I, 14
O nef, tu vas donc être entraînée à nouveau
Vers le large ? Que fais-tu ? Tiens ferme et ancre-toi
Dans le port. Ne vois-tu pas comme
Ton flanc est dégarni de rames,
Comme ton mât, le brutal Africus l’a blessé,
Comme tes vergues geignent, et comme, sans plus de câbles,
Ta pauvre quille aura du mal
A résister à l’impérieux
Elément ? Tu n’as plus ta voilure d’antan,
Ni de dieux à prier du fond de ton malheur.
D’être né dans le Pont-Euxin,
Et d’un bois noble, n’y fera rien :
Tu te targues en vain de ta haute origine :
Le marin aux abois ne met pas son salut
Dans des peintures. Prends bien garde
De devenir le jouet des vents.
Hier je m’inquiétais et je m’exaspérais ;
Aujourd’hui je m’angoisse et mon cœur se déchire.
Surtout évite les parages
Où resplendissent les Cyclades.
• TRADITION
C’est une allégorie du Vaisseau de l’Etat.
• OBJECTION
Le Vaisseau de l’Etat est fait pour naviguer, non pour rester (courageusement, fortiter, 2 !) ancré dans le port. Sauf peut-être en cas de guerres civiles, mais Horace écrit après Actium et la victoire totale d’Auguste. En outre, quel sens y aurait-il à conseiller à ce Vaisseau d’éviter les dangereux parages des Cyclades, c’est-à-dire de craindre les dangers de l’amour (c’est le royaume de Vénus : cf. III, 28, 14) ?
• PROPOSITION
Horace met en garde Mécène contre une reprise de ses relations avec Terentia.
• JUSTIFICATION
Dès le v. 2, l’expression quid agis ? (« que fais-tu ? »)
est typique pour s’inquiéter du comportement d’un ami et tâcher
de le ramener à la raison. D’aucuns, à cause du vocabulaire affectif de la dernière strophe, ont cru qu’Horace s’adresse à
une maîtresse (on les lui attribue généreusement), sans voir que Cicéron par exemple emploie les mêmes termes
(taedium, desiderium, amor) pour décrire ses relations parfois orageuses avec Pompée
(Lettre 380 = Att. IX, 10).
De plus, le destinataire du poème se distingue par ses quartiers de noblesse (v. 11-15), lesquels, l’avertit-on, ne lui
seront pas plus utiles dans la tempête que des peintures sur une poupe. Or, les Odes s’ouvrent sur ce vers éclatant :
Maecenas atauis edite regibus (« Mécène, ô descendant d’une lignée de rois ») ; cf. aussi II, 4
(regium certe genus et penatis … iniquos, 15-16), en écho à
genus et nomen inutile, ici v. 13.
L’ode se relie donc tout naturellement à I, 5 (écrite dans le même mètre), où Horace présageait à ce même Mécène
un prochain naufrage amoureux, et le retournement des dieux (mutatosque deos, 6 :
cf. non di, ici, v. 10). Le trop
crédule « Enfant » avait vite dû se rendre à l’évidence de la trahison de l’être aimé. On supposera que, suivant le
conseil donné à Thaliarque en I, 9, le mari bafoué se sera décidé à se séparer de sa
femme (occupa / Portum : non
pas « gagne le port », car il y est déjà), mais que sa résolution est en train de fléchir, et qu’Horace s’efforce ici de le
raffermir : « Tiens ferme et ancre-toi au port ».
Ainsi se justifie pleinement l’adverbe fortiter, 2, tout droit sorti d’un
traité de philosophie morale. Sénèque nous l’atteste (Lettres à Lucil. 114, 6), Mécène passa son temps à répudier
Terentia et à la « ré-épouser ».
La sollicitude du poète, que l’on a vue s’exprimer dans la pièce précédente, s’est changée aujourd’hui en angoisse
devant le mortel danger que court l’ami. Une rechute risquerait de lui être fatale, c’est-à-dire de l’entraîner dans une
servitude définitive à l’égard certes de Terentia, mais du même coup aussi du « Violent Enfant » qui la manipule.
C’est peut-être l’implication du nitentis, 19 : les Cyclades brillent du même
éclat maléfique que Pyrrha (nites, I, 5, 13)
ou que Glycère par exemple (nitor : I, 19,v5), mais aussi qu’un certain Hébrus
(nitor : III, 12, 8). Comment résister à l’appel des Sirènes ?
Telle est la question, tel est l’enjeu.