I, 5
Quel est ce svelte enfant qui sur un lit de roses,
Et le corps enduit de parfums,
Pyrrha, t’embrasse, en la caverne des plaisirs ?
Pour qui relèves-tu ta chevelure fauve,
Jouant les ingénues? Que de pleurs à prévoir
Quand il verra les dieux changer,
Et toi trahir ta foi ! Comme il s’étonnera,
Naïf, quand les vents noirs hérisseront les flots,
Lui qui prend pour de l’or tes actuelles faveurs,
Toujours aimante, toujours aimable
T’espérant, sans savoir rien du tout des mensonges
De la brise qui va ! Ah ! comme ils sont à plaindre
Ceux qui te voient briller pour la première fois !
Moi-même, un ex-voto rappelle,
Sur un mur de son temple, qu’au dieu des océans
Je consacrai mes vêtements tout ruisselants.
• TRADITION
Charmant tableau de genre, dont les personnages, purement fictifs, n’ont strictement rien à voir avec ceux des autres pièces.
• OBJECTION
En III, 30 Horace se glorifiera d’avoir élevé avec ses Odes « un monument plus solide que le bronze ». Faute de saisir le fil rouge souterrain qui relie entre elles les différentes pièces et permet d’affecter à chacune sa juste place dans l’édifice, on n’a plus en face de soi qu’un absurde labyrinthe. Une juxtaposition de cris discordants.
• PROPOSITION
L’ode inaugure avec éclat un cycle (juste effleuré en I, 4) qui structure en profondeur l’ensemble des Odes, et qui se consacre à cette sorte de tragi-comédie qu’est la vie sentimentale de Mécène, écartelé entre deux femmes, dont l’une l’aime sincèrement, tandis que l’autre, Terentia, sa propre épouse, le trompe éhontément avec Auguste, que la situation divertit fort.
• JUSTIFICATION
Horace est sûr d’une chose, le partenaire de Pyrrha (l’Eve antique) est un « enfant »
(puer), mais
jusqu’au v. 6 il semble ne pas savoir l’identifier : Quis puer ?
« de quel enfant s’agit-il ? » ;
alors, ses lamentations se donnent libre cours. On en déduira d’abord que cette femme change
volontiers d’« enfant », déduction amplement vérifiée par la suite (simplex munditiis, 5 : elle
joue double jeu ; fallacis : elle ment) ; ensuite, que l’autre « enfant » doit être plus heureux
que celui-ci. Nous avons donc affaire au trio classique : amant en titre (ou mari), amant de cœur,
femme adultère. Les deux rivaux ne sont bien sûr des enfants qu’au sens figuré, car si le mot
était ici à prendre au sens propre, ce serait sotte vanité de la part d’Horace que de se vanter, lui,
d’être plus sage (strophe 4). Mais, tout comme le français « enfant », le terme latin puer comporte
maintes connotations, et si le partenaire malheureux de Pyrrha a de l’enfance la confiance et la
crédulité, ce n’est sûrement pas le cas du cocufieur, qui est donc « enfant » dans un autre sens,
enfant gâté par exemple, ou « fils à papa ». Or, l’on sait que le sobriquet de Puer, que lui avaient
donné ses légionnaires, était resté longtemps attaché à Octave Auguste, qui s’en irritait au point
de l’avoir interdit par décret (Serv. à Buc. I, 42).
Les choses se précisent et deviennent parfaitement claires si l’on observe qu’à l’intérieur du premier
livre Horace a disposé en anneaux concentriques six pièces où intervient un « enfant » : au centre (13, 11 et
19, 4) il s’agit d’Auguste ; dans l’anneau intermédiaire (9, 16 et 27, 20), c’est Mécène ;
à l’extérieur (5, 1 et 38, 1), les deux sont d’abord indiscernables l’un de l’autre, et il faut un temps d’accommodation pour
identifier Mécène.
Les rôles sont donc distribués, mais le poète, tel Protée, va s’employer tout au long du Recueil à
brouiller les pistes. Ainsi, pour s’en tenir au premier livre, le mari trompé réapparaîtra en 8 (Sybaris :
annoncé ici par le « lit de roses », typique du sybarite), 9 (Thaliarque, invité à réagir énergiquement),
13 (anonyme : les voici bien, les larmes annoncées), 14 (oui, le navire allait faire naufrage, c’était joué),
15 (implicitement, en Ménélas), 17 (implicitement encore, en Ulysse), 19 (premier locuteur anonyme),
23 (encore en locuteur masqué), 25 (en laeta pubes, enfin débarrassé de sa passion mortifère),
27 (en mystérieux « frère de Mégylla »), 33 (en Cyrus). L’amant apparaîtra en Télèphe (13),
en Pâris (15), en Cyrus, lui aussi (17), en locuteur anonyme (2ème moitié de 19 ; 27),
en Numida (36). Quant à « Pyrrha », elle sera tour à tour Lydia (8 ;13 ;25 : à son tour de souffrir),
Hélène (15), Circé (17), Glycère (19 ; 30), Chloé (23), Pholoé (33), Damalis (36). Libre à chacun,
bien sûr, de considérer chaque pièce du puzzle comme indépendante de l’ensemble, et de se
condamner ainsi à une vision myope, mais qu’il n’en accuse pas l’auteur, qui n’a négligé aucun signe.