sort nous ait placés, restons-y et soyons contents, et ne cherchons pas à mieux faire (v.44) : quiconque s'efforce de sortir de sa situation, n'aboutit qu'à une chose, il aliène sa liberté (v.39-41). Le cheval en fit l'expérience, pour s'être voulu venger du cerf; il se débarrassa de son adversaire, mais il devint l’esclave de l'homme.
Il y a du vrai dans celle conclusion, – pourvu qu'on se garde de rien exagérer. Sans doute il arrive souvent que les plaintes des hommes sur leur triste sort ne sont pas très sincères. Le petit récit de la première satire, où Jupiter propose aux mécontents d'échanger leur lot avec celui du voisin et n'essuie que des refus, contient beaucoup de sens (7). Toutes les conditions en effet ont leurs misères ; on ne changerait que de misères en changeant de condition. Et toutes les conditions aussi ont leurs avantages, qui sont même plus nombreux qu'on ne pense, et dont on ne s'aperçoit jamais mieux qu'après les avoir perdus. Nous n'aurions qu'à approuver, si Horace n'avait pas dit autre chose. Mais Horace ne s'en est pas tenu là et cet esprit si mesuré, pour une fois, dépasse la mesure. C'est tous les efforts qu'il blâme, quels qu'ils soient, que l'on fait en vue de s'enrichir. Il ne comprend pas et, ne comprenant pas, il ne veut pas qu'on travaille, pour gagner plus d'argent qu’il ne faut à l'existence de chaque jour. De là sa haine contre le commerce, haine étrange, mais logique, car c'était par le commerce, le commerce maritime surtout, que s'édifiaient les grosses fortunes. Le commerce représente et résume à ses yeux toutes les professions où l'on s'enrichit. Le marchand, « l’audacieux qui court sur les mers (8) », est pour lui le type de ces gens toujours inquiets, jamais satisfaits, uniquement occupés d'améliorer leur état; et il le poursuit de ses attaques sans relâche (9). Point de vue aristocratique, étroit, arriéré, contraire à l'esprit moderne d'activité et d'initiative, lequel tend à supprimer les barrières entre les classes sociales et pousse l'individu à s'élever au-dessus de sa condition. Restreindre les efforts de l'homme à gagner juste ce qu'il doit dépenser, c'est risquer de détruire toute industrie, toute société, toute famille, la société, l'industrie, la famille supposant l'effort toujours renouvelé. Remarquerons-nous, à ce propos, qu'Horace est resté célibataire ? Il vivait conformément à son principe. Mais était-ce bien à lui d'en vouloir si fort à ceux qui gagnent un peu plus que le strict nécessaire ? et que serait-il advenu du fils d'affranchi, si l'humble pécule, lentement amassé par son père, ne lui avait permis de recevoir l'instruction d'un fils de chevalier ou de sénateur (10) ?
Pour être justes néanmoins, nous devons tenir compte du temps où Horace a vécu. Je ne dirai pas comme lui (11), que jamais on n’a plus âprement qu'à son époque convoité la fortune. Cela s'est dit de tous les temps, et pour tous les temps sans doute il y a quelque exagération à le dire. Il est certain cependant qu’on était extrêmement avide de s'enrichir sous Auguste, pour la bonne raison qu'on en avait besoin. Le goût du bien-être, du plaisir, du luxe était intense. On demandait l'argent à tous les moyens, honnêtes ou malhonnêtes : fonctions publiques, commerce, banque, captation d'héritages. Cette ardeur de tous à vouloir sortir de leur état, par les magistratures ou la fortune, choquait vivement notre poète. D'une âme tempérée, ayant peu de désirs, se défiant des excès, guéri depuis l'équipée de Macédoine de toute velléité d'ambition, il acheva, au spectacle de ses contemporains et en réaction contre leurs tendances, d'ériger en système un instinct profond de sa nature. Telle est la cause principale de l'excès avec lequel il a traduit sa pensée. N'y voyons de sa part aucune intention politique. On a prétendu que la société venant de passer par des situations terriblement instables, il fallait avant tout la rasseoir et lui prêcher l'immobilité; on a dit aussi que, pour s'opposer à la contagion du fâcheux exemple que donnaient des fortunes trop rapides, il fallait enseigner à chacun la nécessité d'être content de son sort. Si Horace avait espéré par là entrer dans le jeu d'Auguste, il aurait commis une erreur et singulièrement dépassé les désirs du prince. Auguste voulait la simplicité des mœurs, mais non pas avec ses extrêmes conséquences, non pas la simplicité qui, se contentant de presque rien, n'éprouve plus guère le besoin d'agir. Il n'était point l'ennemi du commerce. Il savait toute l'importance des marchands, et que sans eux un état ne peut prospérer. Horace, en réalité, n'a pas fait tant de calculs. Quand il demandait qu'au lieu de se révolter contre les hommes et les choses, on acceptât sa position, il était simplement fidèle à une doctrine issue de son tempérament. Et, je le répète, contenue dans de certaines limites, la doctrine avait du bon: elle renferme un conseil d'optimisme : Il est bon en effet, que l'on cherche d'abord à se plaire là où vous a placé le hasard de la naissance, puis, tout en travaillant à rendre son sort meilleur, qu'on le fasse sans fièvre et sans brûler trop vite les étapes.
Horace a plus raison encore, quand il montre que s'attacher trop violemment à un objet quelconque, argent, pouvoir, honneurs, est le plus sûr moyen de devenir esclave. Cette intéressante conséquence va lui permettre de renouveler des idées souvent développées. Avait-il assez vanté déjà l'amour de la modération, de l'existence tranquille, du quod satis est ! Mais il n'en avait pas encore mis en relief l'utilité dernière. Il y insiste à présent, et c'est toute la seconde partie de l'épître. Il faut aimer ce qui suffit, parce que celui-là seul est libre qui désire le moins possible, et que la liberté est le premier de tous les biens. La liberté vaut mieux que l'or ; potiore metallis libertate (v.39-40) ; la course après la fortune est même la pire des folies. « L'insatiable portera éternellement le poids d’un maître et le joug de la servitude, parce qu'il n'aura pas su se contenter de peu (v.40-41). » On songe, en lisant ce passage, au paradoxe stoïcien : seul le sage est libre, le non-philosophe est esclave. Ayant côtoyé les Stoïciens, Horace leur a pris quelque chose ; mais, comme toujours, il tempère ce qu'il leur emprunte. Il ne dit pas avec eux d'une façon tranchante : le sage ne doit rien désirer. Il dit seulement : le sage saura borner ses désirs et se contenter du nécessaire. Et ce nécessaire, il l'a un jour défini : c'est ce qu'on ne peut refuser à la nature humaine, sans qu'elle se plaigne (12). Il ne s'agit donc pas de rudoyer la nature ; les Stoïciens trouvent une sorte de plaisir, une amère jouissance à le faire; Horace la respecte. Il ajoute : « Une fortune trop grande ou trop petite est comme une chaussure trop large ou trop étroite; trop large, elle nous fait tomber; mais trop étroite, elle nous blesse (v.42-43) », Ainsi, c'est encore être sage à ses yeux, et par conséquent libre, que de souhaiter une fortune proportionnée à ses besoins. Il ne faut pas craindre la pauvreté; mais il vaut mieux ne pas être pauvre absolument: avec une modeste aisance on peut tout de même goûter, la précieuse joie de s'appartenir.
Un doute pourtant vient à l'esprit : ce sage selon Horace, ce sage de l'époque d'Auguste, s'appartiendra-t-il vraiment tout entier ? Et ne lui manque-t-il pas pour cela une liberté nécessaire, qui est la liberté politique ? – Non, répond Horace, il ne lui manque rien; car la seule liberté qui compte, est la liberté intérieure. Or, sous un prince, on peut jouir de la liberté intérieure plus pleinement qu'en république ; et quant à la liberté du citoyen, les tristes temps de sa jeunesse montraient au poète qu'en république même elle ne demeure pas toujours sans atteinte.
D'ailleurs, l'avait-il jamais sérieusement aimée, cette liberté politique ? Rien ne le disposait à être un ardent républicain. Il n'était pas d'un naturel à s'échauffer bien vivement en faveur d'un principe, et il n'avait aucune raison de vouloir sauver l'ancien gouvernement. Il n'y avait pas de place pour lui dans l'aristocratique république qu'était la république romaine ; il n'était même pas de cette bourgeoisie qui arrivait de temps en temps au pouvoir. Moins qu'à un autre les abus du régime devaient lui échapper, puisqu'il en souffrait; le parti de Brutus représentait un passé qui lui était non seulement étranger, mais hostile. Les nobles pouvaient le flatter à l'occasion ; ils n'en restaient pas moins armés contre lui du souvenir de ses origines. Et cependant il les avait suivis en Macédoine ! Quelle aberration de sa part ! Il le reconnaissait maintenant. Philippes lui avait déjà coupé les ailes, comme il dit (13) ; si la moindre illusion lui était restée, onze ans de guerres civiles se seraient chargés de la lui enlever. Après Philippes, il avait vu Pérouse, un des plus sombres moments de l'histoire ; après la lutte contre Brutus, les luttes contre Sextus Pompée, contre Antoine ; et toujours les mêmes fléaux, meurtres, confiscations, pillages: on s'assassinait au nom de la liberté. Aussi pas un mot dans ses œuvres, même dans celles qui précèdent sa liaison avec Mécène, ne trahit un regret de la république. Il n'était pas encore rallié au gouvernement nouveau, qu'il n'était déjà plus pour l'ancien. Il souhaitait avant tout la tranquillité; il en venait à désirer un pouvoir fort, un maître, qui fît cesser la guerre en écrasant ses rivaux; par amour du repos il s'acheminait vers Octave. En attendant, la colère le saisit, toutes les fois qu'il apprend que de nouvelles hostilités se préparent (14). Si l'on ne peut mettre un terme aux maux qui désolent l'Italie, il ne reste plus qu'à fuir et à tâcher de trouver ailleurs une patrie. Dans la 16ème épode, il songe à partir pour l'Océan lointain, pour les îles Fortunées, pays fabuleux où l'imagination, des peuples, depuis Homère, aimait à placer l'âge d'or. Que va-t-il y chercher ? Apparemment cette liberté pour laquelle il s'est battu. Elle n'existe plus à Rome ; mais si elle lui est vraiment chère, il ne manquera pas, en rêve, de la situer là-bas ; rien ne l'en empêche, puisque c'est un rêve ; et la malheureuse, opprimée, chassée de partout, mérite bien qu'on lui assure en quelque coin de cette terre un tranquille refuge. Chose singulière, Horace se borne, dans sa pièce, à faire une description de bonheur champêtre au sein de l'abondance et du calme, avec les banalités habituelles en un tel sujet; nulle part il ne parle de liberté. Ainsi, même aux îles Fortunées, il n'a pas mis la liberté politique : il faut donc croire qu'il ne la jugeait pas indispensable au bonheur. Cela prouve aussi combien ses convictions républicaines étaient peu profondes, ou plus exactement combien il avait pris en dégoût une certaine république. Mais à qui la faute, sinon à ceux qui avaient rendu alors la liberté odieuse, en abritant sous ce beau nom leurs intrigues, leur ambition et leur cupidité insatiables ? Le monde était las de ces basses querelles. Un besoin de paix était né, si fort que les peuples étaient prêts à lui sacrifier tout le reste.
On comprend qu'après Actium, quand le monde fut rentré dans l'ordre, Horace, propriétaire paisible en Sabine, ait été plus que jamais partisan résolu de l'abstention politique. Il ne tenait pas à courir de nouveau les aventures, trop heureux d'y avoir échappé une première fois. Les vers si pleins d'émotion qu'il écrit à Septimius, attestent que la leçon du passé était toujours présente: « Tibur, puisse-t-il être l'asile de ma vieillesse, puisse-t-il être pour moi le repos, après mes courses sur mer et sur terre, mes voyages et mes campagnes (15) » Fuir les honneurs, s'éloigner des affaires, devint un des articles essentiels de son programme. Il y trouvait cet autre avantage qu'il allait pouvoir donner tous ses soins à l'étude de la sagesse. Il aurait désormais plus de loisirs pour apprendre à se connaître et, se connaissant, pour travailler à se rendre meilleur. Aussi, bien loin de s'indigner qu'Auguste se fut emparé du pouvoir, le remerciait-il d'avoir assumé un fardeau dont il le débarrassait, lui et les autres. De sorte que nous aboutissons à ce curieux résultat : en supprimant la liberté du citoyen, Auguste lui parait avoir donné aux Romains la vraie liberté : Quand on dit que personne n'a aimé la liberté plus qu'Horace, on voit donc de quelle manière il convient de l'entendre. Le mot a perdu pour lui tout son sens politique; il ne signifie plus que l’indépendance vis à vis de soi-même. Dès lors, c'est devenir libre que de renoncer à gouverner son pays, et même – sans paradoxe – c'est devenir libre que d'accepter l'autorité d'un prince, puisque l'on est arraché au souci des fonctions publiques et à ces servitudes que les magistratures vous imposent, puisque l'on devient libre enfin de se délivrer de ses passions, les vrais tyrans ceux-là, les seuls qui soient dangereux, les tyrans de l'âme.
Cette théorie, qui n'était certes pas pour déplaire au pouvoir, mais qu'il professait avec conviction, sans calcul de flatterie, c'est à la campagne qu'Horace en a pris surtout conscience. La campagne est par excellence le lieu du loisir, de ce loisir qui rend l'homme à lui-même. Ne serait ce pas pour ce motif que le poète a mis sa lettre sous la protection de la déesse Vacuna (v.49) ? On peut croire, en effet, sans chercher plus loin, que la vieille divinité sabine est simplement pour lui la déesse du loisir (dea vacantium) (16). En disant à Fuscus qu'il lui écrit assis près de son temple en ruines (17), il veut rappeler au lecteur le vivo et regno du vers 8 et terminer l'épître comme il l'a commencée, par l'idée capitale de liberté. Mais, du même coup, en disant qu'à la campagne seulement il lui est donné de s'appartenir, il nous fait toucher la raison et nous permet de mesurer le degré de son amour pour elle.
Ne lui demandons pas un amour de premier mouvement, l'amour d'un Virgile, dont l'âme a vibré dès l'enfance au contact de la nature. A lire les Bucoliques, on sent que le petit Cisalpin des environs de Mantoue a aimé avec tout son cœur son Mincius au cours sinueux et couvert de roseaux, ses collines, ses prairies, et la haie de saules voisine où bourdonnaient les abeilles. Horace, au contraire, a passé sa jeunesse dans les villes; il n'a été mis qu'assez tard en présence de la nature ; il ne l'a connue réellement qu'après avoir reçu de Mécène sa propriété de Sabine. Et si le cadeau le combla tant de joie, on sait que ce fut moins d'abord un bonheur positif que la satisfaction d'être délivré d'une gêne insupportable, Il avait cru, en entrant dans le cercle de Mécène, jouir simplement du commerce de gens d'esprit; la fréquentation de ce grand monde avait fait de lui, sans qu'il l'eût prévu, une manière de personnage; on lui supposait du crédit ; il était assiégé par les fâcheux, accablé d'obligations sociales. Son amour pour la campagne n'est donc au début qu'un amour d'opposition, si l'on peut dire ; il l'aime par dégoût de la ville. Mais ses sentiments dans la suite se modifient, à mesure qu'il réfléchit davantage. Non pas qu'il en vienne jamais à l'aimer pour elle-même, en s'oubliant. Ceux qui l'aiment ainsi, c'est qu’ils en sentent directement tout le charme, toute la beauté profonde enfermée dans le plus humble paysage; ils ne la voient pas à travers leur philosophie. Horace l'aimera toujours avec son intelligence plus qu'avec son cœur, comme un moyen, plus que comme une fin, mais comme un moyen dont l'importance lui apparaît maintenant décisive, – puisque ce qui est en question, ce n'est rien de moins que le bonheur, – et universelle, – puisque le bonheur est le rêve de l’humanité tout entière. Il lui sait gré, non seulement d'enseigner la science de la vie, mais d'être une occasion sans cesse renouvelée de pratiquer ses enseignements. Auprès d'elle on s'exerce perpétuellement à la modération des désirs. Dans son atmosphère où tout est vrai, où les choses reprennent leurs proportions et leur valeur exactes, on voit mieux de combien de besoins l'homme peut s'affranchir. (Vérité, liberté, ces deux idées, ces deux mots reviennent toujours, qu'il s'agisse de notre épître ou des autres qui ont trait à la vie champêtre). Et tant de services déjà rendus à Horace, qu'elle continue à lui rendre, l'attachent à elle d'une affection grandissante. Ce qui était simple goût à l'origine, est devenu amour, non désintéressé sans doute, mais réel et fort tout de même par le sentiment de la reconnaissance. Littérairement enfin, la campagne a bien servi le poète; les vers de l'épître 10 qu'il a consacrés à son éloge, sont parmi les plus frais, les plus gracieux, les plus aisés ; qui aient coulé de sa plume.
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(1) Il est certain qu'Aristius n'est pas toujours seul en cause, quand le verbe est à la seconde personne. v. 31, si quid
mirabere, c'est une 2ème personne indéterminée. Même le vives du v. 44 qui paraît désigner Aristius (laetus sorte tua
vives sapienter, Aristi), est suivi au vers 47 du pronom indéfini quisque (imperat aut servit collecta pecunia cuique).
(2) On peut prendre une idée très nette, d'après ce qui en a été conservés de la décoration des maisons romaines. Les
fresques de la maison de Livie sur le Palatin ou les bas-reliefs en stuc de la maison dite de la Farnésine (déposés
maintenant au musée des Thermes de Dioclétien) sont d'excellents exemplaires du genre. Un certain Ludius venait
précisément vers la fin de la République, de se faire l'introducteur en Italie du paysage décoratif (Plin. N. H. 35, 116)
et, la mode s'étant aussitôt emparée de sa manière, on couvrait de peintures, ou de reliefs imitant les peintures, toutes
les parois des nouvelles habitations. Or ce paysage est un paysage joli, coquet, élégant, apprêté, conventionnel au premier
chef. (Voir pour plus de détails mon ouvrage le Bas-relief romain à représenlalions historiques, Paris, 1899, p. 344 et suiv.)
(3) Sen., Ep. 112, 8.
(4) v.10-11. Ces gâteaux, liba, étaient,un composé de farine, de miel et d'huile, selon Servius.
(5) D'habitude les esclaves s'enfuyaient de chez leurs maîtres pour échapper à une nourriture trop mauvaise. Ici, la nourriture
est bonne en apparence. En réalité, elle est mauvaise encore, parce qu'elle est un mélange.
(6) v. 32. Fuge magna, fuis les grandeurs. et peut-être aussi les grands; cf. l'apologue qui suit.
(7) Sat, I, 1, 15 sqq.
(8) Sat. I, 1, 29-30.
(9) Sat. I, 1, 38-40; I, 4, 29-32; Carm. III, 24, 36-40; Epist. I, 1, 45-46. - Il est à remarquer que souvent les moralistes n'ont
pas compris le commerce. Juvénal, la Bruyère s'en prennent eux aussi au marchand. A Rome, d'une façon générale, le commerce
avait mauvais renom ; et c'est une anomalie curieuse que l'importance qu'il y gardait tout de même.
(10) Sat. I, 6, 76-18.
(11) Epist. I, 1, 53; 65-66.
(12) Sat. I, 1, 74.
(13) Decisis humilem pennis, Ep. II, 2, 50.
(14) Epod. 7.
(15) Carm. II, 6, 6 sqq.
(16) On admet souvent que la Vacuna sabine doit être identifiée avec la Victoire romaine. On se fonde pour cela sur un
témoignage de Varron et sur le fait qu'au Ier siècle de l'Empire un temple de la Victoire, restauré par Vespasien, s'élevait
non loin de l'endroit où l'on suppose qu'était la villa d'Horace (sur l'inscription du temple, voir C.I.L., XIV, 3485). Mais
il faudrait alors que sous l'Empire on eût confondu Vacuna avec la Victoire; or, d'autres inscriptions impériales mentionnant
Vacuna prouvent qu'il n'en était pas ainsi (C.I.L., IX, 4636, 4751, 4752). Quant au témoignage de Varron, il est incertain.
Porphyrion n'en parle pas; le pseudo-Acron le transmet; mais le scoliaste de Cruquius, le transmettant de son côté, remplace
Victoriam par Minervam. – En réalité on ne savait rien de précis sur Vacuna, et l'on essayait tour à tour diverses
assimilations: avec Bellone, Diane, Cérès, Vénus. La seule chose à retenir, c'est que même quand le scoliaste donne la
Victoire comme un équivalent de Vacuna, il justifie ainsi l'équivalence: Victoriam deam vacationis, quod faciat vacare
a curis. L'idée de vacare apparaît donc encore. Cela nous suffit. - Il est assez vraisemblable, d'ailleurs, que pour les
paysans sabins Vacuna ait été la divinité qui préside au repos, la déesse que l'on fête après le rude travail de l'été. Horace
a gardé cette idée de loisir, mais il l'a prise au sens large; ce n'est plus pour lui le loisir du paysan qui n'est que le repos
d'une saison et la détente physique nécessaire; c'est le loisir du sage, avec la tranquillité dé l'âme qui lui permet de s'appartenir.
(17) Noter que le renseignement est exceptionnel. Aucune autre épître n'est datée d'un endroit déterminé.