POUR bien comprendre cette épître, il faut se rappeler tout ce que représentait aux yeux d'Horace la philosophie. La grande raison qu'il a de l'aimer, c'est qu'elle est un remède souverain aux maux de l'âme. Il écrivait à Mécène : « Point de naturel si envieux, emporté, fainéant, ivrogne, débauché, si sauvage en un mot, qu'il ne puisse s'amender par la culture » (1); entendez, la culture philosophique : cultura animi philosophia est (2). Ce n'est pas tout, et Horace lui attribue plus de vertu encore. Il se range volontiers à cet avis de Cicéron, qu'elle est capable d'agir non seulement sur le moral, mais sur le physique lui-même, et de guérir l'homme tout entier. Quand donc il la compare avec la médecine, il ne croit pas recourir simplement à une figure: il fait une assimilation qui prétend être exacte.
Nous trouvons la prétention audacieuse. Que les religions arrivent à produire sur l'âme et sur le corps de prodigieux effets, qu'elles aient des saints et des martyrs, cela se comprend; elles mettent en jeu la sensibilité, elles disposent, du ravissement et de l'extase, qui suppriment ou atténuent, avec la conscience, la souffrance de la chair. Mais une philosophie, armée seulement du raisonnement et de la logique ! Armes bien médiocres, pour dompter la nature. Toutes les doctrines pourtant l'ont essayé, et je dirai: elles étaient presque dans la nécessité de le faire. Car au fond, même les plus spiritualistes d'entre elles n'avaient pas de la vie ultérieure de l'âme une certitude bien affermie: elles regardaient l'immortalité surtout comme une belle espérance. « La chose vaut la peine qu'on se hasarde d'y croire, disait Platon ; c'est un noble risque à courir, c'est un espoir – dont il convient de s'enchanter soi-même (3). » De leur côté les Stoïciens, qui acceptaient l'immortalité, la réservaient à leurs grands hommes, à ceux qu'un effort de volonté avait rendus les égaux du dieu universel, c'est-à-dire à quelques rares privilégiés. Et quant aux Épicuriens, ils la niaient résolument. Or, quand on n'affirme pas qu’il existe un autre monde destiné à réparer le mal de celui-ci, il faut bien tâcher de tout arranger pour le mieux dès notre séjour ici-bas ; et puisque la grande misère de l'humanité après la mort, c'est la souffrance on est ainsi conduit à chercher des remèdes terrestres à la douleur.
Pour la douleur morale, l'école de Cyrène déclarait : il suffit de s'y attendre (4). Le personnage de Térence qui, revenant de voyage, se tenait toujours prêt à trouver sa fille malade, son fils coupable, sa femme morte, se conformait donc au précepte sans le savoir (5). Il y a du vrai, au reste, dans cette recommandation de l'école ; la surprise augmente en effet l'affliction, de même qu'on diminue le mal par l'attention à le prévoir. Les Épicuriens, eux, voulaient qu'on détournât sa pensée de tous les sujets de tristesse pour la reporter sur des idées riantes, et qu'on évoquât en soi l'image de quelque plaisir (6). Cicéron jugeait le conseil trop difficile à suivre et proposait un moyen plus simple (7) : ramener les choses à leur exacte proportion. C'est l’imagination presque toujours qui est la coupable, « cette maîtresse d'erreur et de fausseté » ; elle déforme et grossit les événements comme les objets. Ajoutez l'opinion, l'usage, le préjugé, la bienséance (8). On est malheureux, souvent, parce qu'on croit qu'on doit l'être. Vienne une circonstance qui vous empêche de vous abandonner à votre douleur ; on s'aperçoit que cette douleur n'était pas si profonde. Ceux qui virent Pompée tomber en face de Péluse sous le poignard des assassins, inquiets pour eux-mêmes, n'eurent plus qu'une pensée: faire force de rames et s'enfuir. C'est seulement une fois arrivés à Tyr, quand ils se furent mis en, sûreté, qu'ils commencèrent à pleurer leur chef; jusque-là ils n'y avaient pas songé. « Quoi donc ? s'écrie Cicéron; la crainte aura pu chasser de leurs cœurs la tristesse ? et la raison, la sagesse ne le pourraient pas (9) ? ».
Vouloir remédier à la douleur physique était semble-t-il, une tentative plus hardie. Cependant, remarquons avec Épicure que les douleurs durent peu si elles sont vives, qu'elles sont tolérables, si elles se prolongent (10); avec Zénon, que la volonté peut beaucoup sur le corps, que le sage qui refuse de se laisser vaincre par la douleur, parvient à la vaincre effectivement (11) que les enfants à Sparte, les athlètes à Olympie (comme plus tard les gladiateurs dans l'arène ne poussaient pas une plainte (12). D'où Épicuriens et Stoïciens concluaient que la douleur n'est rien (13), les uns comptant sur cette loi d'heureuse compensation qui régit la souffrance, les autres sur la fermeté de l'âme qui fait dire à l'homme courageux ce que disait Posidonius torturé par la goutte : « Tu as beau t'évertuer, douleur; quelque importune que tu sois, jamais je n'avouerai que tu es un mal. (14) »
Si la philosophie obtenait tous ces merveilleux résultats, il est certain qu'on ne pouvait trop en recommander l'étude. Ainsi s'explique qu'Horace, plein de confiance en ses promesses, persuadé de l'efficacité de son enseignement, ait fait autour de lui une propagande très active. Il commence ici avec Lollius Maximus (15).
Quel était ce jeune Lollius ? Probablement le fils du consul de l'an 21, du général de l'an 16, qui fut un personnage important, un favori d'Auguste, quelque chose comme Villeroy sous Louis XIV. Lucien Müller n'admet pas cette identification, pour la raison que notre Lollius est, à peu près certainement, le même que le Lollius de l'épître 18 ; or, on a peine à croire que celui-ci ait été le fils d'un consulaire ; car il reçoit d'Horace une série de conseils sur la façon de se ménager une brillante carrière, et l'on ne voit pas comment il aurait besoin de tant de conseils, si, par la seule influence de son père, homme considérable qui jouit de tout son crédit auprès du prince et servira plus tard de mentor en Orient à C. Cæsar l'héritier de l'empire, sa carrière était déjà toute tracée à l'avance ; ce doit être, beaucoup plutôt, un jeune homme ayant encore sa situation à faire et qui appartient simplement à l'ordre équestre.
L. Müller est un peu suspect d'avoir voulu trouver dans cette conclusion la confirmation de son idée générale, que les épîtres du premier livre ne sont pas écrites à des aristocrates. Pour nous, laissons. les théories et examinons les faits, – Nous constatons d'abord que le Lollius de l'épître 18 a suivi Auguste dans l'expédition d'Espagne contre les Cantabres (16), celle-là même où Tibère s'essaya, lui aussi, au métier des armes en qualité de tribun. Il a donc débuté dans des conditions exceptionnelles, sous le commandement du chef suprême, dans la cohorte impériale, aux côtés d'un prince ; il a été particulièrement bien traité : ce qui ne s'expliquerait guère, s'il n'était pas fils d'excellente famille. En outre nous le voyons un jour chez son père, à la campagne, s'amuser à simuler sur un étang la bataille d'Actium (17), comme quelqu'un qui vit dans un milieu assez directement intéressé aux événements politiques, pour qu'un enfant en fasse l'objet de ses préoccupations familières. – D'autre part, n'oublions pas que la société romaine reposait sur la clientèle, que partout, du haut jusqu'au bas, ce n'étaient que protecteurs et protégés. Ces conseils de l'épître 18 sur les moyens de parvenir qui, adressés à un jeune noble, étonnent et choquent L. Müller, surprennent beaucoup moins celui qui a présent à l'esprit l'état singulier des mœurs d'alors. – Enfin le Lollius de l'épître 2 semble avoir été l'objet d'une grande, affection de la part du poète. Remarquons que, Mécène excepté, il est le seul correspondant du premier livre auquel soit adressé plus d'une lettre. Cette affection se comprend, s'il est le fils du consul dont j'ai parlé. Celui-ci, en effet, était lié avec Horace d'une amitié toute particulière et fut vivement défendu par lui devant le public, lorsque quelques années plus tard, en l'an 16, il se laissa battre sur le Rhin par les Sygambres (18). L'échec, bien qu'ayant été réparé, n'en avait pas moins causé en Italie une pénible impression, clades maioris infamiae quam detrimenti selon le mot de Suétone (19) : on avait perdu l'aigle de la cinquième légion (20) ; c'était comme une préparation au désastre de Varus. Afin de réhabiliter son ami, Horace composa l'ode 9 du livre IV, qui est un lieu commun sur le pouvoir de la poésie, mais qui malgré sa forme générale redevient très vivante, quand elle est replacée au milieu des circonstances qui l'ont dictée. La vivacité de l'éloge, pour un homme qui ne le méritait guère, ne peut venir que du désir de remonter un courant d'opinion défavorable. Il est curieux de voir que le poète a loué son personnage précisément des qualités qui lui manquaient le plus. Vindex avarae fraudis et abstinens..., dit-il (21), « tu es sévère pour les fraudes de la cupidité, indifférent à l'argent qui attire tout à lui ». Or, c'est de concussions que Lollius finit par être accusé ; son immense fortune était mal acquise. Il fut même soupçonné d'être entré en intelligences avec les Parthes et d'avoir accepté l'or de leurs rois (22). Que dans l’ode il ait pu être félicité de son désintéressement, cela prouve, ou qu'il était habile homme et dissimulait bien ses vices (23), ou que l'auteur de la pièce n'a pas demandé mieux que de s'aveugler, l'amitié faisant tort à sa clairvoyance. Mais alors, n'est-il pas naturel qu'au fils d'un ami si cher, Horace ait voulu rendre le genre de services mentionné dans les lettres 2 et 18, et donner des conseils pratiques, soit pour « réussir» dans la vie, soit tout simplement pour être heureux ? Nous avons donc de bonnes raisons, en fin de compte, pour croire que le jeune Lollius appartenait à la plus haute noblesse.
Au moment où Horace lui écrit l'épître 2, il achevait son instruction chez le rhéteur (v.2), à l'exemple des autres jeunes gens de son monde. L'enseignement du rhéteur était l'enseignement supérieur de l'époque; on couronnait ses études par la declamatio. Pendant que Lollius déclame à Rome, Horace séjourne à Préneste, chez un ami, ou plutôt en location, dans un de ces gîtes (deversoria nota, (24)), où il avait l'habitude de descendre, quand il quittait sa maison de Sabine ; et il s'occupe à y relire Homère. Plein de sa lecture, il la commente au jeune homme. Justement l'Iliade et l'Odyssée sont de ces œuvres essentielles que l'élève a expliquées dans l'école du grammairien, avant de passer aux mains du rhéteur. Horace est donc sûr, en revenant sur ce sujet, d'éveiller des souvenirs encore tout frais dans sa mémoire ; mais il ne lui en parlera pas de la même façon. Le maître antérieur y a vu l'occasion d'une étude grammaticale et littéraire; Horace, suivant les habitudes stoïciennes déjà signalées plus haut, y cherchera l'occasion d'une étude morale. Aux philosophes du Portique, en quête d'exemples populaires pour illustrer leurs thèses, les poèmes homériques offraient une riche moisson de légendes, qu'on pouvait aisément expliquer par l'allégorie. Ils cessèrent, dès lors, d'être envisagés par eux dans leur beauté d'œuvres d'art, pour ne plus servir que de prétexte à leçons sur la conduite de la vie. Ce fut un système; on dirigea les lectures des disciples, de telle sorte qu'il en résultât un profit, beaucoup moins pour leur goût et leur intelligence, que pour leur âme.
Horace, ici, ne procède pas différemment: tandis que l'Iliade montrera à Lollius toutes les calamités qu'amène pour les individus et les peuples le triomphe des passions, l'Odyssée lui racontera les succès de l'homme qui reste maître de soi. Considérations exactes en elles-mêmes et légitimes, pourvu qu'on ne les prête pas à Homère. Horace ne croyait pas positivement qu'elles étaient dans la pensée du vieil aède ; mais il croyait tout de même lui faire honneur, en tirant de son œuvre une si belle morale (25). Il ne voyait pas que c'était plutôt le rabaisser, et que le spectacle de la nature humaine décrit sans idée préconçue est autrement salutaire qu'un parti pris d'enseignement. Mais, à l'époque des Épîtres, il lui faut de la philosophie partout ; il veut donc en retrouver jusque chez Homère, le père de la poésie. Le piquant serait que dans ce morceau, si visiblement imprégné d'influence stoïcienne et dont les expressions mêmes sont quelquefois empruntées à l'école (26), il eût commencé par parler légèrement des Stoïciens. Ne déclare-t-il pas en effet que la morale d'Homère vaut mieux que celle de Chrysippe (v.3-4)? Il semble donc que l'enthousiasme pour ce qu'il vient de découvrir chez le poète grec, le rende injuste à l’égard des maîtres qui le lui ont fait découvrir. Regardons de près cependant les termes dont il s'est servi : planius ac melius Chrysippo et Crantore (27). « Homère enseigne plus clairement et agréablement que les philosophes. » Il ne s'agit pas du fond même de la morale ; il s'agit seulement de la manière de l'exposer. Or qui niera, en songeant tout au moins à Chrysippe, aux obscurités et à la prolixité stoïciennes (ce que Cicéron appelait les broussailles des Stoïciens (28)), que les leçons de morale ne fussent infiniment plus claires chez Homère que chez les écrivains de la secte, qui affichaient pour l'art un si complet mépris ?
Ainsi Homère est traité comme un professeur de morale. On lui suppose des arrière-pensées, on cherche en lui des symboles. A cause de l'amour de Pâris pour une femme, la guerre est allumée entre la Grèce et la Phrygie: quelle preuve plus évidente de la folie des peuples et des rois (29) ! Anténor donne le bon conseil de rendre Hélène à son mari ; mais Pâris refuse, en déclarant qu'on ne le forcera pas à vivre tranquille et heureux. Nestor, de son côté, essaie de calmer Agamemnon et Achille également furieux: vaine entreprise. En attendant, qui paye les fautes des grands ? Les petits (30), l'armée, décimée par les combats et la peste. Presque tout le monde est fou, à Troie et dans le camp des Grecs. – En regard, Homère a placé Ulysse, admirable exemple de constance, de prudente habileté, d'énergie opiniâtre, Ulysse, qui pendant dix ans, sur la vaste mer, dans son île, dans son palais, est mis aux prises avec la plus cruelle adversité, sans que sa fermeté se démente un instant; il souffre, il lutte adversis rerum immersabilis undis (v.22). C'est par cette force d'âme qu'il plaisait aux Romains, toujours prêts à adopter tous les types de courage ; et, dans une de ses tragédies, le poète Pacuvius le représentait déjà prononçant au moment de mourir ces fières paroles : « On peut regretter que la fortune vous frappe, on ne doit point en gémir : ce n'est pas digne d'un homme ; les pleurs sont bons pour les femmes (31). » Mais le héros avait aussi de quoi plaire aux philosophes ; car ce personnage à la mâle attitude est en même temps un modèle de sagesse ; il échappe aux Sirènes, à Circé (v.23 sqq.), c'est-à-dire aux séductions du vice ; il suit le rude chemin du bien, sans broncher. Comme Hercule, auquel il ressemble, il ne veut pas entendre la voix de la volupté ; il se bouche les oreilles avec de la cire, il se défie du breuvage enchanté de la magicienne. Avec Hercule, il méritait de devenir pour les Stoïciens, et il est devenu, en effet, l'incarnation du « sage (32) ». L'Iliade et l'Odyssée forment ainsi deux tableaux qui s'opposent, pendant et contraste à la fois: d'un côté, ce qu'il faut fuir, la passion; de l'autre, ce qu’il faut rechercher, la vertu. Et, comme dans toute morale en action, le bien et le mal sont aussitôt suivis de leurs conséquences : ils mènent au succès ou à la ruine. L'enseignement est complet.
Voilà ce que les Stoïciens, et Horace, lui-même faisaient des œuvres homériques, cette source de beauté. En continuant dans une pareille voie, on aboutissait tout droit à la théorie que le P. Lebossu formulera un jour dans son Traité du poème épique (1675) : « L'épopée est un discours inventé avec art pour former les mœurs par des instructions déguisées ». Choisissez d'abord la morale ; vous en tirerez ensuite indifféremment une épopée ou une fable. Ainsi les deux chiens et le loup : l'histoire de l'animal, qui mange les moutons pendant que les gardiens se disputent, c'est l'histoire même de l'Iliade, où la mésintelligence des chefs cause la perte des nations ; Esope rejoint donc Homère. Certes, Horace aurait reculé devant ces exagérations; il n'en est pas, si l'on veut, responsable ; elles sont cependant plus ou moins sorties de lui. S'il était capable de se retenir sur la pente, un esprit étroit et sans goût risquait, comme il est arrivé, de rouler jusqu'au bas.
L'excuse d'Horace, c'est qu'ayant à faire la leçon à Lollius, il a cherché un moyen d'amener sa morale. Il a voulu qu'elle se présentât comme par hasard, s'abritant derrière celle d'Homère ; et Homère lui-même n'a été l'objet de son propos, que parce qu'une occasion l'invitait à en parler. Il se trouve qu'il vient de relire à Préneste la guerre de Troie et les aventures d'Ulysse; il se trouve aussi que Lollius, qui fréquente les écoles, est tout nourri de cette poésie. Horace est conduit, naturellement par les circonstances à lui dire son sentiment sur le poète ; son point de départ est leur occupation du moment à tous deux. Encore ne dira-t-il ce sentiment que si Lollius, ayant du loisir, est disposé à l'entendre; il s'entoure de précautions: nisi quid te detinet (v.5) ; il n'impose rien. On aurait de la peine à être moins pédant et plus discret.
Une fois trouvé le prétexte à moraliser et, avec l’aide de Pâris et d'Ulysse, la morale elle-même amorcée. Horace continue pour son compte, oubliant Homère. Mais, avant de le quitter définitivement, il établit, entre le gros des hommes de tous les temps et certains personnages de l'Odyssée, une comparaison qui lui permettra de passer de la légende à la réalité, et ce sera la transition entre la première partie et la seconde (v.27-31). Ces prétendants de Pénélope occupés à boire dans le palais d'Ulysse, ou ces courtisans d'Alcinoüs qui portent toute leur attention sur les soins de leur corps, qui ne rêvent que plaisir et bombance, c'est notre portrait, c'est nous-mêmes, engourdis que nous sommes dans la mollesse et asservis à nos passions. Précisons davantage. L'expression employée par Horace : nos numerus sumus (les gens qui se bornent à faire nombre s'opposant aux héros dont chacun compte à part des autres, aux vertueux qui sont une élite, mais aussi une poignée), cette expression semble désigner la masse de l'humanité ; tout de même, comme la masse ne vit pas dans la bonne chère et l'opulence, la comparaison avec les Phéaciens n'est exacte que si l'auteur vise plus directement la jeunesse dorée de son époque, laquelle risque de se perdre par la paresse et la débauche. Et c'est bien pour elle en réalité qu'il écrit, pour elle spécialement, malgré la portée, en apparence générale, du discours. Sa clientèle, je l'ai dit, est aristocratique, de naissance souvent, de goûts et de mœurs toujours; elle est à même de se procurer ces plaisirs, qui sont regardés par la folie humaine comme l'agrément de l'existence. C'est donc elle, plus qu'une autre, qu'il importe d'exhorter à cette active surveillance de soi, à cette vigoureuse discipline morale, qui fait seule la santé de l'âme.
Pour n'être point présentés avec un appareil didactique, deux conseils fondamentaux ne s'en dégagent pas moins de la seconde partie de l'épître : il faut se convertir; il ne faut pas différer la conversion. Qui nous convertira ? La philosophie. Par quel moyen ? Par la prédication ou la direction, et surtout par le livre. De là, nécessité d'un maître ou d'un directeur ; plus encore, nécessité de l'étude personnelle. J'ai eu l'occasion, précédemment, d'indiquer ce qu'était devenue la philosophie dès les premiers temps de l'Empire. Dans l'affaiblissement ou la disparition des anciennes croyances religieuses, elle avait pris la place de la religion. Elle avait ses ordres, ou plus contemplatifs ou plus portés vers l'action, qui répondaient aux divers besoins des âmes en peine d'un soutien et d'une foi. Aux âmes craintives, tristes, découragées, l'épicurisme ; aux âmes énergiques et fortes, le stoïcisme. Chapelles différentes d'un même, culte, dont les rites pouvaient varier, mais qui poursuivaient un but identique, l'anéantissement des passions. Comme une religion enfin, elle avait ses ardeurs de prosélytisme, sa propagande. Aussi avec quelle vivacité Horace parle-t-il à Lollius ! Interrogations, comparaisons, images d'un relief vigoureux, phrases courtes, rapides, un peu haletantes, expressions condensées en forme de proverbes, il l'encourage, le presse, le stimule de toutes les manières. Nous ne sommes pas habitués à voir la philosophie si passionnée. C'est qu'elle prêche véritablement, alors, la conversion du pécheur. « Quand ils veulent tuer leur homme, les brigands se lèvent dès le milieu de la nuit; et toi, afin de sauver ton âme, tu ne feras pas l'effort de te réveiller ! Cours, pendant que tu es valide, ou, devenu hydropique, il te faudra bien courir pour soigner ton mal. Si tu ne demandes pas avant le jour un livre avec de la lumière, t'appliquant au lieu de dormir, à l'étude du bien et de l'honnête, c'est l'envie, c'est l'amour qui se chargeront de t'enlever le sommeil. Eh quoi ? tu retires avec empressement de ton œil le moindre objet qui le blesse, et, quand le mal ronge ton âme, tu remets de la guérir à une autre année ? C'est être à moitié de la tâche que d'avoir commencé ; aie le courage enfin d'être sage; mets-toi à l'œuvre. Celui qui ajourne le moment de bien vivre, ressemble à ce paysan qui attend l'écoulement du fleuve. Il attend, mais le fleuve coule et coulera jusqu'à la fin des âges. (v.32-43)» Morceau bien connu, mais qui permet de mesurer l'espèce d'impatience qui possède Horace. Cette impatience, jusqu'ici Horace l'éprouvait pour lui-même; il s'en voulait, écrivant à Mécène, d'avoir si longtemps tardé à écouter la voix de la philosophie (33). Elle se marque à présent dans ses objurgations à la jeunesse.
Ouvrons donc les traités de philosophie et méditons-les. Les grands ennemis de l'homme et les seuls vrais obstacles à son bonheur, ce sont ses passions : qu’il s'en débarrasse à tout prix. Il y a un premier moyen, excellent, la lecture. Déjà Horace n'avait-il pas dit dans l'épître à Mécène (34) : « Contre la cupidité, contre l'ambition dont tu souffres, il est des pratiques salutaires, il est des formules magiques qui te guériront ; ... oui, je sais tel petit livre, dont la lecture trois fois répétée purifiera ton âme » ? Que peut être ce libellus aux prescriptions merveilleuses, sinon l'un des dialogi en usage chez les Sloïciens ? A Lollius il recommande de prendre même sur ses nuits pour étudier la philosophie (v.35). Dans une seconde lettre il lui répétera : « Au milieu de toutes tes occupations, souviens-toi de lire » , inter cuncta leges (35). La lecture, suivie de réflexions personnelles, est une habitude qui date de loin chez Horace et qui lui a réussi ; il constate qu'avec elle il est allé s'améliorant peu à peu; Aussi quand il prie les dieux pour son compte, n'a-t-il garde d'omettre, parmi ses vœux les plus chers, celui d'être toujours pourvu d'une bonne provision de livres (bona librorum... copia (36)).
Mais il n'exige pas qu'on s'en tienne à cette méthode. A côté de l'enseignement par le livre ; il y en a un autre donné par le maître. Quoique personnellement il semble avoir dû peu de chose à l'enseignement oral (des stoïciens populaires, qu'il est allé entendre, il a tiré plutôt une satisfaction de curiosité qu'un véritable profit), ce n'est pas une raison pour qu'il en méconnaisse l'utilité. Dans ses conseils à la jeunesse il associera les deux enseignements. Il dira à Lollius (épître 18) : « Souviens-toi de lire, mais interroge aussi les philosophes », leges et percontabere doctos (37); et déjà (épître 2) : « Abreuve ton âme encore pure des paroles de la raison, ô mon enfant; confie-toi à quelque maître plus sage », nunc adbibe puro Pectore verba, puer, nunc te melioribus offer (v.67-68). Bien plus, il ne refusera pas d'être lui-même, à l'occasion, ce maître. S'il s'est compris au nombre de ceux qu'il désigne par meliores, l'emploi du comparatif et le voisinage du mot puer enlèvent à l'expression tout air d'outrecuidance. Il ne se donne pas pour un sage; il se dit seulement plus sage que Lollius, ce qui est l’évidence même: ayant plus vécu, il a plus réfléchi. Les résultats de cette sagesse acquise il les tient au service de ses jeunes amis. Il accepte d'être leur confident et, si étrange que le mot paraisse appliqué à Horace, quelque chose comme leur directeur.
Assurément il n'exercera pas la direction de conscience comme un Sénèque, qui s'empare entièrement des âmes et, sans permettre qu'on lui échappe, descend jusqu'aux moindres détails de la conduite, indique non seulement les livres à lire, mais la manière d'occuper sa journée, les soins à donner au corps, prévoit tout, règle tout, répond à tout (38). De quel autre nom cependant appeler cette façon, encore. discrète et intime, de guider quelques disciples choisis, de leur tendre la main pour les mettre dans la bonne voie, de les avertir avec tact quand ils s'égarent, d'avoir pour chacun d'eux le mot qui convient ? C'était d'ailleurs le courant qui entraînait la philosophie à cette époque, lorsqu'elle s'adressait aux classes élevées de la société, Avec le peuple, elle prenait plutôt ; la forme de la prédication ; avec les gens du monde, celle de la direction. Déjà, du temps de Scipion et de Lælius, elle avait commencé à pénétrer dans les grandes familles, qu'elle formait à la sagesse par les entretiens journaliers de quelque noble esprit. De plus en plus, sous l'Empire, le philosophe devient le conseiller de la maison, l'homme utile dans les circonstances ordinaires de la vie, indispensable dans les épreuves, l'ami éloquent et persuasif qui éclaire, qui encourage, qui console. Nous touchons au moment où Livie, ayant perdu son fils Drusus, ira demander « au philosophe de son mari », Aréus, un soulagement à sa douleur (39), où Julius Canus marchera au supplice accompagné de « son philosophe » (40), où Thraséa mourant gardera le stoïcien Démétrius à ses côtés (41), où Sénèque écrira ses lettres de direction et Plutarque ses traités de consolation. Il y a là une orientation très intéressante et significative. Dans tout ce mouvement la part d'Horace reste, bien entendu, une part très petite. J'ai simplement voulu marquer l'esprit de son enseignement et la tendance dont il relève. Horace n'est pas un philosophe de profession, ni un de ces sages attachés par devoir à une famille et se consacrant tout à elle ; c'est un homme indépendant, qui a toujours eu le goût des choses morales et en a pris avec l'âge une passion très vive, qui cherche à communiquer cette passion autour de lui au petit groupe qu'il aime, et le fait avec ardeur pour le bien de ceux qu'il instruit, mais sans pédantisme et sans croire qu’il remplit une mission.
Du reste, que l'on s'instruise sous la lampe par le travail silencieux de la lecture ou dans la conversation en tête à tête avec le maître, toute manière est bonne qui vous mène à la vertu. L'essentiel est de se convertir, c'est-à-dire d'apprendre. Car apprendre et se convertir, pour Horace, comme pour presque toute l'antiquité, les deux termes sont synonymes. C'est toujours le précepte socratique, que le vice vient de l'ignorance et qu'on pèche parce qu'on ne sait pas. Qu'on se mette seulement à étudier, et l'on ne peut manquer de devenir meilleur. Mais qu'on le veuille avec énergie, et non point de cette volonté molle, languissante, qui s'en tient aux bonnes intentions: Qu'on le veuille tout de suite, sans attendre. Attendre quoi ? Que le fleuve ait fini de couler? Horace connaît ces délais de la tiédeur. Différer une tâche, c'est presque y renoncer; la commencer, au contraire, c'est l'avoir à moitié terminée (v.40). Sur ce second point, l'urgence de la conversion, il n'est pas moins pressant que sur le premier, l'obligation de se convertir. Il n'y a pas un instant à perdre. C'est avant le jour qu'il faut s'éveiller, pour demander un livre avec de la lumière (v.35); c'est dès maintenant qu’il faut aller trouver le maître et se nourrir de sa parole ; nunc... nunc, la répétition de l'adverbe au début de chaque phrase marque l'insistance (v.67-68). Toutes proportions gardées, on croirait entendre Bossuet ou quelque sermonnaire chrétien, gourmandant le pécheur indifférent qui tarde à faire son salut. Plus exactement, et sans sortir de l'antiquité, on croit entendre déjà Sénèque qui, à chaque page des lettres à Lucilius, renouvelle la même exhortation : propera..., accelera, evade..., iam philosophare..., quid in longum ipse te differs (42)? Tel, le cavalier qui ne laisse pas souffler sa monture, la pousse de la voix et de l'éperon. « Nous sommes tous à regarder au lendemain, dit encore Sénèque. – Quel mal à cela ? – Un mal infini. On ne vit pas, on se prépare seulement à vivre, et on ajourne la vie ;... au milieu de tous ces délais, elle est déjà loin de nous. (43) » Les Epicuriens tenaient le même langage, en donnant naturellement au mot vivre un tout autre sens; mais, on pourrait, au besoin, avec ces deux vers de Martial, traduire exactement la pensée d'Horace, et celle de Sénèque :
Non est, crede mihi, sapientis dicere : vivam.
Sera nimis vita est crastina; vive hodie. (44)
Pour en revenir à notre épître, si l'homme recule sans cesse le moment de travailler à sa conversion, c'est qu'une passion l'accapare ; et quand il s'agit du Romain du temps d'Horace, cette passion, c'est toujours la même à laquelle on se heurte, celle qui maintes fois signalée par le poète soulève, on le comprend, ses justes colères, l'avidité, la passion de s'enrichir : quaeritur argentum (v.44) ; on veut la fortune, non la sagesse. Pourtant, dit Horace au nom de la morale qui lui est chère, « quand on a obtenu ce qui suffit, doit-on souhaiter quelque chose de plus (v.46) ? » Mais il se borne cette fois à résumer en un vers sa thèse de la modération, l'ayant suffisamment développée ailleurs, et il se réserve pour un autre argument, qu'il juge préférable en la circonstance. Il feint d'entrer dans les sentiments et d'accepter la thèse de l'interlocuteur. « Admettons que l'acquisition des richesses soit le but de la vie. On les acquiert pour en jouir, n'est-ce pas ? Eh bien ! pourra-t-on en jouir, si l'âme, comme le corps, ne se trouve en bon état. Valeat possessor oportet. Oui, il faut que le possesseur se porte bien, et pour cela qu'il ne soit pas plus travaillé par les soucis que par la fièvre (v.47-50). De la santé physique le riche s'occupera toujours assez; mais de la santé morale, plus importante, il ne prend aucun soin. Patience, il est vrai ! Il sera bien puni. Parce qu'il n'aura pas combattu ses désirs et ses craintes (qui sont pour le Stoïcien les deux grands symptômes de l'âme malade), tous ses trésors entassés lui apporteront juste autant de plaisir qu'une belle peinture à des yeux chassieux ou une belle musique à des oreilles douloureuses (v.51-53). » Le vers sincerum est nisi vas, quodcumque infundis acescit est la conclusion du développement (v.54). Plutôt que d'amasser de l'argent, commençons donc par purifier notre âme, car tout s'aigrit dans un vase qui est mal nettoyé. Et quand l'âme sera nettoyée de ses souillures, alors nous ne tarderons pas à nous apercevoir que les richesses ne sont nullement nécessaires. Sénèque indique cette conséquence tout au long (45). C'est bien à elle aussi qu'Horace a l'intention d'aboutir ; mais il la laisse sousentendue, satisfait pour l'instant, s'il obtient de son ami qu'il procède au travail préliminaire de purification intérieure : il sait que le reste suivra de soi-même.
Ici commence sur le danger des passions une série de maximes générales, qui étonnent par leur décousu (v.55-63) : suite de petites propositions juxtaposées, dont chacune n'est qu'une portion de vers, ou se termine avec le vers, ou enjambe à peine d'un mot ou deux sur le vers suivant ; seul, ce qui a trait à la colère est exprimé avec un certain développement. De plus, aucune apparente liaison entre l'une quelconque de ces maximes et la précédente. Lucien Müller n'hésite pas à retrancher la première sur l'amour des plaisirs : sperne voluptates, nocet empta dolore voluptas; elle brise, selon lui, l'enchaînement des idées. Mais est-il certain qu'elle le brise plus que telle ou telle autre, plus que celle qui est relative à la colère ? Si elle doit être suspecte, c'est, à mon avis, pour une raison différente : le pluriel voluptates, dont jamais Horace ne s'est servi, était ici d'autant moins nécessaire que, tout de suite après, nous trouvons le singulier voluptas et que sperne voluptatem respectait aussi bien les lois de la métrique. Il existe cependant entre ces maximes détachées un lien que voici : « Il faut, avons-nous dit, que le vase soit parfaitement propre, si l'on ne veut pas que le liquide versé s'y aigrisse. Qu’est-ce donc qui le salit ? Bien des choses diverses: la débauche, avec les regrets amers qu'elle laisse derrière elle ; la cupidité, avec ses désirs insatiables ; l'envie, qui vous fait maigrir de l'embonpoint d'autrui ; la colère, cette courte folie. » Il est très vrai, d'autre, part, que, sauf la maxime sur la cupidité, aucune ne se rattache en toute rigueur au développement du vers 44, : quaeritur argentum etc.; mais dans l'intervalle Horace a élargi son point de vue, et ce qui nous détourne de l'étude de la sagesse, ce n'est plus seulement pour lui la passion d'acquérir, c'est toute passion qui s'est emparée de nous. De même, quand il dit à la fin du morceau animum rege (v.62), le mot animus succédant à ira furor brevis est s'entendra plus spécialement, si l'on veut, de la partie irritable de notre être, que nous devons gouverner; mais on peut l'entendre aussi du siège des passions quelles qu'elles soient, où il importe que notre raison s'établisse en maîtresse et commande. Les deux sens, le sens particulier et le sens général, se sont confondus dans l'esprit, du moraliste. Nous serions donc assez fidèles à sa pensée, en donnant au vers hunc (animum) frenis, hunc tu compesce catena la traduction suivante : « c'est, outre la colère, toutes les autres passions que tu dois accoutumer au frein et mettre à la chaîne (v.63) ». Maintenant, pourquoi ce développement est-il présenté sous formé aussi fragmentaire ? Bien qu'Horace ait l'habitude de pratiquer une liberté assez voisine du caprice, et juxtapose volontiers ses idées au lieu de les déduire les unes des autres, le morcellement est trop complet, dans notre passage, pour ne pas provenir d'une cause particulière. Sans parler des Grecs chez qui l'on rencontre de ces préceptes monostiques, à Rome les auteurs de mimes, notamment Publilius Syrus, cherchaient à relever par des sentences le genre grossier où ils s'exerçaient. De son côté le Romain aimait la morale condensée en formules à la fois pleines et portatives, faciles à retenir et à citer; tout jeune il en apprenait par cœur à l'école (46), et le petit traité d'Appius Claudius, l'un des premiers essais de poésie latine, n'a dû sa longue réputation qu'à son contenu de proverbes en vers saturniens, par lequel il était en étroite conformité avec le goût du public (47). Sous l'Empire encore, au dire de Sénèque, le peuple faisait retentir le théâtre de ses applaudissements, quand l'acteur lançait un de ces vers où, dans le raccourci d'une antithèse, si peu de mots enfermaient tant de sens (48). Et Sénèque lui-même, combien de fois ne témoigne-t-il pas pour Publilius un véritable enthousiasme ? Il ne se lasse pas de citer ses maximes, de les commenter, de les proclamer dignes du cothurne (49) ; il va jusqu'à placer celui qui les a écrites au-dessus de tous les autres poètes, comiques et tragiques (50). Est-il donc interdit de penser qu'Horace a subi l’influence d'un auteur presque contemporain, qui avait eu un succès considérable (51), dont il existait peut-être déjà un recueil de sentences, et que, prédicateur de morale, il a cherché à mettre au service de sa thèse cette manière sentencieuse, qu'il savait devoir être agréable au lecteur ? Quant aux maximes elles-mêmes, la source en est indifférente. Que l'une ou l'autre semble tirée de tel et tel poète grec ou se rapproche de quelque vers des mimographes latins, elles expriment des idées assez courantes et des lieux assez communs, pour qu'Horace ait pu les emprunter aussi tout simplement au trésor anonyme de la sagesse populaire. Il les a marquées de son élégance concise, par quoi elles ne le cèdent ni aux γνωμαι des Grecs ni aux sententiae de Publilius.
Cette suite de sentences ne termine pas l'épître à Lollius. Le poète désire la clore par l'exhortation qui lui tient le plus au cœur, celle de ne pas différer la conversion. Il avait déjà lancé cet appel; il le renouvelle maintenant, mais en y ajoutant ceci, que s'il n'est jamais trop tard pour se convertir, il est bon que les saines habitudes remontent à l'enfance pour adhérer sûrement à l'âme. « Le parfum du liquide, qu'a reçu l'amphore encore neuve, persiste longtemps dans l'argile qu'il a imprégnée (v.69-70). » Cette fin est préparée par deux comparaisons qui forment transition avec les sentences: simple association d'idées, au reste, plutôt que transition proprement dite. La dernière maxime, on l'a vu, pour exprimer la nécessité de dompter la colère, s'était servie des images frenis et catena (v.63). Ce sont ces deux images qui éveillent dans l'esprit de l'auteur l'idée du cheval à soumettre au frein, puis du chien à tenir en laisse ou à la chaîne. Quoique réparties en comparaisons distinctes, elles sont développées l'une et l'autre pour répondre à une même question précise: Quel est le moment favorable à choisir pour le dressage de la bête ! Il n'y a pas d'hésitation possible : c'est celui où l'animal est jeune. C'est quand le cheval a la bouche encore tendre et le col flexible, que le maître de manège le façonne pour son futur cavalier (52) ; c'est après avoir fait longtemps aboyer le petit chien dans la cour après une peau de cerf, qu'on l'enverra servir dans la forêt. Les mots essentiels sont tenera cervice, cervinam pellem latravit in aula (v.64 et 66), de même que, dans les vers suivants appliqués à Lollius, ce sont les expressions nunc... nunc et puer (dum puer es), qui portent tout l'accent de la phrase (v.68-69).
Nous voilà donc instruits, semble-t-il, de la pensée d'Horace. Mais il est dit qu'avec lui on aura toujours quelque surprise. Tant que l'on ne connaît pas son dernier mot, on n'est jamais sûr de l'avoir deviné et, quand on le connaît, il arrive qu'on soit, déconcerté, le trouvant en désaccord avec ce qui précède. « Après tout, conclut en effet l'auteur de l'épître à Lollius, reste en arrière ou précipite-toi en avant, cela te regarde. Pour moi, je ne veux ni attendre les traînards ni m'essouffler pour l'attraper les gens trop pressés (v.70-71). » Hé quoi ! N'est-ce pas là jeter de l'eau sur le feu qu'on vient d'allumer ? Le professeur s'amuse-t-il ? Est-il sincère ? L'un et l'autre à la fois. Après une grave leçon de morale, il n'est pas fâché de plaisanter un peu avec son disciple, pour ne point avoir l'air, comme un pédant, de trop abonder dans son propre sens. Mais, d'autre part, en demandant qu'on ne marche ni trop vite ni trop lentement, le dernier des premiers, le premier des derniers (extremi primorum, extremis usque priores (53)), il tient ce juste milieu qu'on doit garder, a-t-il dit (54), même dans la recherche de la sagesse, et reste fidèle à son principe de la modération en toutes choses. Et alors nous constatons que le désaccord n'est qu'apparent entre l'avertissement de la fin et la pensée générale de l'épître. Je rappelle ce qu'était cette pensée : il faut se convertir, il ne faut pas différer la conversion. Aucun des deux points n'est supprimé ou atténué par la restriction de la dernière phrase. Le vœu d'Horace est qu'une fois la conversion résolue et entreprise, on la mène sans précipitation fiévreuse, sans s'attarder assurément, mais sans courir non plus, sous prétexte qu'on est sur la route du bien: on risquerait, en courant, de manquer le but. Chaque chose à sa place et en son temps, voilà sa devise. C'est au nom de ce principe qu'il peut doublement solliciter Lollius, et de se mettre tout de suite à étudier la sagesse et, quand il s'y sera mis, d'éviter l'excès et l'ivresse de l'étude: studia vel optimarum rerum sedata et tranquilla esse debent (55).
L'intérêt de l'épître est de nous montrer Horace dans ses rapports avec la jeunesse. Le poète léger d'autrefois est devenu précepteur. Les circonstances, une situation en vue, l'âge, ont déterminé en lui ce changement. Quoiqu'il n'ait pas cherché le rôle, il le porte avec aisance ; il se met d'emblée à la hauteur de sa tâche. Non seulement son ton s'élève, mais on peut dire qu'il est continuellement élevé. Par là cette deuxième épître diffère de la première, à laquelle on serait tenté de la comparer, puisqu'elles célèbrent toutes deux l'excellence de la philosophie. Mais dans celle-ci le lecteur passait par des alternatives de sérieux et de plaisant, de gravité et d'ironie ; dans celle-là, c'est à peine si les deux derniers vers laissent percer un discret sourire. Aussi bien le destinataire des deux lettres est-il différent. Mécène, protecteur puissant, réclamait des égards ; il fallait l’amener doucement à accepter une conversion philosophique, qui lui inspirait de la méfiance. La personne de Lollius permet une entière franchise dans l'expression des idées; toutes les supériorités sont du côté du poète.
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(1) Ep. I, 1, 38-39.
(2) Cic., Tuscul., II, 5, 13.
(3) Plat., Phédon., p. 114d.
(4) Tuscul., III, 13, 28.
(5) Terent., Phorm. II, 1, 13.
(6) Tuscul., III, 15, 33.
(7) Tuscul., III, 16; III, 22.
(8) Tuscul., III, 26-27.
(9) Tuscul., III. 27, 66.
(10) Diog. Laert., X, 140; Cic., Tuscul. II, 19.
(11) Tuscul., II, 22.
(12) Tuscul., II, 20, 46.
(13) Tuscul., II, 13, 31 : nihil est plane dolor; II, 19. 44 : neglege dolorem.
(14) Tuscul., II, 25, 61 : Nihil agis, dolor; quamvis sis molestus, nunquam te esse confitebor malum.
(15) Maximus est un cognomen. Ne pas entendre maximus natu : Horace aurait dit alors maxime Lolliorum (cf. maior
Neronum, Carm. IV, 14. 14; Noviorum minor Sat. I, 6, 121). Le surnom est placé avant le nom (cf. Carm. II, 2, 3 Cripe
Sallusti), construction familière, qui deviendra fréquente dans la prose de l'époque impériale, notamment chez Tacite.
(16) Ep. I, 18, 55.
(17) Ep. I, 18, 60 sqq.
(18) Dio, LIV, 20.
(19) Suet., Aug. 23.
(20) Vell. Paterc., II, 97.
(21) Carm. IV, 9, 37.
(22) Plin., N.H. IX, 117-118.
(23) Vell, Paterc. II, 97: homine in omnia pecuniae quam recte faciendi cupidiore et inter summam vitiorum dissimulationem vitiosissimo.
(24) Ep. I, 15, 10.
(25) En réalité Horace, comme d'ailleurs la plupart des anciens, n'a pas bien compris Homère. Il est remarquable que le
peuple l'ait mieux saisi que les critiques. Ceux-ci, et Horace en particulier, ont moins vu en lui le poète naïf, spontané,
sincère, à qui tout paraît vrai, qui croit à ses récits et s'émeut de ses propres chants, qu’un artiste habile, qui de parti pris
entreprend une épopée, choisit, invente, créa des fictions, tient en réserve toute espèce de merveilles (speciosa miracula,
A. P. 144) en un mot qui ment (mentitur, A. P. 151). Le sens du passé, surtout du passé lointain, du primitif, est ce qui a le
plus manqué à l'antiquité, et par suite le sens des conditions auxquelles se réalisent les épopées d'inspiration naturelle et de
création populaire.
(26) v. 8 slultorum regum; v. 23 Sirenum voces et Circae pocula : le langage de la prédication philosophique personnifie les passions.
(27) Je lis planius, non plenius = longius : il serait difficile (et ce ne serait guère un mérite) d'être plus long que Chrysippe,
auteur de 750 ouvrages, selon Diogène Laërce. - Paléographiquement, on peut accepter la leçon que l'on veut.
(28) Dumeta, spinas (Cic., Acad. pr., II, 35, 112; de Fin., IV, 28, 79).
(29) v. 8 aestus, le bouillonnement des flots, ici le bouillonnoment des passions, qui aboutit à la stultitia.
(30) Phaedr., I,32, 1, humiles laborant; ubi potentes dissident.
(31) Tuscul., II, 21, 50. Cicéron dit que Pacuvius avait corrigé Sophocle, chez lequel Ulysse blessé se lamentait pitoyablement,
spectacle peu convenable à des Romains.
(32) Zeller, III, V° part., 3° édit., p.269 et 335. M. Lejay (ed. in-8, p.476) fait remarquer, d'après E. Weber, que « les mœurs
d'Ulysse, sa sagesse, son éloquence, peut-être aussi son costume de mendiant le rendent antisthénien ». - Pour Horace aussi
il est bien le sage. De là le mot sapientia qui lui est appliqué au vers 17. Autrement, prudentia eût été plutôt le mot juste.
(33) Ep. I, 1, 20 sqq.
(34) Ep. I, 1, 33-37.
(35) Ep. I, 18,96.
(36) Ep. I, 18, 109.
(37) Ep. I, 18,96.
(38) Senec. Ep. 1, 2, 3, 14, 15, 62, etc.
(39) Senec. ad Marc, 4, 2.
(40) Senec., de Tranq. an., 14, .9.
(41) Tac., Ann., XVI, 19.
(42) Ep. 32, 3; 17, 8; 17, 10.
(43) Ep. 45, 12-13. Cf. encore l, 2 : dum differtur vita, transcurrit: 13, 16-17; 17, 1 sqq.; 23, 9-11 quidam ante vivere desierunt
quam inciperent; 32, 2; - de Brev. vit. 9 maximum vivendi impedimentum est exspectatio, quae pendet ex crastino, perdit hodiernum.
(44) Mart., I, 15, 11-12.
(45) Epist., 17.
(46) Senec., Epist. 33,6 pueris sententias ediscendas damus.
(47) Le titre du recueil était sans doute sententiae (Festus p. 317 M). Qu'Appius eût d'ailleurs subi l'influence de la littérature
gnomique des Grecs, des verba aurea de Pythagore (Cic., Tuscul., IV, 2, 4) ou plutôt des recueils de sentences extraites des
comiques contemporains, ce qu’il faut retenir, c'est le succès à Rome de ce carmen.
(48) Senec., Epist. 108, 8-9.
(49) Senec., Epist. 8, 8 : quam multa Publilii non excalceatis, sed cothurnatis dicenda sunt!
(50) De Tranq. an., 11, 8 : Publilius tragicis comicisque vehementior ingeniis.
(51) Macrob. Saturn., II, 7, 7 (Publilius) cum mimos componeret ingentique adsensu in ltaliae oppidis agere coepisset, productus
Romae per Caesaris ludos. Après ses succès de province, sa victoire sur Labérius et les autres mimographes, remportée en présence
de César qui décerna lui-même le prix, mit le comble à sa réputation. Ce fut un événement, littéraire, dont les lettres de Cicéron nous
transmettent l'écho (ad Fam., XII, 18, 2; ad Attic., XIV, 2,1; XIV, 3,2).
(52) v. 64.65. Les mots magister et eques ne doivent pas désigner la même personne; chacun d'eux est le sujet d'une des
propositions particulières de la phrase.
(53) Ep. II, 2, 204.
(54) Ep. I, 6, 15-16.
(55) Cic., Tuscul., IV, 25, 55.