LA 20e épître, la dernière du recueil, est une lettre fictive, mais la seule qui le soit véritablement. Ainsi que le remarque Porphyrion, la fin d'un ouvrage jouit d'une plus grande liberté que ce qui précède, et l'auteur ne s'y astreint pas toujours aux règles qu'il a suivies ailleurs. Ici (v.1-5), le livre, sur le point d'être publié, est présenté comme ayant hâte de quitter l'armoire où il est enfermé sous la clef et de descendre au Forum. Il regarde obstinément vers la statue de Vertumne et l'arc de Janus, c'est-à-dire vers le quartier des libraires. Il voudrait se voir déjà en belle toilette, les tranches bien polies par la pierre ponce, étalé sur les rayons des Sosies, attirant les acheteurs. La fiction consiste donc à s'adresser au livre lui-même et à l'assimiler à un jeune homme qui, malgré les conseils donnés, s'en va courir le monde et les aventures.
Quel est ce jeune homme ? Tout d'abord on songe à un fils de famille, impatient de secouer le joug paternel. Mais quelques atteintes qu'eût reçues au cours des âges la patria potestas, était-elle, même à l’époque d'Auguste, à ce point affaiblie, qu'un père dût subir la désobéissance de son fils, sans pouvoir lui imposer un reste d’autorité ? Puis, regardé de près, le texte paraît avoir un sens plus caché et désigner d'autres rapports que ceux de père à fils. Quoique le sujet soit délicat il faut cependant l'aborder. Beaucoup d'expressions de la lettre sont à double entente. Il n'est même pas exagéré de prétendre que toute la première partie (v.1-18) roule sur une équivoque que l'auteur se plait à entretenir. Autant que d'un livre avide d'être lu et de passer de mains en mains, il semble bien qu'il s'agisse de quelque beau garçon d'un de ces pueri delicati ou mignons, si nombreux à Rome par suite de la corruption des mœurs, et tout prêts à trafiquer de leurs charmes. La confusion est perpétuelle entre l'un et l'autre ; il serait singulier qu'elle ne fût pas voulue par Horace et qu'il y eût là pur hasard ou simple imagination de commentateur qui raffine et subtilise. Notons au contraire, si les puerorum amores sont en question, qu'on s'explique aisément ce qui se comprenait mal dans l'hypothèse d'un fils de famille, à savoir l'incartade du jeune homme. Certain de son empire sur celui auquel il a inspiré de la passion, il n'en veut faire qu'à sa tête, partir puisque c'est son caprice, voir du nouveau, se lancer dans l'inconnu ; et le malheureux qui l'aime, mécontent de cette ingratitude, mais faible comme tous les gens épris, le blâme de son équipée, sans avoir la force de le retenir. Il se contente, avec une ironie qui n'est peut-être qu'un moyen de voiler son émotion, de lui signaler tous les dangers qui l'attendent.
Dès le début, au vers 2 : scilicet ut prostes Sosiorum pumice mundus, on s'aperçoit que ce n'est pas forcer l'interprétation que d'y chercher un double sens. Le verbe prostes trahit manifestement l'intention de jouer sur les mots, puisqu'en même temps que l'idée de livre mis en vente, il ne peut manquer d'éveiller aussi celle d'une personne qui se prostitue ; l'ironie de scilicet n'en est d'ailleurs que plus amère, si le jeune désobéissant ne tâche de s'échapper que pour courir à son vice. Une fois mis sur la piste, l'esprit saisit facilement les autres allusions et constate que tous les termes ont été choisis à dessein. Vertumne et Janus au vers 1 désignent le quartier des libraires ; mais ce quartier est, plus généralement, celui où tout se vend, l'amour comme le reste (1). Le livre fait toilette (Sosiorum pumice mundus, v.2), de même que le puer delicatus est joliment attifé par le leno pour séduire les amateurs. Pudicus au vers 3 entraîne l'idée de son contraire; l'impudique a en horreur les clefs et les verrous derrière quoi le tient enfermé l'amant défiant et jaloux, comme le livre, dans le coffret ou l'armoire scellée, gémit de n'avoir point sa liberté. Il ne lui suffit pas d'être montré à quelques personnes (v.4) ; il lui faut le grand jour, les lieux publics (communia, v.4), qui sont aussi les mauvais lieux, les maisons de débauche. Et Horace de se plaindre : « Ce n'est pas dans ces principes que je t'avais élevé (non ita nutritus, v.5) » ; et de lui donner les conseils de son expérience : « Prends garde, tu ne plairas pas toujours; tu seras aimé (carus eris, v.10) dans le premier feu de la passion et tant que tu conserveras toi-même les grâces de l'âge, ta beauté, ta jeunesse (donec te deserat aetas, v.10). Mais l’amant se fatiguera ; à l'amour succédera le refroidissement, puis le dégoût (plenus languet amator, v.8). Tes charmes aussi viendront à se flétrir (sordescere, v.11), ce qui ne tardera guère avec l'existence souillée que tu mèneras (contrectatus, v.11). Négligé alors ou rejeté, incapable de soutenir la concurrence de plus jeunes, tu seras obligé de tenter la fortune en province et d'aller y chercher ce que tu ne trouveras plus ici. Peut-être te reverra-t-on à Rome, mais vieux, sans ressources, réduit à accepter les plus humbles métiers. Et le beau garçon d'autrefois, devenu maître d'école bégayant, enseignera, pour vivre, l'alphabet aux enfants des faubourgs (v.17-18). »
Telle est la double signification de tout le passage. Pourquoi Horace l'a-t-il poursuivie avec tant d'insistance ? Évidemment il y a du jeu dans cette affaire, et l'assimilation lui a paru plaisante. Mais il y a aussi une raison plus sérieuse. Il estime que tirer un ouvrage du petit cercle d'amis éclairés et de juges délicats où il devrait être maintenu, pour l'exposer à la curiosité de la foule, est une sorte de profanation, et que le livre lui-même en vente chez le libraire, où il s'offre au premier venu qui le paye et se laisse brutalement toucher et manier, est comme un être vil qui se prostitue. C'est une façon de nous dire qu'il ne publie ses vers qu'à regret. Nous connaissions déjà, par la satire I. 4 (v.71-74), ses sentiments sur ce point. Dans l'épître 20 il a perdu de son intransigeance d'alors. Autrefois, c'était même à ses amis qu'il ne lisait ses œuvres que contraint et forcé; maintenant il ne veut pas d'autre auditoire qu'un auditoire d'amis, mais il accepte volontiers celui-là (paucis ostendit, v.4). Autrefois, il souhaitait que jamais on ne vît ses écrits étalés dans une boutique de libraire, entre les mains sales de la foule et de Tigellius Hermogène (2) ; maintenant il ne publie son ouvrage qu'à contrecœur, je l'ai dit; mais enfin il le publie ; toute l'épître actuelle n'a même pas d'autre but que d'annoncer cette publication. Seulement il ne serait plus Horace, s'il l'annonçait avec ostentation et sous une forme bruyante. Sa manière à lui est discrète, presque timide. En l'annonçant, il s'excuse.
Débarrassée des allusions, la première partie de la lettre nous présente l'histoire d'un livre à l'époque d'Auguste, et nous en raconte la destinée : habent sua fata libelli. Dans la fleur de sa nouveauté, le livre plaît, a la vogue; mais la vogue passe. Fané, vieilli, il n'a plus le même attrait; on se détourne de lui. Désormais le sort qui l'attend, quel qu'il doive être, sera malheureux. Ou bien il sera relégué au grenier et deviendra dans un coin la proie silencieuse des mites (v.12). Ou bien les libraires de Rome l'expédieront en Afrique, en Espagne, à leurs correspondants de province, auxquels ils envoyaient ainsi par ballots les ouvrages qui n'avaient plus de débit dans la capitale (v.13). Ou encore, dans quelque école des quartiers pauvres, il servira de livre élémentaire, avec lequel les enfants apprendront à lire (3). Il y aurait une quatrième façon pour lui de terminer sa carrière, la pire de toutes, s'en aller chez l'épicier, roulé en cornets, envelopper le poivre et l'encens ; mais Horace, qui envisage cette mésaventure dans une autre épître (4), l'a passée ici sous silence ; par tendresse pour l'indocile enfant qu'il aime malgré ses fredaines, il n'ose pas prévoir qu'il aura jamais une fin aussi lamentable.
Vient alors la seconde partie de l'épître (v.19-28). Le livre qui, dans la première, a été bien et dûment averti de son propre sort, est chargé dans celle-ci de renseigner le lecteur sur la personne du poète. Puisque Horace, triomphant de ses répugnances, a consenti à livrer son recueil au public, que le public le connaisse au moins tel qu'il est. Ces détails sur son origine, sur ses travaux et ses succès antérieurs, ses relations, sa nature physique et morale, sur son âge enfin, forment une conclusion, non pas indispensable, mais utile à l'ensemble de ces vingt pièces familières; ils sont comme la signature de l'auteur à la fin de son œuvre.
De quelle façon se relient-ils à ce qui précède ? Meineke, L. Müller ont inutilement supposé une lacune entre les deux parties. Voici l'explication de M. Lejay, aussi simple que naturelle, et très suffisante pour qui songe à l'extrême liberté de composition qu'attestent tant de Satires et d'Épîtres : « Après avoir suivi son livre dans le cours du temps, de la jeunesse à la vieillesse, Horace revient à la période où il compte être lu [le vers 19 qui ouvre la seconde partie, se rattache ainsi au vers 10 de la première: carus eris Romae, donec te deserat aetas]. Dans cette période, il y aura une heure où le livre trouvera le plus d'accueil, c'est le moment où la chaleur du jour tombe. Alors, il est agréable de se distraire à une lecture qui n'est ni trop grave ni trop frivole. Les commentateurs veulent que ce soit le temps d'après la cena (la dixième heure, selon Martial (5)), ou le loisir que laisse la cessation des affaires et qui permet de s'arrêter à la devanture des Sosies. C'est en savoir trop long. Si Horace n'est pas plus précis, c'est que sa pensée n'avait pas d'objet plus net que le soleil déclinant à l’horizon et la page du livre éclairée de ses rayons obliques.»
Profitant donc des heures tièdes qui, pour une raison ou une autre, lui feront un plus grand nombre de lecteurs, le livre, au nom du poète, dira à ce public réuni (6) ce qu'a été, ce qu'est encore le poète lui-même. Il ne cachera rien du passé ni du présent, soit en mal soit en bien. La touche sera légère, mais le tableau ressemblant. Il ne craindra pas d'appuyer un peu sur l'humble origine, presque servile, et sur la pauvreté de jadis. Le procédé est constant chez Horace. Pour n'avoir pas à rougir de sa naissance, il l'avoue hautement et se glorifie de son père affranchi; de même que, pour éviter qu'on lui reproche ses rapports avec Brutus, il a l'habileté courageuse de s'en parer comme d'un honneur. Au reste, il tire du procédé plus d'un avantage. Non seulement il empêche par là ses ennemis d'avoir barre sur lui, mais en abaissant ses débuts il grandit son rôle personnel : « Ce que tu retires à ma naissance, dit-il à son livre, tu l'ajoutes à mon mérite (v.22). » Avoir pris de si bas un tel essor et conquis sa place dans les plus hautes compagnies, avoir su, à soi seul; gagner l'amitié des premiers de l'État, et cela malgré les préjugés très violents contre l'esclavage, il y avait de quoi vraiment être fier. Si Horace exprime cette fierté avec discrétion, sans vouloir s'étendre, il n'en est pas moins convaincu qu'il a le droit de l'exprimer et que nul n'y trouvera à redire. Pour compléter le portrait, voici quelques détails physiques: petite taille, tête grisonnante, tempérament frileux (7). Et voici quelques détails moraux : nature chaude, irritable, prompte à se mettre en colère, prompte à s'apaiser. Une date enfin l'âge du poète: il a eu quarante-quatre ans sous le consulat de Lollius et de Lepidus.
Cette date, est-elle celle même de l'épître et, par suite, celle de la publication du recueil tout entier ? C'est une autre question, que nous examinerons dans l'appendice. Remarquons simplement qu'Horace ne pouvait mieux clore son recueil que par cet épilogue, où se retrouvent ses qualités de finesse spirituelle et d'aisance gracieuse. Après s'être adressé jusqu'alors à des correspondants particuliers, il s"adresse cette fois, comme il convenait, au public lui-même. Il se présente à lui sans vanterie, mais sans fausse honte, et semble attendre avec tranquillité son jugement. Remarquons aussi qu'en imaginant, pour parler au public, l'ingénieux détour de parler à son livre il a créé une manière. Ovide, Martial, Boileau s'en souviendront et l'imiteront l'un après l'autre (8) : hommage discret, dont il se fût contenté.
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(1) Porphyrion : in quibus cum ceteris rebus etiam libri venales erant.
(2) Sat. I, 4, 71. On a le droit pourtant de se demander avec M. Lejay (éd. in-8, p, 100-101), si Horace y est tout à fait
« sincère dans son dédain de la publicité ». Quand il s'étonne qu'on l'accuse de médisance parce qu'il garde ses malices
pour lui et quelques amis, il « fait le bon apôtre». Il sait très bien que ses satires, d'une manière ou d'une autre, sont
divulguées et connues. Mais il est peut-être vrai qu'il ne songe pas encore à une publication en règle et complète.
(3) v. 17-18. On rapproche souvent de ce passage les vers où Juvénal montre les œuvres d' Horace lui-même se
noircissant aux lampes fumeuses des écoliers (Sat. VII, 226 cum totus decolor esset Flaccus...). Mais le rapprochement
n'est pas juste. L'école dont parle Juvénal est celle du grammaticus, où Horace, comme Virgile d'ailleurs, sert à former
la jeunesse, ce qui est tout à l'honneur des deux poètes devenus vraiment des auteurs classiques. L'école, dont parle l'épître 20,
est l'école primaire, où il est humiliant de servir à épeler l'alphabet.
(4) Ep. II, 1, 269.
(5) Mart. IV, 8, 7 : Hora libellorum decima est, Eupheme, meorum. Cf. aussi X, 19, 18.
(6) Ou supposé réuni. Même si les lecteurs sont dispersés chacun chez eux, Horace les voit rassemblés en imagination ;de là
plures aures v. 19.
(7) v. 24: solibus aptum, s'attachant au soleil (aptus, participe de l'inusité apere), à qui le soleil est nécessaire. C'est encore
le meilleur sens. - Solibus ustum, correction de W. Herbst adoptée par L. Müller, serait une allusion au teint coloré du poète.
(8) Ovid., Trist, I, 1; Martial, I, 3; II, 1; III, 2; IV, 89; Boileau Epître 10.