I, 13
Lorsque tu vantes, ô Lydie,
La nuque rose de Télèphe, de Télèphe
Les bras de cire, ah ! que j’enrage,
Et que mon foie s’échauffe et déborde de bile !
Je perds l’esprit, mon teint se brouille,
Des larmes sur mes joues se mettent à couler
Furtivement, et qui trahissent
Toute la profondeur du feu qui me dévore.
Je bous de voir tes blanches épaules
Meurtries dans une rixe attisée par le vin,
Je bous quand l’Enfant hors de lui
Sur ta lèvre a laissé la marque de ses dents.
Non, Lydie, si tu veux m’en croire,
N’espère pas garder toujours ce barbare qui blesse
La bouche mignonne que Vénus
Imprégna de la quintessence de son nectar.
Heureux trois fois et davantage
Ceux qu’unit une chaîne infrangible, ceux que
L’amour plus fort que les disputes
Ne détachera pas avant leur dernier jour.
• TRADITION
Chanson d’amour, où le poète s’emporte contre une ancienne maîtresse, réelle ou fictive, venue lui faire confidence de ses folles amours avec son favori du moment.
• OBJECTION
Une telle situation n’est pas banale : pourquoi Horace l’aurait-il inventée ? Est-ce d’ailleurs lui le locuteur ? Quelle est la tonalité du poème ? Et qui est cette Lydia ? la même qu’en I, 8 ?
• PROPOSITION
Lydia masque Terentia, Télèphe masque Auguste.
• JUSTIFICATION
En I, 8, le poète secouait un peu vivement une certaine Lydia (que nous avions assimilée à Terentia) qui prenait un plaisir
pervers à « tuer d’amour » le malheureux Sybaris qui l’aimait en esclave. Revoici (une) Lydia, mais celle-ci n’est plus
maîtresse du jeu, elle est follement éprise d’un « Enfant » qui porte la violence au cœur et ne semble pas concevoir l’amour
autrement que comme un pugilat. Les rôles se sont donc retournés par rapport à I, 8, mais aussi par rapport à I, 5, inversion
soulignée par le flagrant écho de notre « Heureux ... ceux qui… » (Felices … quos)
au « Ah ! comme ils sont à plaindre… » de I, 5 (Miseri quibus…), tout comme
Non… speres perpetuum, 13-14 reprend
Qui semper uacuam, semper amabilem / Sperat (I, 5, 10-11).
La prophétie faite en I, 5 se réalise ici même, la prophétie faite ici se réalisera en I, 25, quand (une) Lydia commencera à vieillir
et à se sentir de plus en plus délaissée. Même son ancien esclave, ou mari, aura fini par la quitter, ainsi qu’on l’apprendra
dans l’ode III, 9.
Les pièces du puzzle ne demandent donc qu’à s’assembler, et il faudrait être sourd aux sollicitations du poète, et insensible à
son art, pour s’obstiner à traiter indépendamment l’une de l’autre chacune des odes concernées.
Une fois admis que Télèphe représente Mécène, Lydia Terentia, et « l’Enfant furieux » (puer furens, 11)
Auguste, reste encore toutefois à élucider la situation d’énonciation. A première vue, Mécène pourrait être le locuteur : on sous-entendrait
mihi avec laudas au v. 3 (« tu me vantes… »),
et l’on comparerait avec l’ode III, 9, où c’est juste ce que fait Lydia, vanter son amant, alors
même qu’elle prétend renouer avec son ex-mari. C’est chez elle un mélange de sadisme, de psychologie et aussi de calcul, car elle
sait qu’en attisant la jalousie de sa victime elle l’enchaîne encore davantage, et fait monter sa propre cote auprès du Prince.
Les symptômes ici décrits, colère, larmes, feu cuisant de la jalousie, s’appliquent fort bien à un mari trompé qui aime
passionnément sa femme. Et il en va de même, dans l’avant-dernière strophe, pour cette adoration qui se déclare envers une beauté
quasi divine, et, dans la dernière, pour cette nostalgie d’un bonheur conjugal que seule la mort interromprait.
Pourtant, l’ode pourrait aussi bien se mettre sur les lèvres du poète lui-même. Auquel cas il n’y aurait plus besoin de sous-entendre
mihi avec laudas, Horace étant simplement témoin de faits publics
et avérés. Aucun des symptômes censés trahir la passion
amoureuse n’échappe d’ailleurs à l’ambiguïté : le verbe uror, par exemple, « je brûle », peut fort bien
signaler la colère plutôt
que l’amour, et les larmes couler sous l’effet de l’exaspération rentrée, et non du dépit amoureux. Les compliments à Lydia sur
sa beauté pourraient se teinter d’une certaine ironie, et de désillusion l’évocation finale de la félicité conjugale.
Bref, on ne peut que constater l’indétermination du locuteur, et admirer l’art du poète qui, dans cette espèce de flou vocal, a
su exprimer avec une force et une délicatesse extraordinaires la douloureuse sollicitude qu’il ressent pour son ami, son autre soi-même.