LA présentation à Mécène fut pour Horace un événement décisif. On a beau avoir tâché d'arranger sa vie à l'avance et d'y mettre de l'unité, les circonstances souvent sont les plus fortes. A son retour de Philippes, il avait fait de tristes, mais salutaires réflexions sur sa mésaventure. Il était guéri de l'ambition, dont il venait de constater les désagréments; il ne demandait plus qu'une existence tranquille et sûre, où il gardât la chose précieuse entre toutes, sa liberté. Aussi s'était-il juré de renoncer aux affaires publiques et de se borner à contempler le train du monde en curieux, en observateur ironique et amusé. Le meilleur moyen d'arriver à ses fins lui semblait être maintenant de s'enfermer dans son métier d'auteur, d'être poète et rien que poète. Or les soucis lui vinrent de cette poésie même, dont il n'attendait que d'heureux résultats. Car ses vers lui ouvrirent la porte de Mécène; l'amitié de Mécène fit de lui, contre son gré, un personnage; devenu un personnage, il fut en butte aux importuns, en proie aux jaloux ; c'en fut fait de son repos, de ses aises, de sa liberté.
La progression se marque très nettement à travers les trois satires I, 6, I, 9 et II, 6. Quoique la liaison avec Mécène soit déjà formée à l'époque de la satire I, 6, elle ne crée encore à Horace aucun embarras. Il continue de vivre à sa guise. Il se lève tard, il se couche tôt ; il travaille un peu ; surtout il flâne au dehors ; il va se promener, seul, au Grand Cirque, au Forum ; il s'arrête auprès des marchands, qu'il interroge sur le prix des denrées, il écoute les diseurs de bonne aventure; il fait ce qui lui plaît (1). Remarquez que dans le récit détaillé de sa journée il n'est nulle part question du temps qu'il consacre à Mécène et aux amis de Mécène. La fréquentation de cette société lui prend bien cependant quelques-unes de ses heures ; mais évidemment elle n'est pas encore entrée dans la régularité de sa vie quotidienne. Les relations demeurent intermittentes ; elles sont charmantes, un peu superficielles : elles ont au moins l'avantage de ne pas empiéter sur son indépendance. Il jouit du commerce de gens d'esprit, dont le rapproche la communauté des goûts, sans avoir à souffrir des ennuis qu'amène la notoriété. Somme toute, il a dû beaucoup aimer cette première période et la regretter plus d'une fois, quand elle fut passée, – jusqu'au moment où le cadeau du petit domaine de Sabine vint sauver sa liberté compromise.
Dès la satire I, 9, il n'est plus entièrement son maître. Un intrigant l'aborde sur la Voie Sacrée, s'attache à ses pas et essaie à toute force de se pousser en haut lieu par son intermédiaire. Horace résiste à ce manège; mais il commence à être inquiet pour la tranquillité de ses promenades. Dans la satire II, 6, la situation a empiré ; les sollicitations se multiplient à mesure qu'augmente son intimité avec Mécène ; comme on voit les deux amis toujours ensemble, en voiture au spectacle, au Champ de Mars, on le prend aisément pour un favori de la Fortune ; Fortunae fllius ! dit-on sur son passage (2). Il ne peut plus sortir sans être guetté, assailli par les demandes des fâcheux. Roscius l'attend dès huit heures du matin au tribunal du préteur (3). Les scribes, ses anciens collègues, le convoquent pour une affaire qui intéresse la corporation (4). On le prie de soumettre un papier à la signature de Mécène (5). Il est excédé. Mais comment, lui si prévoyant, n'avait-il pas prévu cette conséquence de sa nouvelle situation ? Pouvait-il penser que, rapproché de Mécène, il ne le serait pas d'Auguste et des hommes au pouvoir ? que personne ne chercherait à exploiter l'influence qu'on lui supposait ? En vain déclarait-il que, pour vivre auprès des dieux (6), il n'en était pas plus renseigné sur les secrets d'État, qu'il ne causait avec Mécène que de la pluie et du beau temps, qu'il était un très petit personnage; on refusait de l'en croire, et l'on n'avait pas complètement tort. Il est bien vrai qu'il ne se mêlait pas de politique, mais il est vrai aussi que son crédit personnel était considérable. Deux choses le prouvent. D'abord la place qu'il a su prendre dès cette époque dans la société romaine ; il traite même le plus grand monde avec une sorte de familiarité ; il invite sans se gêner Torquatus à dîner, et à Tibère, le beau-fils du prince, il recommande Septimius. Ensuite ses relations avec les jeunes gens; il est comme le protecteur; mieux que cela, comme le directeur d'un certain nombre d'entre eux qui lui sont très attachés, qui l'admirent et qui l'aiment, les Florus, les Lollius, les Celsus, les Scæva. C'est toute une petite école qu'il a autour de lui; ce sont des disciples presque autant que des amis.
Sur ce point encore, la vie a modifié son programme de jeunesse. On l'eût bien étonné, si on lui eût dit autrefois que les circonstances feraient de lui un professeur. Rien ne paraissait plus contraire à sa nature et n'était assurément plus loin de ses intentions premières. Il a fini cependant par jouer ce rôle, et même par le jouer de bonne grâce. Ainsi, tandis qu'il continuait à refuser le titre de confident de Mécène, que le public s'obstinait à lui donner, il acceptait d'être le conseiller intellectuel et moral de la jeunesse. Les deux cas en effet n'étaient nullement pareils. Il avait le droit de s'impatienter qu'on lui attribuât une importance politique qu'il n'avait pas et ne voulait pas avoir; mais il comprenait qu'on eût recours à sa grande expérience des choses de l'esprit et des choses de la vie. Il se sentait là sur son terrain; il lui semblait naturel qu'on vint l'y trouver. Et puis, dans l'enseignement il y a la manière. S'il détestait la mise en scène de la leçon, le ton de suprématie que prend volontiers celui qui professe, il n'avait pas la même horreur pour le précepte discret qui s'insinue, pour l'avertissement utile donné avec précaution par un homme du monde. Or il était libre de choisir sa manière et son heure; ce n'était pas comme avec les importuns, dont les désirs exigeants ne le laissaient souvent maître ni de l'une ni de l'autre. Il était libre aussi de choisir ceux à qui s'adresser, d'en fixer le nombre et la qualité. Il pouvait ne risquer un conseil que dans certaines conditions, notamment lorsque la différence d'âge entre lui et le destinataire de l'épître devait donner à sa parole l'autorité d'un grand aîné sur son cadet. Et c'est bien pourquoi il n'a fait de l'enseignement véritable qu'avec la jeunesse.
D'où lui viennent ces jeunes gens ? Presque uniquement de la bonne société, non tous peut-être de la haute aristocratie, mais au moins de cette noblesse moyenne qui a été une des forces de Rome. Il n'exclut pas de parti pris les disciples peu fortunés ; l'étude de la sagesse, dit-il, est utile au pauvre comme au riche (7): seulement il exige, quand on s'adresse à lui, qu'on ait reçu une instruction préalable ; il ne veut à aucun prix des ignorants ; et par là son enseignement n'est pas fait pour le vulgaire. Une fois de plus, nous nous heurtons à ce dédain ou à cette haine de la foule, qui est certainement un des sentiments les plus profonds de son âme. On voit l'étrange contraste entre sa naissance et son tempérament ! Ce fils d'esclave n'est rien de moins, par les goûts, qu'un aristocrate. Et quelle différence entre lui et Virgile, si plein de tendresse pour les humbles, qui s'intéresse avec une si vive émotion aux efforts du petit paysan en lutte journalière contre la nature ! Les accents des Géorgiques ne sont nulle part chez Horace. Sa clientèle est presque toute une clientèle de jeunes seigneurs, séduits par ses vers, ayant besoin de ses leçons, admirant la façon dont il a réussi auprès de Mécène, et désireux de s’instruire à son exemple. Ils attendent de lui des préceptes sur l'art de se conduire avec les grands ; et certes il ne trompera pas leur attente (8) ; il consentira par deux fois à céder à leurs désirs. Mais une chose lui paraît singulièrement plus importante, l'art de se conduire avec soi-même et de donner à l'âme un bon pli. Aussi est-ce sur la nécessité de la culture morale et de la réforme intérieure qu'il retiendra de préférence leur attention. Comme, d'autre part, presque tous sont possédés d'une inquiétante manie de littérature, qui n'est trop souvent qu'une forme de la vanité, l'enseignement qu'il leur donnera se proposera deux objets bien définis, complément l'un de l'autre: les détourner de la poésie qui leur réserve des déceptions, parce qu'elle ne souffre pas la médiocrité, et les pousser vers la philosophie, où ils trouveront plus de satisfactions vraies et de bonheur. L'épître 2, la première de celles qu'il adresse à des « jeunes », est précisément une exhortation à la pratique de la sagesse (9)
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(1) Sat. I, 6, 111 sqq.
(2) Sat. II, 6, 49.
(3) Sat. II, 6, 34-35. Ante secundam, c'est bien tôt pour Horace qui restait autrefois couché jusqu'à la 4ème heure (ad quartam
iaceo, Sat. I, 6, l22).
(4) Sat. II, 6, 36-37. Il y a même dans le texte reverti : c'est une seconde convocation. Décidément ces scribes sont bien ennnuyeux:
d'autant plus que le aliena negotia du v. 33 prouve qu'Horace n'a plus rien à voir avec la corporation.
(5) Sat, II, 6, 38.39.
(6) Sat. II, 6, 52.
(7) Ep. I, 1, 25 et I, 3, 28.
(8) Voir les épîtres 17 et 18.
(9) Comme nous manquons souvent de renseignements sur les destinataires des Epîtres, il est probable que, parmi ceux dont nous
ne savons rien, il y a eu des jeunes gens: Numicius par exemple (Ep. 6) ou Bullatius (Ep. 11) ou Quinctius (Ep. 16). Toutefois nous
n'en sommes pas sûrs. En outre, c'est Horace, beaucoup plus que son correspondant, Horace avec sa pensée et son état d'âme, qui
est le sujet et fait l'intérêt de ces épîtres 6, 11, 16; il était donc naturel de les écarter du chapitre sur les rapports d'Horace avec la
jeunesse, pour les rattacher au chapitre précédent. Mais disons-nous que Lollius, Florus, Celsus, Scæva, les seuls dont nous nous
occupons, n'ont pas formé la totalité des jeunes amis du poète; la petite école groupée autour de lui devait être plus nombreuse.