- Ouvrage faisant partie de l'HISTOIRE UNIVERSELLE publiée sous la direction de Victor Duruy -
seconde moitié du XIXème siècle
( La préface date de 1852, la 15 ème édition de 1914 )
CHAPITRE XXVII — HORACE :
Cette page :
1. Le monde d'Horace – 2. Vie d'Horace
3. Caractère d'Horace – 4. Horace moraliste – 5. Ouvrages d'Horace
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6. Excellence littéraire des ouvrages d'Horace – 7. Horace fabuliste
8. Les Odes – 9. Les Satires – 10. Les Épîtres – 11. Art poétique
Nous avons pu parler de Virgile sans nous préoccuper beaucoup des circonstances politiques et sociales au milieu desquelles s'est développé ce grand poète. Virgile a fleuri sous l'empire d'Auguste ; je suis parfaitement convaincu qu'il est venu à la seule époque où il pouvait être donné à la Muse romaine de produire des œuvres parfaites: pourtant il est permis de supposer que Virgile, cinquante ans plus tôt ou cinquante ans plus tard, eût encore été Virgile.
Rien n'empêchait un contemporain de Lucilius, ou un contemporain de Sénèque, de chanter les bergers, de rédiger les préceptes de l'économie rurale, de célébrer les hommes de l'antiquité héroïque. Il n'y a guère que le style du poète qui y eût perdu nous aurions ou un Virgile un peu rude, un peu dénué d'art sans doute, ou un Virgile un peu plus artiste que de raison, un peu trop spirituel, et sentant déjà l'afféterie. Ce ne serait pas le grand Virgile; ce pourrait être un génie égal à celui de Virgile.
Il n'en est pas ainsi d'Horace. Aucun caprice de l'imagination ne saurait le transporter hors de son siècle, le faire remonter à une époque moins lettrée et moins élégante, ni le ramener vers les temps de la décadence littéraire.
Horace est, si je l'ose ainsi dire, le siècle d'Auguste en personne. Il en est du moins l'image fidèle, et ses écrits en sont le complet miroir. Avant d'étudier le poète, il est donc nécessaire d'arrêter un instant nos yeux sur le monde où il a vécu.
La guerre civile, qui avait si longtemps déchiré la république, s'était calmée par la défaite de Brutus et de Cassius ; elle s'éteignit par la défaite d'Antoine et de Cléopâtre. Les passions politiques s'endormirent peu à peu, les républicains les plus dévoués abdiquèrent, entre les mains d'Octave, les espérances de cette liberté qu'ils n'avaient jamais possédée que dans leurs rêves.
L'Italie et les provinces respiraient enfin. Au trouble, à la crainte, aux éternelles incertitudes d'une existence agitée, succédait, dans tous les cœurs, le sentiment de la sécurité et du bien-être. Toutefois plus d'une chose manquait à cette vie nouvelle où Rome semblait se prendre avec tant d'amour et d'énergie.
Il y avait bien longtemps que la religion, ce puissant lien des sociétés, n'était plus rien pour les hommes des classes supérieures, ou n'était qu'un instrument politique, un moyen de gouvernement. Le bas peuple n'avait que des superstitions, mélange d'idées disparates, de pratiques stupides ou barbares, où presque tous les peuples soumis par Rome avaient fourni leur impur contingent.
Mais ce qui avait longtemps soutenu les âmes fortes et généreuses, c'était l'amour de la patrie et des vieilles institutions, c'était le respect profond des traditions nationales, c'était le vif sentiment de la grandeur romaine. Voilà pourquoi tant d'hommes s'étaient trouvés encore, jusque dans les plus mauvais jours, capables de nobles actions et de dévouements sublimes.
Cette foi du patriotisme périt à son tour, ou ne produisit plus que des souhaits et des paroles. Le découragement et l'indifférence, tels furent, en général, les sentiments qui remplacèrent les passions, les convictions d'autrefois, presque tout patriotisme, presque toute religion.
Quelques hommes énergiques n'avaient pas renoncé complètement à eux-mêmes. Le stoïcisme les consolait dans leur solitude ; et, si l'avenir n'avait pour eux ni beaucoup d'espérances ni beaucoup d'illusions, le passé avait ses merveilles, et charmait leur souvenir.
D'autres, en grand nombre, se faisaient gloire de n'être que des sceptiques, et professaient ouvertement les doctrines d'Épicure. L'aristocratie était gâtée à fond. L'abus des richesses l'avait réduite au dernier degré de la corruption; mais cette corruption n'était pas encore l'avilissement complet : un certain vernis d'élégance lui donnait du moins un aspect supportable.
L'instruction n'était pas méprisée. Ces petits-maîtres, j'ai presque dit ces femmelettes, étaient nourris de littérature et de philosophie. Pauvre philosophie, et souvent non moins pauvre littérature ! mais enfin c’était quelque chose de plus que rien.
Quant au peuple il était l'ignorance et la barbarie mêmes. Uniquement livré à ses appétits sensuels, heureux de n'avoir plus à s'occuper du gouvernement, il ne demandait déjà que ce qu'il eut toujours de ses maîtres, du pain et les spectacles du cirque.
Les vertus romaines n'étaient plus que de l'histoire. Rome n'était plus dans Rome; les Romains n'étaient plus des Romains : « Octave eut pour lui, dit H. Rigault, leur corruption, son nom, et surtout l'impuissance des derniers républicains. S'il n'avait point, pour lui frayer le chemin de l'empire, les victoires de César, il n'avait point non plus, dans son passé, ces aventures qui font accuser d'ambition, et qui excitent les soupçons des peuples défiants : il avait su dissimuler même ses qualités ; et, quand il fut empereur, il prit soin de ménager les susceptibilités de l'opinion. Triumvir, il n'avait pris le pouvoir que sous prétexte de continuer la république; empereur, il n'en prononçait le nom qu’avec respect. Le rapide affermissement d'Auguste après la bataille d'Actium prouve combien peu de racines la république conservait encore dans la société romaine. Le parti pompéien fut inoffensif et se tint à l'écart ; les républicains, plus remuants, conspirèrent sans succès ; Auguste régna, et Rome pacifiée retrouva sa grandeur. »
Quintus Horatius Flaccus naquit à Vénuse en Apulie, sous le consulat de Lucius Aurélius Cotta et de Lucius Manlius Torquatus, le 6 des ides de décembre de l'an de Rome 689, c'est-à-dire le 8 décembre de l'an 65 avant notre ère.
Son père était un affranchi qui avait amassé quelque fortune dans le métier de receveur des criées, ou, selon quelques-uns, dans le commerce des salaisons. Quand le jeune Horace eut douze ans, le père alla se fixer à Rome, et se consacra tout entier à l'éducation de son fils. Il lui donna les maîtres les plus habiles, et il le préserva, par une active surveillance, des vices de la jeunesse déréglée des écoles.
Après le cours ordinaire des études, Horace partit pour Athènes. Il y compléta son éducation littéraire. Il y suivit les cours des philosophes qui enseignaient la doctrine d'Épicure, et de ceux qui perpétuaient, dans l'Académie, le savant scepticisme des Carnéade et des Arcésilas.
Il y fit connaissance d'une foule de jeunes gens de familles distinguées le fils de Cicéron était son condisciple. C'est à Athènes, dit-on, qu'il vit Brutus, et qu'il se prit pour lui d'une admiration enthousiaste. Brutus n'eut pas de peine à l'enrôler sous ses drapeaux. Horace combattait à Philippes, avec le titre et les fonctions de tribun des soldats. Il s'accusa plus tard d'avoir jeté son bouclier pour mieux fuir au moment de la déroute : nul doute qu’il se soit un peu calomnié, ne fût-ce que pour ressembler davantage à son poète favori Alcée, ne fût-ce que pour flatter délicatement Auguste, en lui faisant entendre qu'il n'y avait pas de courage qui pût tenir contre sa fortune et résister, comme Horace le dit ailleurs, à la vigueur de son bras.
Il renonça pour jamais au métier des armes, fit sa paix avec le vainqueur, et revint en Italie. Son père était mort, son patrimoine confisqué. Il trouva pourtant moyen d'acheter une charge de scribe dans les bureaux des questeurs. Le loisir ne lui manquait pas, malgré les obligations de son emploi. Il se mit à composer des vers, et il débuta par quelques satires et par quelques odes. Quoiqu'il ne montrât aucun empressement à se produire, et qu'il ne récitât point ses vers en public comme le faisaient dès lors la plupart des poètes, il fut bientôt connu de tout ce qu'il y avait dans Rome d'hommes de talent et de goût.
Virgile et Varius l'accueillirent dans leur intimité, et le présentèrent à Mécène. Mécène, dans la première entrevue, n'apprécia qu'imparfaitement ce caractère aimable, mais un peu timide et retenu. Neuf mois après, il fit revenir Horace, et il ne tarda pas à le mettre au nombre de ses amis. Cet événement est peut-être le plus considérable de la vie d'Horace. Le poète avait alors vingt-six ou vingt-sept ans.
Deux ans après, il accompagna son protecteur à Brindes, où Octave et Antoine devaient se réconcilier. Le récit de ce voyage est un de ses poèmes le plus connus. Mécène lui donna bientôt des marques signalées de son affection il le présenta à Auguste, et lui fit don d'un charmant domaine de campagne, situé près de Tibur, dans le pays des Sabins.
Horace, s'il eût eu de l'ambition, pouvait faire une grande fortune à la cour d'Auguste. Auguste, charmé de son esprit, voulut faire de lui son secrétaire ; mais Horace s'excusa d'accepter ces offres, et préféra son indépendance. Auguste ne lui en sut pas plus mauvais gré. On voit, par les lettres que l'empereur adressait au poète, combien il tenait à l'estime et à l'amitié d'Horace. Ainsi, lui faisant d'aimable reproches sur sa sauvagerie, il va jusqu'à lui dire : « Si tu as cru devoir mépriser mon amitié, sache que je ne te rends pas mépris pour mépris. » Une autre fois, il le prie d'user de tous ses droits sur lui, comme ferait un familier et un commensal. Une autre fois, il se plaint de ne pas voir son nom parmi ceux des correspondants auxquels Horace adressait ses épîtres : « Sache, lui disait-il, que je suis fâché contre toi, de ce que, dans la plupart des ouvrages de ce genre, ce n'est pas avec moi que tu causes de préférence à tout autre. As–tu peur de te faire tort auprès de la postérité, en laissant paraître que tu es mon ami ? »
Horace passait à la campagne tout le temps dont il pouvait librement disposer. Il ne quittait guère Tibur que pour obéir aux fréquentes invitations de Mécène, et pour l'accompagner quelquefois dans ses voyages. Sa vie était partagée entre ses études et les distractions d'un épicurien de bonne compagnie.
Il nous donne lui-même, dans la sixième satire du premier livre, la division de sa journée, le détail de ses occupations, et jusqu'au menu de ses repas, qui étaient d'une grande frugalité. Après la mort de Mécène, il se retira dans une complète solitude ; mais il ne tarda pas à rejoindre son bienfaiteur. Il lui avait promis de ne pas lui survivre : il mourut en effet au bout d'une vingtaine de jours. C'était le 5 des calendes de décembre de l'an 746 de Rome, autrement dit le 27 novembre de l'an 8 avant notre ère. Il était âgé de cinquante–sept ans deux mois et neuf jours.
L'extérieur d'Horace n'avait rien de bien remarquable, rien surtout qui annonçât le génie. Il était de petite taille, il avait les yeux malades, et il devint fort replet, au moins dans son âge mûr et dans les dernières années de sa vie. C’est de lui-même que nous tenons ces particularités, et presque tout ce que nous savons sur sa personne. Sa mort fut prompte, presque instantanée. Il eut à peine le temps de dire qu'il nommait Auguste son héritier, et il n'eut ni le temps ni la force de l'écrire. Il fut inhumé à Rome sur le mont Esquilin, auprès du tombeau de Mécène.
Le caractère d’Horace est ce que nous connaissons le mieux. On peut dire, sans exagération, que le poète n'a guère fait presque partout que se peindre lui-même. Ce caractère n'est pas exempt de défauts; il en a même de graves et d’inexcusables. Cependant quelques critiques moroses lui en prêtent plus encore qu'il n'en a.
Ainsi on voudrait faire d'Horace un vil flatteur, parce qu'il loue Auguste et Mécène dans des termes qui sentent parfois l'hyperbole. Virgile a encouru les mêmes reproches, et pour la même peccadille. Il suffit de se reporter par la pensée au temps où écrivaient Virgile et Horace; de songer à ce qu'étaient Mécène et Auguste ; de se figurer les rapports mutuels d'affection qui unissaient les deux hommes puissants et les deux poètes, pour comprendre qu'il n'y a rien de coupable dans l'excès même de ces panégyriques par-dessus les nues dont s'effarouche notre délicatesse : « Ne rabaissons pas si facilement, dit M. Patin, de si grands esprits, de si nobles cœurs, au niveau commun de la complaisance et de la flatterie; et, dans ces hyperboles mêmes qu'imposent à la louange contemporaine des convenances dont la postérité n'est pas toujours un bon juge, sachons discerner, quand elle s'y rencontre, l'expression sincère de la reconnaissance, du dévouement, de l'amitié. »
J'ajoute qu'un peu de faiblesse, chez Horace par exemple, est plus qu'excusable, quand il s'agissait de l'aimable maître qui lui écrivait les lettres qu'on sait; quand surtout il s'agissait de l'homme qu'Horace aimait le plus au monde, de ce Mécène qui ui rendait cette amitié avec usure, et qui disait encore au prince, dans son testament : « Souviens-toi d'Horatius Flaccus comme de moi-même. »
Mais presque tous les éloges qu'Horace prodigue et à Mécène et à Auguste sont au fond mérités. Les poèmes où il exalte le plus la grandeur et les vertus d'Auguste ont été composés assez tard, à une époque où l'on avait oublié les horreurs des proscriptions ; où Auguste avait pardonné même à Cinna coupable ; où florissaient les lettres et les arts, et où l'univers reconnaissant élevait des temples à la divinité mortelle, hélas ! dont la main secourable avait retiré l'univers de ses ruines. Enfin, Horace a-t-il jamais renié les souvenirs de sa jeunesse, ses vieilles sympathies républicaines, ses liaisons avec Brutus, son enthousiasme pour le rude et indomptable Caton ?
Il serait difficile d'établir que le poète fut toujours modeste, et que jamais la prévention ni la passion n'aveuglèrent ses jugements. Mais l'orgueil et même l'arrogance sont des privilèges qu'ont usurpés bien d'autres qu'Horace, et qui ne le valaient pas, et qui n'avaient pas même l'excuse de la poésie.
Mettons sur le compte de l'inspiration lyrique certaines expressions qui peuvent sembler ambitieuses. Souvenons-nous qu'Horace a eu ses accès de découragement excessif comme d'excessive confiance. Dans l'épître qu'il adresse à son livre même, il est loin de se promettre l'immortalité. D'ailleurs, est-ce donc un si grand crime, à qui sent en soi le génie, de parler d'avance, même sur soi, le langage de la postérité ?
La modestie est une belle vertu; mais qui niera que la foi de l'homme en lui-même puisse être le principe d'une ambition sainte, et enfanter des merveilles ? Pardonnons donc à Horace d'avoir osé dire, à la fin du troisième livre des Odes : « J'ai achevé un monument plus durable que l'airain, plus haut que les pyramides, somptueux ouvrage des rois; un monument que la pluie ne rongera pas, que ne pourront renverser ni l'aquilon en fureur, ni la suite des siècles sans nombre, ni la fuite des temps. Je ne mourrai pas tout entier... »
Nous avons eu plus d'une fois l'occasion de remarquer qu’Horace ne fut point cet infaillible oracle du goût que sans cesse on nous prône. Croyez-en ses assertions, et vous resterez convaincu que Rome, avant le siècle d'Auguste, n'a point eu de poésie. On se souvient de ses injustes dédains pour Plaute, pour tant d'autres poètes dont les noms ont plus d'un titre à nos respects. Lucrèce et Catulle même n'existent pas à ses yeux.
Il n'y a au monde, selon Horace, qu'Horace et ses amis. Il est vrai que ces amis étaient Virgile, Varius, Properce, Tibulle. Mais je regrette que cette gloire et cette poésie l'aient empêché d'apercevoir, dans le passé, une autre poésie, une autre gloire, qui n'étaient pas autant qu'il le dit indignes de ses regards. On voudrait, en un mot, le critique plus impartial, moins quinteux et moins rogue, plus calme, plus philosophe, plus véritablement critique.
Ce que je ne chercherai point à excuser, ce sont les vices auxquels Horace s'avoue lui-même enclin, la paresse, la gourmandise, la luxure. Il est permis d'affirmer, malgré certains panégyristes, qu'Horace n'était pas précisément un modèle. On doit pourtant lui savoir gré de s'être défait, en vieillissant, de son amour pour le bon vin et la bonne chère. On pourrait même, à la rigueur, lui passer les vers où il célèbre trop complaisamment les plaisirs de la table. Ce n'est pas non plus un crime absolument irrémissible de passer son temps à dormir ou à ne rien faire.
Mais à commettre certains péchés, mais surtout à s'en vanter, on a beau être poète, on est coupable au premier chef ; car non seulement on a failli au devoir envers soi-même, mais on a travaillé à corrompre les autres. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'Horace n'est pas pire que ses contemporains; c'est que sa corruption est naïve ; c'est qu'il est dans les mœurs de son siècle sans le savoir, sans y penser, et qu'il y a bu comme les poissons boivent dans l'eau.
Il était digne pourtant de se montrer supérieur à son siècle. Que de fois n'a-t-il pas exprimé, avec une admirable énergie, les plus nobles et les plus purs sentiments ! Mais il a trop sacrifié et aux goûts de son public, et aux mauvais penchants de sa propre nature.
Sans religion, sans passions politiques, dénué de ces fortes convictions qui font les grandes âmes, il s'est laissé aller sans résistance au courant de la société où il vivait. Il a trop joui des raffinements d'une civilisation excessive; il a contracté les souillures de ce qu'il voyait, de ce qu'il touchait, de ce qu'il aimait. Il ne se vautra pas dans la fange non, certes ! il ennoblit presque le vice ; mais que n'a-t-il été partout et toujours le héraut de la vertu ! Ne nous laissons point charmer par les apparences, et ne laissons pas fléchir la règle du bien en faveur de tout ce qu'il y a, jusque dans ses égarements, de grâces, d'abandon et de bonhomie.
Horace dit quelque part à un de ses amis qu'il n'a qu'à le venir voir, s'il veut rire d'un pourceau du troupeau d’Épicure. Ses prédilections manifestes sont, en général, pour les doctrines du philosophe qui assignait le plaisir comme but suprême à notre vie. Il ne faut pourtant pas le prendre pour un épicurien fanatique. Horace est épicurien par tempérament et non point par système ; il se moquera, au besoin, des épicuriens excessifs, comme il se moque des stoïciens trop conséquents. Il lui est même arrivé plus d'une fois de passer dans le camp des stoïciens mêmes, et de rêver avec eux des plus sublimes vertus.
Combien d'odes où il célèbre, avec une éloquence inspirée, l'amour de la patrie, la persévérance dans la justice, la patience dans la pauvreté, le mépris de la mort ! Dans ses satires, il fait la guerre à tous les vices, avec une verve de bon sens, avec une impitoyable franchise, qu'eût applaudies Zénon lui-même.
Quant aux épîtres, ce sont de perpétuelles leçons de désintéressement, d'indépendance : le poète recommande aux hommes le respect d'eux-mêmes, le mépris de toute ambition vulgaire. Sa philosophie, si l'on peut se servir ici de ce mot, se résume tout entière dans ce principe : Rien de trop; principe également fécond, dit un critique, et pour le goût et pour le bonheur.
Que si l'on doutait de la sincérité de ses paroles, on n'a qu’à relire ses ouvrages: on trouvera partout cet accent honnête et convaincu qui ne saurait être trompeur. On sentira cette chaleur et cette émotion dont le foyer ne peut être que dans l'âme.
Voyez, par exemple, avec quelle tendresse Horace parle de ses amis, de ce Mécène auquel il ne veut pas survivre, de ce Virgile qu'il appelle quelque part la moitié de mon âme; voyez surtout avec quelle noble satisfaction il raconte les vertus de son père et l'admirable dévouement de cet homme simple et bon à qui il devait beaucoup plus que la vie.
Malgré ses malices, malgré la légèreté naturelle de son esprit, malgré les défauts plus graves que nous n'avons pas dissimulés, Horace est peut-être de tous les poètes celui qu'on peut le moins s'empêcher d'aimer.
On l'aime pour sa sensibilité, pour sa franchise, pour sa naïveté, pour toutes sortes de qualités charmantes. Il y a en lui de quoi compenser et faire oublier toutes les imperfections : que dis-je ? ces imperfections, même les plus choquantes, ont quelque chose d'aimable ; ou, si l'on veut, il s'y mêle je ne sais quoi de gracieux et de non affecté, qui ne permet guère l'indignation, ni même une véritable colère.
C'est comme un enfant qui ne sait pas bien encore ce que c'est que modestie et pudeur. On le reprend, mais on ne le châtie pas : la réprimande serait plutôt accompagnée d'un sourire. Je préférerais, pour ma part, qu'Horace se fût un peu moins montré à nu ; mais je n'ai pas le courage de m'irriter de ce qu'il a peint au complet un homme qu'il connaissait si bien. Cet homme, c'était lui, mais c'était l'homme aussi; et, à ce titre, l'étude a une valeur morale incontestable, et qui s'accroît, s'il est possible, même des détails les plus fâcheux pour la gloire d'Horace.
Les ouvrages d'Horace se divisent naturellement en deux portions distinctes, les poésies lyriques et les poésies non lyriques, ou, comme s'exprimaient les scholiastes anciens, les Chants (Carmina) et les Causeries (Sermones).
Les poésies lyriques comprennent quatre livres d'odes, le livre intitulé Épodes ; et le Chant séculaire qu'Horace composa, à la prière d'Auguste, pour les fêtes célébrées en l'an 737 de Rome.
Quant aux poésies non lyriques, il y en a quatre livres, savoir, deux livres de Satires et deux livres d'Épîtres. Ce qu'on nomme ordinairement l'Art poétique n'était, dans la pensée d'Horace, qu'une épître, la dernière du deuxième livre.
On a essayé plus d'une fois d'établir l'ordre chronologique de la publication des divers recueils dont le recueil général est formé. Selon les uns, Horace aurait publié le premier livre des Satires à vingt-huit ans ; le deuxième, à trente-trois ; les Épodes, à trente-cinq ; le premier livre des Odes, à trente-huit ; le deuxième, à quarante et un ; le troisième, à quarante-trois ; le premier livre des Épîtres, à quarante-sept ; le dernier livre des Odes et le Chant séculaire, à cinquante et un ; le deuxième livre des Épîtres et l'Art poétique vers la fin de sa vie.
D'autres pensent que les deux premiers livres des Odes parurent ensemble, et en l'an 21 avant notre ère ; que le troisième est de l'an 18 ; que le quatrième est de l'an 11, c'est à dire antérieur de trois années seulement à la mort d'Horace.
La date du Chant séculaire ne souffre pas de contestation.
Vanderbourg prétend que les Épodes ne virent le jour qu'après la mort du poète, et que ce sont, pour la plupart, des pièces composées par Horace dans sa jeunesse ou dans des moments de folle gaieté.
Une chose plus certaine, c'est que le premier livre des Satires fut aussi un des premiers essais d'Horace, et qu'Horace n'avait pas trente ans quand il le publia. Le deuxième livre suivit, à quatre ans d'intervalle : c'est encore un fait hors de doute On sait aussi qu'il y eut réellement treize années entre la publication de ce recueil et celle du premier livre des Épîtres. Mais on ignore l'époque précise où fut composé le second livre, celui que termine l'Art poétique.