DANS l'épître à Florus, Horace nous apparaît sous un jour nouveau. Il n'est plus seulement le conseiller moral de ses jeunes amis : il devient aussi leur conseiller littéraire. La littérature est alors très cultivée; elle a la vogue. Une des causes en est certainement le contact qui s'est établi plus étroit avec la Grèce et l'Orient. Les relations entre Rome et l'Égypte se sont multipliées et le royaume des Ptolémées a été, après Actium, réduit en province. La poésie alexandrine, de jour en jour mieux connue, séduit par sa grâce raffinée des esprits qui se piquent maintenant d'élégance. Auguste, d'autre part, encourage cette production littéraire : il n'est pas fâché de donner un aliment à l'activité de ses concitoyens, auxquels il a enlevé, avec la liberté, la conduite de l'État. Au lieu de faire de la politique, qu'ils fassent des vers: cela lui paraît moins inquiétant pour son pouvoir. Et tous d'obéir au désir du maître ; tous d'écrire et la plupart, naturellement, d'écrire assez mal (1). Le mot de Sénèque est déjà vrai : litterarum intemperantia laboramus (2).
Horace, avec sa très haute conception de la poésie, ne pouvait goûter cette littérature d'amateurs ; il n'avait rien d'un Pline le Jeune. Selon lui, ne fait pas des vers qui veut : tu nihil invita dices faciesve Minerva (3). Pour être poète il faut le don, et il faut aussi l'apprentissage. Il faut savoir son métier, et l'on ne s'improvise pas auteur: vérité qu'oublie trop cette jeunesse qui l'entoure, dans son ardeur d'atteindre à quelque gloire. Le rôle d'Horace auprès d'elle sera donc de la détourner, s'il est possible, d'une voie dangereuse, ou tout au moins de la retenir sur la pente, en lui montrant les difficultés de l'art d'écrire. Ce rôle se précisera dans la lettre qu'il écrira plus tard aux Pisons et qui, malgré les apparences d'une libre composition, relève en somme du traité didactique. Ses idées sur la poésie y seront, comme il convient, beaucoup plus nettes ; mais il les a conçues et portées en lui bien avant cette époque, et on les devine latentes déjà, sous les conseils enjoués qu'il adresse à la studiosa cohors de Tibère. Quoi qu'on ait dit, il y a une part d'ironie et de malice dans ses éloges aux jeunes poètes.
L'occasion de la lettre est le désir qu'éprouve Horace d'avoir des nouvelles de Florus et de quelques autres amis, qui sont partis de Rome pour accompagner Tiberius Claudius Nero, le futur empereur Tibère dans son expédition d'Arménie. – Ces affaires d’Arménie étaient aussi importantes qu'embrouillées : importantes, parce qu'elles se liaient étroitement aux affaires des Parthes et que la question parthe, depuis les vingt-cinq dernières années de la République étaient un des gros soucis de la politique extérieure ; embrouillées, parce que l'Arménie, tantôt cliente des Romains et tantôt vassale des Parthes, passait continuellement des uns aux autres, ballottée entre les deux empires rivaux. Rome n'avait pas de plus dangereux voisins à l'Est que ces tribus guerrières de cavaliers et d'archers, constituées en nation sous les Arsacides, et dont l'expansion sur les bords de l'Euphrate venait se heurter à la sienne propre. Le conflit, qui était inévitable (deux grands États ne pouvant pas dans les idées des anciens exister côte à côte), avait jusque-là tourné surtout à l'avantage des Parthes. Les rêves d'impérialisme oriental, formés d'abord par Crassus puis par Antoine héritier des projets de César, s'étaient brisés à deux reprises dans les plaines de Carrhæ et sous les murs de Praaspa. La défaite de Carrhæ notamment avait été terrible; elle était comparable à celles de l’Allia et de Cannes; le désastre même s'augmentait de tout ce que Rome dans l'intervalle avait acquis de puissance. Pour la première fois depuis qu’il y avait des aigles, les aigles étaient tombées au pouvoir de l'ennemi.
Qu'on se rappelle l'effet produit de nos jours sur les peuples d'Extrême-Orient par les revers des Russes en Mandchourie. Il dut se passer alors quelque chose d'analogue : Rome vit sa domination asiatique chanceler ; elle était atteinte dans son prestige. Bien que Cassius, le questeur de Crassus, eût rejeté les vainqueurs au delà de l'Euphrate, une tache restait, que l'expédition d'Antoine fut loin d'effacer. Auguste, devenu maître unique de l'Occident, avait à liquider ces affaires d'Orient, et c'était l'Arménie, point stratégique, forteresse naturelle, qui était la clef de la situation : c'était le champ de batailles ou d'intrigues nécessaire.
Plus organisateur qu'homme de guerre, le nouveau prince préférait l'intrigue à la bataille. Il renonce à la création d'un empire oriental ; il lui suffirait que l'Arménie fût un état-tampon, avec un roi qui surveillât les Parthes, sorte de lieutenant impérial chargé des intérêts de Rome sur la frontière. La fortune qui lui était déjà venue en aide si souvent, le servit, cette fois encore, à merveille ; il obtint par la diplomatie des résultats que ne lui auraient peut-être pas donnés des victoires. Des divisions avaient éclaté dans la famille des Arsacides ; en Arménie une faction renversait Artaxès, ami des Parthes, et demandait qu'on mît sur le trône Tigrane élevé à Rome, tout acquis à l'influence romaine. Auguste se hâta de profiter des circonstances : en l'an 20 il envoya son beau-fils, Tibère, installer Tigrane et lui poser sur le front dans une cérémonie solennelle le diadème royal. La présence des troupes impériales en haute Asie eut cette autre conséquence, qu'elle exerça une pression sur les Parthes eux-mêmes ; Phraate prit peur et finit par restituer les étendards enlevés à Crassus. L'effet sur l'opinion fut immense; l'enthousiasme, universel. La honte de Carrhæ disparaissait; ce n'était ni l'Arménie ni la Perse conquises; mais Rome admira et applaudit Auguste, comme s'il avait conquis l'Arménie et la Perse, et les poètes le chantèrent à l'envi. Ces préoccupations nationales expliquent la place que les allusions aux Parthes tiennent dans l'œuvre d'Horace. Dans notre épître 3, il s'agira seulement de Tibère et de la campagne d'Arménie.
Tibère avait vingt-deux ans à peine, et sans doute personne ne songeait alors qu'il dût être un jour l’héritier du trône. Mais il appartenait à la gens Claudia, une des plus anciennes et des plus nobles familles de Rome, une des plus justement fières d'elles-mêmes, et qui, mêlée à toute l'histoire de la République, comptait vingt-huit consulats, cinq dictatures, sept censures, six triomphes, deux ovations. En outre le second mariage de sa mère en avait fait l'hôte du Palatin. Par le choix de ce délégué, Auguste indiquait l'importance qu'il attachait à l'expédition. Ajoutez qu'il avait donné à son beau-fils un brillant état-major, la fleur de la jeunesse romaine, voulant montrer à l'Orient un membre de la famille impériale entouré de l'aristocratie et de l'élite intellectuelle de l'empire, comme aussi habituer cette élite à la famille de l'empereur: c'était la cohors du prince, l'ancienne cohors praetoria, garde personnelle du consul, troupe privilégiée, qui remontait au temps lointain où le consul s'appelait praetor. Depuis que Scipion Émilien l'avait transformée à la mode grecque, en la recrutant, comme une φiλων iλη, au moyen de clients et d'amis, elle comprenait de plus en plus des fils de bonne naissance qui, auprès du général ou du gouverneur de province, s'essayaient à la vie militaire ou à la vie politique et composaient sa société habituelle. Cette fois la cohors était surtout une studiosa cohors, une cohorte littéraire. Tibère avait tenu à grouper autour de lui des jeunes gens distingués, instruits, poètes pour la plupart, et que la poésie liait de rapports personnels à Horace. Tout en réglant les affaires politiques, il pensait bien trouver l'occasion de s'occuper avec eux des choses de l'esprit. Lui-même avait beaucoup de culture, des habitudes sérieuses, des talents divers: optimis studiis maximoque ingenio instructissimus (4). C'était l'époque, à laquelle s'applique cette phrase, où Tacite dit de lui : egregius vita famaque, quoad privatus vel in imperiis sub Augusto fuit (5).
Mais s'il avait le goût des lettres, ce goût n'était pas précisément celui d'Horace. D'abord il se plaisait aux curiosités littéraires, à cette érudition mythologique (6) que raillera Sénèque chez les savants de son temps (7), et qui se retrouvera encore chez Hadrien, l'empereur antiquaire. Il s'amusait à demander à ses compagnons quelle était la mère d'Hécube, quel nom portait Achille déguisé en fille, ce que chantaient les Sirènes à Ulysse (8), sans doute pour le plaisir de les embarrasser par des questions captieuses, mais aussi parce qu'il attribuait de l'intérêt à ces minuties du savoir. De même il affectionnait dans sa parole ou son style les expressions rares, sorties de l'usage, voire obscures (9). On ne s'étonnera pas, après cela, qu'il fût un admirateur des poètes d'Alexandrie et les regardât comme des modèles à suivre. Il plaçait leurs images dans les bibliothèques ; il composait des poésies imitées de Rhianos, de Parthénios, ou d'Euphorion, le plus compliqué des Alexandrins. Or ni archaïsme, ni alexandrinisme, tel était le mot d'ordre d'Horace ; pas plus l'école de Catulle que celle d'Ennius n'avait de quoi le satisfaire. Comme les jeunes gens de la cohorte de Tibère, les Florus et les autres, par désir de ressembler au prince, par l'effet aussi de l'entraînement que subissait leur génération, devaient appartenir au groupe des cantores Euphorionis, on devine quelle sera, en face d'eux, la position d'Horace. Il n'aime pas les gens du monde, qui sont gens de lettres; mais il aime encore moins les gens du monde poètes, qui cultivent le mauvais goût. Il aura donc deux raisons de se mettre en travers du courant et il s'y mettra avec une obstination qui, pour n'être pas brutale, n'en sera pas moins des plus fermes.
La vivacité même ne lui manquera pas au besoin. En tout cas, il laisse clairement entendre sa pensée. Ce qui conviendrait le mieux à cette jeunesse, puisqu'elle est possédée de la manie des vers, ce serait de traiter quelque sujet comme l'histoire d'Auguste, de célébrer les travaux guerriers et les œuvres de paix (bella et paces, v.7-8), qui ont mérité à l'empereur la reconnaissance de l'Italie. Ce n'est point du tout ce qu'elle fait, et quand elle ne se livre pas à des imitations alexandrines, elle s'attaque à des genres ambitieux. Titius par exemple ose se prendre à Pindare, ou ne cesse de pindariser que pour se lancer dans le tragique. - Mais l'épopée, vers laquelle Horace pousse ses amis, n'est-ce donc pas un de ces grands genres qui ne s'accommodent que du génie? - Assurément, et Horace lui-même, dans l'Art Poétique, montre la difficulté d'y réussir; pour sa part, maintes fois sollicité de chanter la gloire militaire d'Agrippa Ou d'Octave (10), il s'est toujours prudemment dérobé, s'excusant sur la faiblesse de son inspiration - (vires deficiunt (11)). Il est le premier à penser que les jeunes poètes de la cohorte n'ont pas davantage en eux la force nécessaire. Mais si leur œuvre doit être littérairement médiocre (il en prend son parti), elle sera du moins utile à l'Empire. Il est bon d'exciter ou d'entretenir l'enthousiasme pour la grandeur du prince, qui se confond avec celle de Rome. Petite flatterie à l'adresse d'Auguste sans doute, mais en même temps pensée patriotique. On trouve ainsi, à certains moments, chez ce partisan de l'abstention politique, comme une exaltation du sentiment national.
Ainsi Horace aurait accepté à la rigueur, de ces audacieux, quelque tentative de poème épique. Mais le pindarisme de Titius ne lui dit rien qui vaille. On sait son opinion sur Pindare. Pindare est inimitable (12) ; c'est le cygne qui d'une aile puissante s'élève et se perd dans la nue; c'est le torrent grossi par les eaux qui déborde sur ses rives. Il atteint à une surprenante grandeur, par des moyens, tout personnels, qu'il serait vain de vouloir reproduire : liberté du mètre, ampleur d'une phrase immense, qui se déroule, sans qu'on puisse en prévoir la fin, et entraîne, lui imprimant sa forme, la strophe entière. Ajoutez que le concours de la musique, avec le redoublement d'émotion qu'elle procure, permet au poète un certain désordre dans les idées et un vague qui ne sauraient convenir aux Romains. Horace était donc dans le vrai, quand il refusait d'adapter Pindare à la muse latine ; mais l'exemple de Titius prouve que tout le monde n'était pas aussi sage. Y avait-il autour d'Horace une petite école lyrique, à laquelle se rattachait Titius? Les disciples en ce cas allaient plus loin que le maître. Car autant celui-ci devait leur recommander de se chanter eux-mêmes, à la mode éolienne, autant on peut croire qu'il les détournait de transporter en Italie cet énorme appareil de l'ode dorienne et chorique. Aussi s'exprime-t-il sur leur compte avec une nuance d'ironie, ironie douce encore et discrète au sujet du premier, mais dont il est difficile de ne pas voir déjà les traces dans le passage suivant :
... Titius Romana brevi venturus in ora,
Pindarici fontis qui non expalluit haustus,
Fastidire lacus et rivos ausus aperlos ... (v.9-11)
Dire de Titius que, dédaignant les réservoirs d'usage banal dans les villes et les conduites d'eau à la disposition du vulgaire, il est venu, sans que son front pâlit puiser à la source cachée où buvait Pindare, ce n'est pas évidemment dire grand mal de lui, mais c'est tout de même en parler avec un sourire un peu moqueur. Et pareillement s'écrier, à propos des incursions du jeune homme dans le genre dramatique : « Titius célèbre en vers les fureurs de Melpomène, Titius écrit quelque tragédie bien terrible et bien ampoulée », tragica desaevit et ampullalur in arte (v.14), c'est donner à sa pensée, par le grossissement de l'expression, une intention plaisante.
M. Lejay, qui conteste l'ironie de ces vers, essaie de prendre ampullatur dans un sens sérieux. Mais le peut-il ? Il a beau rapprocher ampulla de ληxυθoς, le vase au fard et aux parfums, et appliquer le mot par figure aux phrases sonores, aux couplets lancés à pleine voix, aux développements qui sont brillants, sans être nécessairement emphatiques : Horace ne s'en est pas moins servi dans l'Art Poétique du mot ampullas avec une autre signification; le vers 97 de l'épître aux Pisons : proicit ampullas et sesquipedalia verba ne laisse aucun doute à cet égard; il s'agit bien là de l'enflure du style. A supposer – ce qui n'est pas sûr – que ληxυθoς en grec n'ait jamais été pris qu'en bonne part (13), Horace ne peut-il avoir créé le sens défavorable de ampullatur, comme il semble avoir créé le verbe lui-même ? Pourquoi, dans un lécythe, n'aurait-il pas considéré surtout l'extérieur du vase et, du renflement de la panse (vasa ventriosa, dit le scoliaste de Cruquius), dégagé l'idée de chose ou langage boursouflé ? Rien de plus vraisemblable pour l'ampullatur de l'épître 3, puisque rien n'est plus certain pour l'ampullas de l'Art Poétique.
Le ton devient plus ironique et la raillerie plus marquée, quand Horace passe de Titius à Celsus (probablement l'Albinovanus Celsus auquel est adressée la lettre 8). Titius a des visées trop hautes et son ambition risque de le perdre; encore imite-t-il librement les modèles dont il s’inspire. Celsus, c'est plus grave, copie ceux qu'il imite. Pour Celsus, un avertissement sérieux est nécessaire. Qu'il prenne garde de ressembler au choucas de la fable qui, dépouillé de sa parure d'emprunt par les oiseaux auxquels il avait volé leur plumage, demeura livré à la risée des spectateurs (v.18-20). Qu'il se cherche des ressources personnelles et se crée des richesses qui soient à lui, rien qu'à lui (privatas opes, v.16). N'entendez pas par là, selon l'opinion de L. Müller, qu'il ait à s'abstenir de piller les seuls auteurs latins, comme si la bibliothèque palatine, dont il est question au vers 17, ne contenait que des écrivains nationaux; la littérature grecque y était représentée aussi bien que la littérature latine (14). Puis Apollon Palatin n'est mentionné ici que pour arrêter la pensée du lecteur sur une image précise, et parce que c'était une fondation, à la fois célèbre, et assez récente encore à l'époque de l'épître 3 ; suivant une habitude des poètes anciens, Horace, au lieu de parler des bibliothèques en général, désigne une bibliothèque particulière, mais sans attacher à cette désignation une valeur spéciale. Le passage signifie en réalité que Celsus doit regarder comme sacré tout écrivain quel qu'il soit, grec ou latin, et se garder d'y porter la main (tangere vitet, v.16). Point de compilation d'aucune sorte; l'originalité avant tout, c'est-à-dire qu'il faut, suivant la pure doctrine classique, puisque les idées appartiennent au domaine commun, que le style du moins porte l'empreinte personnelle et soit « de l'homme même ».
Horace fut-il écouté en la circonstance ? La chose est douteuse. Ovide, pleurant la mort d'un Celsus, qui pourrait bien être le nôtre, célèbre la fidélité du défunt à l'amitié (15), mais il est muet sur ses tentatives poétiques; d'où l'on peut conclure que ces tentatives, si elles eurent lieu, restèrent médiocres et ne méritaient pas d'être rappelées.
Au tour de Florus maintenant. Après lui avoir demandé des nouvelles de ses compagnons, le poète s'informe de ce qu'il fait lui-même. Cette fois la louange est plus complète. Florus est évidemment un esprit distingué, un homme cultivé. Il a des talents variés : il est orateur et jurisconsulte, et il est aussi poète (v.23-25) ; il pratique les arts anciens de l'aristocratie romaine et il sacrifie au goût du jour; c'est l'homme accompli, tel qu'on l'imaginait, alors : Tous ces détails sont curieux pour qui veut étudier la société du temps. Sur ses occupations littéraires, en particulier, Florus mérite d'être félicité. Plus original que Celsus, moins présomptueux que Titius, il observe le grand précepte, qui est de se connaître et d'aborder une matière proportionnée à ses forces (16). Quelle est, en effet, la seule poésie tolérable chez les gens du monde ? la poésie légère, celle qui s'exerce sur de petits sujets, raconte des aventures personnelles, chante le vin et l'amour. Ainsi l'entend Florus. Il va, butinant comme l'abeille, se posant sur une fleur ou sur une autre, composant des vers gracieux, quelque pièce érotique (amabile carmen, v.24). Ah ! rien ne manquerait à Florus, s’il était philosophe ! Comme il irait loin alors dans les voies divines de la sagesse (v.27) ! Malheureusement Florus n'est pas philosophe. Très bien doué du côté de l'intelligence, il l'est moins bien du côté du cœur. C'est ce qu'indiquent suffisamment, malgré leur forme enveloppée, les réserves que contient l'épître sur son caractère. Il faut se le représenter comme un personnage inquiet, jouissant peu du présent, trop soucieux de son avenir, recherchant plus que de raison la fortune et les honneurs. Il est fort probable qu'il s'était introduit dans la cohorte de Tibère pour se pousser auprès d'un prince ; peut-être espérait-il s'enrichir en Orient, comme en Gaule autrefois l'avaient espéré beaucoup de ceux qui avaient suivi César; tout au moins il comptait sur l'influence d'un aussi grand personnage pour arriver à une situation brillante. Le fait est qu'il sut devenir l'ami du beau-fils d'Auguste, et le rester; quelques années plus tard, dans l'épître II, 2, il est encore appelé fidelis amice Neroni (17).
Pour l'instant, Horace blâme doucement cette jeune ambition impatiente et ce désir de briller, si contraire à l'esprit philosophique. Il compare plaisamment les soucis que l'on se donne, en voulant parvenir, aux compresses d'eau froide dont les médecins se servent pour abaisser la température du corps (v.26): les soucis rabaissent l'âme et l'empêchent de s'élever. Faut-il croire que le passage contient une allusion au traitement hydrothérapique, dont Antonius Musa était le promoteur et qu'il avait essayé tour à tour la même année, avec un succès bien différent, sur Auguste et sur Marcellus, l'héritier de l'empire (18) ? Il ne semble pas ; car l'allusion, de toutes façons, eût été déplacée. Si elle se rapportait à Auguste guéri par l'eau froide, le frigida... fomenta relinquere était une inconvenance ; à Marcellus mort après le traitement, sinon du traitement lui-même, c'était une maladresse: on ne touche pas à des plaies encore si sensibles. En outre l'application de compresses devait être un procédé depuis longtemps en usage, et la nouveauté du traitement de Musa consistait surtout en bains froids (ψυχρoλoυσiαiς c'est le mot de Dion Cassius (19)). Horace a voulu désigner par là, simplement, tout ce qui retient et comprime l'élan vers la sagesse. Ces viles préoccupations d'intérêt, il peut les dire réfrigérantes, puisqu'en faisant perdre à l'âme sa générosité de sentiments, c'est comme si elles lui enlevaient sa chaleur. Il n'a employé une expression médicale que pour se conformer à l'habitude de ses maîtres, les Stoïciens, qui insistent sur les rapports de l'âme et du corps, et parce que c'est son habitude d'écrivain pittoresque de recourir à l'expression concrète.
Cette comparaison entre le physique et le moral le conduit à la philosophie, et il se met aussitôt il en parler, comme nous l'avons vu dans l'épître 2, avec une singulière vivacité d'accent. Toutes les fois du reste qu'il aborde ce sujet, lui, si calme d'ordinaire, se passionne et s'échauffe. Ici l'ardeur est contenue, mais on la sent frémissante (v.27-29). La philosophie, c'est une sagesse venue du ciel, caelestis sapientia; c'est l'étude que tous pareillement, grands et petits, doivent entreprendre et entreprendre sans délai. C'est le seul moyen pour chacun de vivre cher à sa patrie, le seul moyen aussi de vivre en paix avec son âme (20). La première idée est curieuse et même inattendue : la philosophie, chose d'intérêt social, d'utilité nationale ! Mais Horace se borne à l'indiquer en passant ; l'idée plus importante est celle qui lui succède. Il faut rappeler à Florus que la philosophie lui est, d'abord, d'un intérêt immédiat, personnel, et que c'est elle, et elle seule, qui lui rendra la tranquillité du cœur qu'il a perdue. Le nobis vivere cari termine le développement, ainsi qu'il convient.
Il sert aussi de transition; avec le développement suivant. Car l'ambitieux Florus, s'il s'examine en toute sincérité, n'a pas lieu d'être jamais bien satisfait de lui-même; mais il a un motif actuel et particulier de mécontentement : il s'est brouillé avec un de ses compagnons de cohorte, Munatius, le fils sans doute de l'ancien gouverneur de la Transalpine, du Munatius Plancus auquel est dédiée l'ode I, 7. On est amené à penser, comme le suggère M. Lejay, que ce sont les intrigues et les rivalités de la petite cour de Tibère, qui ont excité les deux jeunes gens l'un contre l'autre. Si Munatius ressemblait à son père, qui fut successivement le flatteur de Cicéron et de César, d'Antoine et d'Octave, on ne sera pas surpris qu'il cherchât à entrer dans la faveur d'un prince en desservant ses camarades. Mais, comme dans les brouilles de ce genre il est assez ordinaire que les torts se répartissent des deux côtés, nous ne nous tromperons guère en supposant que Florus s'était livré, lui aussi, à certaines manœuvres, pour conduire sa fortune au mieux de ses intérêts, sans ménager les intérêts d'autrui; et la circonstance achève de nous éclairer sur son caractère.
On voit maintenant comment l'exhortation philosophique de tout à l'heure, qui semblait une exhortation générale, prend une couleur précise et se rattache étroitement au cas du destinataire de l'épître. On voit aussi combien Horace avait à faire, pour maintenir ou ramener la bonne, intelligence parmi ces cœurs tourmentés d'ambition. Mais le plus intéressant de la lettre, c'est encore le ton sur lequel elle est écrite. Elle montre l'attitude que le poète sait garder dans un monde qui n'est pas le sien, et l'action qu'il a sur la jeunesse. Nulle part on ne saisit mieux sa manière de parler aux jeunes gens. Il a un mot pour chacun, et souvent un mot malin ; il ne craint pas de se mêler de leurs petites affaires ; il intervient dans leurs discussions, prend le rôle de conciliateur. Conseils littéraires, conseils moraux, il ne s'en refuse d'aucune sorte, mêlant l'ironie au sérieux; tantôt il se joue, tantôt il est grave et pressant, toujours parfaitement libre. Evidemment la qualité de ceux qu'il fréquente, dont quelques-uns sont de grands seigneurs, ne le gène en aucune façon. Un Racine, un Boileau n'auraient pas été autant à leur aise.
Quant à son influence, d'où lui vient-elle ? D'abord de ce qu'il est poète et que dans cette société éprise de poésie il séduit les jeunes, comme les autres, plus que d'autres, par l'éclat de son talent; il est leur maître, leur patron. Puis, sa situation privilégiée auprès de Mécène augmente son prestige auprès d'eux; l'amitié que lui témoigne le favori d'Auguste, non seulement leur permet d'être ses amis, mais les pousse à rechercher son amitié. Enfin ils sentent chez lui une affection sincère; son grand secret est d'aimer la jeunesse. S'il lui fait la leçon, c'est d'un air aimable, souriant jusque dans la gravité ; jamais le ton rogue et doctoral. Et d'autre part ses petites malices sont sans venin ; il se hâte d'atténuer la piqûre par quelques mols de bonne humeur. Ainsi le dernier vers de notre épître est charmant de cordialité presque paternelle. Après avoir admonesté Florus et Munatius, il leur ouvre aussitôt les bras et leur annonce qu'il engraisse déjà la victime qui fêtera leur retour et leur réconciliation :
Pascitur in vestrun reditum votiva iuvenca.
Je ne veux pas quitter l'épître 3, sans la rapprocher de l'épître 8 écrite à un Albinovanus Celsus, qui est presque certainement le Celsus dont il était question dans la lettre à Florus (v.15 sqq.). Au vers 2 de l'épître 8, il est dit compagnon et secrétaire de Néron comes et scriba Neronis; au vers 14 Horace lui demande, s'il plaît au jeune prince et à sa cohorte. Comment ne serait-ce pas le personnage mentionné, avec Florus et Titius, parmi ceux qui formaient la suite de Tibère, lors de l'expédition d'Arménie ? Horace dans l'épître 3 ne considérait en lui que l'apprenti-poète, imitateur maladroit et copiste servile, qu'il avait besoin d'exhorter, son verre ne fût-il pas grand, à boire dans son verre. C'est maintenant au familier d'un prince qu'il s'adresse, pour le prémunir contre le danger ordinaire des hautes situations. Celsus a de l'ambition, avec une tendance à l'orgueil. Qui sait même si la littérature, quand il a commencé de la cultiver, n'était pas déjà une façon pour lui de travailler à ses fins ? Peut-être ne se mêlait-il de versifier, malgré ses aptitudes médiocres, que pour flatter Tibère, qui se piquait de poésie et aimait les poètes. Cette petite cour (la brouille survenue entre Florus et Munatius le prouve suffisamment) avait ses luttes d'influence. On cherchait à se pousser, à plaire. Il faut croire que Celsus y avait réussi, puisqu'il était devenu secrétaire de Néron.
Remarquons en passant qu'il ne s'agit point ici de la fonction de secrétaire ab epistulis qui, jusqu'au temps d'Hadrien, fut donnée à des affranchis. A côté des rédacteurs de dépêches officielles, composant la chancellerie d'État, il y avait les secrétaires particuliers, intimes, et ceux-là étaient pris parmi les amis.. C'est ainsi qu'Auguste demandait à Mécène de lui céder Horace, ayant besoin de quelqu'un qui l'aidât dans sa correspondance privée (21). Celsus occupait un poste du même genre auprès de Tibère, et cet emploi qui le tirait, lui sans doute simple chevalier, de son obscurité relative, emploi de confiance qui l'initiait aux secrètes pensées du prince, était bien fait pour lui tourner la tête. La recommandation qui termine le billet, venait donc à sa place et à son heure : « Celsus, si tu veux être supporté, supporte bien ta fortune (v.17). » On a imaginé que le secrétaire de Néron avait donné à Horace quelque marque spéciale d'impatience, d'humeur difficile et ombrageuse ; que, par exemple, il avait mal accueilli les conseils littéraires de l'épître 3, communiqués par Florus au nom du poète (22) ; qu'il en avait écrit à Horace sur un ton peu convenable, et que l'épître 8 était une réponse à la lettre de Celsus, afin de l'inviter à le prendre de moins haut. Ce n'est pas possible, car l'épître 8 a dû précéder l'épître 3. J'ajoute que le Musa rogata refer peut s'entendre aussi bien de la Muse transmettant à Celsus les souhaits d'Horace, sur la demande d'Horace lui-même, que de la Muse répondant à Celsus, qui l'aurait sollicitée d'intervenir et de se plaindre auprès d'Horace (23).
A s'en tenir aux seuls renseignements de la lettre, toute conjecture étant écartée, nous trouvons ceci et rien d'autre : Horace, qui connaît le fond de Celsus, le met en garde à l'avance contre un de ses penchants habituels, que les circonstances pourraient développer en lui fâcheusement; la faveur actuelle dont il jouit risque d'être mauvaise conseillère. Dès lors la forme un peu tranchante du précepte final se comprend davantage. Un avertissement blesse moins qu'une réprimande. Le poète est plus à son aise pour élever la voix et parler net, s'il ne s'agit encore que de prévenir. Outre que, je l'ai déjà relevé ailleurs, il a commencé dans toute la première partie de l'épître, par se malmener lui-même, par confesser la lenteur de ses progrès et s'accuser même de défaillances dans la voie de la perfection morale. La manière assez rude, dont il s'est traité, l'autorise à traiter les autres avec un certain sans-façon, surtout quand ces autres sont des jeunes gens, sur lesquels il a le triple avantage de l'âge, du talent et de l'expérience.
Retour à la TABLE DES MATIÈRES
(1) Ep. II, 1, 108 : (populus) calet uno Scribendi studio; 117 Scribimus indocti doctique poemata passim.
(2) Senec., Ep. 106, 12.
(3) A.P. 385
(4) Vell. Paterc., II, 94.
(5) Tac., Ann., VI, 51.
(6) Suet., Tib., 70 : maxime tamen curavit nolitiam historiae fabularis usque ad ineptias atque derisum.
(7) Senec., de Brev. vit., 13.
(8) Suet., Tib., 70.
(9) Prisca verba (Tac. Ann., IV, 19); exoletas et reconditas voces (Suet., Aug., 86); affectatione et morositate
nimia obscurabat stilum (Suet., Tib., 70).
(10) Carm, I, 6, 5 sqq.; II, 12, 1 sqq.; Sat. II, 1, 10 sqq.
(11) Sat. II, 1, 12-13.
(12) Carm. IV, 2, 5 sqq., 25 sqq.
(13) Cf, Callimaque fr, 319 B.- Même la phrase souvent citée de Cicéron, (ad Attic. I, 14, 3) : nosti illas ληxυθoυς
ne me parait pas exempte d’ironie. Cicéron parle en souriant de ces grands lieux communs de flamma, de ferro, dont
il émaille ses discours.
(14) Suet., Aug., 29: addidit porticus cum bibliotheca Latina graecaque; et dejà, à propos du projet de bibliothèque formé
antérieurement par César (Caes. 44) : bibliothecas graecas latinasque quas maximas posset publicare data Marco Varroni
cura comparandarum ac digerendarum.
(15) Ovid., Pont., I, 9.
(16) A. P. 38 sqq.
(17) Ep. II, 2, 1.
(18) Lejay, ibid., p. 468, n. 1. L'hydrothérapie froide avait été à la mode; mais elle ne devait plus l'être, après le malheureux
essai tenté sur Marcellus.
(19) Dio. LIII, 30.
(20) Sibi carus s'oppose à sibi iniquus, mécontent de soi.
(21) Suet., p. 45 Reiff. Ante ipse sufficiebam scribendis epistulis amicorum, nunc occupatissimus et infirmus Horatium
nostrum a te cupio abducere. Veniet ergo... et nos in epistulis scribendis adiuvabit.
(22) Ep. I, 3, 15 sqq.
(23) Je comprends donc a me rogata dic et non: a Celso rogata responde.