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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

I, 18
 
Tu ne dois rien planter, Varus, avant la sainte vigne
Sur le doux sol de Tibur, devers les murs de Catilus,
Car pour les abstinents le Ciel a fait la vie bien dure.
On ne peut chasser autrement les soucis dévorants.
 
Après boire, qui se plaint de l’armée ou de la pauvreté ?
Qui vous honore, ô Bacchus père, ô Vénus vertueuse ?
A ne pas abuser de ses dons Liber pourtant nous enseigne
Par l’exemple des Centaures qui sous l’emprise du vin
 
S’attaquèrent aux Lapithes ; Evius nous l’enseigne en châtiant
Les Thraces assez fous pour ériger en loi suprême
Leur plaisir du moment. Un autre que moi, candide Renard,
Bon gré mal gré t’étrillera, au jour dévoilera
 
Ton antre feuillu. Garde en main les tambours sauvages et
Le cor bérécynthien, qu’escortent l’aveugle Amour-Propre,
La Gloriole qui dresse un peu trop haut sa tête vide,
L’Indiscrétion traîtresse, plus transparente que le verre.

• TRADITION

Vive le vin, mais à consommer modérément. Horace dédie cette ode à Varus pour lui faire honneur, qu’il s’agisse du Quintilius de I, 24, ou, moins vraisemblablement, de P. Alfenus Varus, consul en -39.

• OBJECTION

Valait-il bien la peine d’écrire une ode pour délivrer un si maigre message ? De qui se moque-t-on ? du lecteur ou de l’interlocuteur ? Ou n’aurait-on pas tort de prendre à la légère les solennels avertissements dont le poème est rempli ?

• PROPOSITION

Horace prend au collet P. Alfenus Varus, octavien bon teint et bête noire des poètes.

• JUSTIFICATION

P. Alfenus Varus était bien connu de Catulle et de Virgile. Le second écrivait quand il était déjà trop tard pour pouvoir attaquer de front ce zélé partisan d’Octave, mais le prologue de l’églogue 6, à lui dédicacé, est un chef-d’œuvre de « cacozélie invisible ». Catulle n’avait pas besoin de ces précautions, et le Poème 30, à l’adresse de Varus, est d’une violence extrême. Or, non content de choisir pour son ode le même mètre que celui du Poème 30, le peu banal grand asclépiade, Horace met en relief à la fin de son texte un mot aussi crucial que fides, qui résume pour Catulle le crime de Varus : il a trahi l’amitié, révélé des secrets. Ne doutons donc plus de l’identité de notre Varus, ni du caractère agressif de l’ode.
Le ton de suavité et de fausse complicité qui règne dans les six premiers vers n’est pas nécessairement de bon augure, et par exemple le choix d’un terme comme siccis, 3 (« les non humectés ») pour désigner les gens sobres signale une forte distanciation de l’auteur à l’égard de ce qu’il faudrait alors considérer comme le discours du dédicataire. Impression vérifiée par les deux questions qui suivent, même si leur sens se dérobe à première lecture. Forçant le verbe crepare (si Horace n’a pas plutôt écrit increpat), la doxa entend en effet : « Après boire, qui parle d’armée ou de pauvreté, plutôt que de Bacchus et de Vénus ? ». Ce qui est ignorer que Vénus et Bacchus présentent deux faces, positive ou négative, comme le montre la suite du poème.
Cette erreur condamne à ne pas saisir la valeur adversative de la conjonction ac, 7, qui met une fin brutale à la focalisation : « c’est bien de s’enivrer et de blasphémer, dis-tu ? Trêve de plaisanterie, et médite l’exemple des Centaures ». Ces brutes ne connaissent d’autre loi que celle de leur plaisir, ce qui fait qu’ils inversent les valeurs, prenant le fas pour le nefas et inversement. Ce n’est qu’en donnant à finis son acception philosophique de « critère », que l’on échappe au triste dilemme d’avoir à choisir entre ces deux options traditionnelles : « ils opposent la faible barrière des passions » et « ils opposent une faible barrière aux passions ».
Puis vient l’attaque en règle, féroce : Non ego te, candide Bassareu…, 11. Le poète feint de changer d’interlocuteur par rapport à Nullam, Vare, 1, mais s’il est vrai que Bacchus s’invoquait sous le nom de Bassareus, il est vrai aussi que « Bassareus » signifiait Renard, et que son épithète tend, par oxymore, à l’activer dans ce sens, et donc à le reporter sur Varus, car le poète ne peut décemment traiter Bacchus de « candide renard », d’hypocrite. De ce fait, toute la phrase doit se réinterpréter : il s’agit de sortir la bête de sa tanière et de l’exposer aux yeux de tous, comme Hercule l’avait fait pour Cacus, ce monstre sanguinaire qui terrorisait le Palatin. La référence au livre VIII de l’Enéide semble s’imposer : non ego… sed Vergilius ?
Garde-les donc, Varus, tes cors et tes tambourins de folie, et va-t-en avec le cortège tapageur de tes vices : Vanité, Jactance, Hypocrisie, Trahison, sans oublier Cruauté, mise en relief par la position de saeua au v. 13, et qui te lie, c’est logique, à une certaine « Vénus » (I, 19, 1), fort peu « vertueuse », celle-là (decens, 6).

 
 
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