I, 6
A Varius, à l’émule inspiré d’Homère,
De coucher noir sur blanc ta force et tes victoires,
Quels que soient les exploits, sur mer ou à cheval,
Qu’accompliront tes fiers soldats.
Moi, traiter ces sujets ? Moi chanter, Agrippa,
L’entêtement d’Achille et son ire funeste,
Les pérégrinations de ce fourbe d’Ulysse,
Ou les horreurs des Pélopides,
Je n’essaie même pas, trop petit que je suis ;
Ma muse est pacifique, et j’aurais trop de honte
A te gâter toi-même et l’excellent Kaisar
Par la faute de mon talent.
Célébrer dignement Mars cuirassé d’acier,
Mérion noir de poussière troyenne, qui le pourrait ?
Et le fils de Tydée qui, aidé par Pallas,
Se mesura aux dieux du ciel ?
Quant à moi, les banquets, les combats où les filles
Aux ongles effilés s’attaquent aux garçons,
Telles sont mes chansons : cœur vide ou cœur bouillant,
Léger pas plus que de coutume.
• TRADITION
Au grand amiral M. Vipsanius Agrippa, bras droit d’Auguste et qui allait devenir son gendre, Horace rend ici hommage, tout en se déclarant incompétent pour célébrer ses exploits guerriers.
• OBJECTION
L’objection est d’abord de principe : comment penser qu’Horace puisse s’abaisser à flatter un tel reître, ennemi déclaré, qui plus est, de Mécène et de Virgile (Suét. Vie de Virg., 185-8) ?
• PROPOSITION
Horace se paie poliment la tête du personnage.
• JUSTIFICATION
Le premier mot du poème,
scriberis, est déjà doublement ou triplement ironique : lourdeur de la forme passive pour un tel
verbe (« tu seras écrit »), feinte certitude (car comment Horace peut-il répondre pour Varius ?), moquerie de la clause
inconditionnelle (« quoi que tu fasses… » : exploits louables ou non). L. Varius Rufus, ami intime d’Horace et de Virgile,
et futur éditeur de l’Enéide, mettre sa plume au service d’Agrippa ? La chose est plutôt drôle, et encore plus si, comme il
semblerait, Varius masque Virgile lui-même, en tant que
uarius Maeonii carminis ales, « oiseau nuancé (et cacozélique)
du chant méonien », c’est-à-dire étrusque, Mantoue étant une ville étrusque.
Peut-être Agrippa apprécia-t-il de se voir virtuellement assimilé au dieu Mars à la tunique d’acier, peut-être aussi se trouva-t-il
flatté d’être mis sur le même plan que des héros tels qu’Achille, Ulysse, Mérion et Diomède, mais c’est qu’il n’aura pas remarqué
que chacun de ceux-ci se trouve dévalorisé par un qualificatif soit critique (grauem, duplicis, superis parem),
soit quelconque (nigrum), et qu’à ce groupe vient s’adjoindre la plus qu’inquiétante
« maison de Pélops », avec toutes les horreurs qu’elle
évoque. Sinon, il aurait saisi le persiflage, et compris que la récusation d’Horace n’est nullement dictée par le sentiment de
sa petitesse et de son incompétence à traiter de pareils sujets, mais bien plutôt par la mauvaise volonté et la répugnance. La
strophe centrale ne dit pas autre chose, bien que les apparences soient à peu près sauves. Mais l’équivoque règne ici en
maîtresse : imbellis, la lyre du poète est-elle impropre à la guerre, ou plutôt son ennemie ?
pudor, est-ce la pudeur, la honte,
le sens de l’honneur ? egregius, « excellent », a-t-il bien dépouillé la nuance ironique
qui l’accompagne le plus souvent chez
Horace (ex. III, 25, 4 ; Sat. II, 6, 58), chez Virgile, chez Catulle, entre autres ?
culpa signifie-t-il « faute de », ou, plus
vraisemblablement, « par la faute de » ? enfin, et surtout, deterere, « user par frottement »,
implique-t-il l’action de ternir
(doxa), ou plutôt celle d’emprunter un chemin trop frayé (on se bat pour chanter vos louanges : moi, j’en rougirais) ?
Le français « gâter » reflète un peu cette maligne ambiguïté.
L’humble posture affichée par l’auteur dans la dernière strophe aura-t-elle arraché un sourire plus ou moins condescendant
à messire Agrippa ? Ou bien celui qui subodorait la présence latente d’une ravageuse cacozélie dans la poésie virgilienne
n’en aura-t-il pas retrouvé l’inquiétant parfum dans ces mots typiquement « à double sens » (comme il disait :
communia uerba : Suét. Vie de Virg.)
que sont urimur (on peut brûler de colère autant que d’amour) et leues
(léger par opposition à sérieux ? ou à lourd, à incommode, à pénible, à puant ?) ?