I, 19
– La mère cruelle des Désirs,
Le fils de Sémélé, la Licence lascive,
Tous trois se liguent pour m’ordonner
De raviver l’amour que j’avais pour Glycère.
Je brûle pour sa beauté radieuse
Qui plus pur resplendit que marbre de Paros ;
Je brûle pour son effronterie
Et ce visage lisse où s’affiche ma perte.
– Quittant Chypre, Vénus en moi
S’est toute transportée et ne tolère pas
Que l’on dise le Scythe ou le Parthe
Qui combat en tournant bride, et autres fadaises.
Du gazon ici tout de suite,
Enfants, et des rameaux sacrés, l’encens, un vin
Vieux de deux ans dans la patère :
La victime immolée, jouir sera plus doux.
• TRADITION
Chanson d’amour en l’honneur de Glycère.
• OBJECTION
Mais quelle part de sincérité Horace a-t-il mise dans ce poème ? Et comment expliquer la solution de continuité qui existe entre les deux premières strophes et les deux dernières ?
• PROPOSITION
L’ode se partage entre deux locuteurs rivaux, d’abord Mécène, puis Auguste.
• JUSTIFICATION
Dans les deux premières strophes, Ego ne se rend qu’à regret et à contrecœur aux sollicitations impérieuses de puissances
qui le dépassent. Il en souffre (saeua, 1 : « cruelle » ;
urit réitéré),
il sait qu’il court à sa perte, comme le montre l’expression
nimium lubricus, 8, et surtout animum reddere, 4,
en son inquiétante ambiguïté (cf. I, 16, 28) : « redonner vie à des amours
mortes au prix de sa propre vitalité ». Mais l’attrait du plaisir est le plus fort :
lasciua, 3 ; grata proteruitas, 7, « chère pétulance »,
« agréable impudence », léger oxymore qui rappelle le grato sub antro de l’ode I, 5,
et permet d’identifier Mécène sous
cet Ego anonyme. On se souvient que l’amant de Pyrrha était subjugué par l’espèce d’éclat qu’elle
irradiait (nites, 13) :
la même fascination se révèle ici (nitor, 5).
Aussi l’ode 14 l’objurguait-elle « d’éviter les Cyclades éclatantes »
(nitentis… Cycladas, 20). En vain, comme on le voit, et
iubet me… finitis animum reddere amoribus répond lugubrement
à la question referent in mare te noui / Fluctus ? sur laquelle s’ouvrait l’ode au Vaisseau
(dit traditionnellement « de l’Etat » !).
En face de cet homme torturé (urit me), de ce vaincu qui ne peut
qu’obéir (iubet me), voici qu’éclate la voix
assurée de celui qui lance ses ordres et ne tolère aucune résistance. Néanmoins, si la chose est nette dans la quatrième
strophe, elle n’apparaît pas au premier coup d’œil dans la troisième. Sous l’influence de la fameuse version
racinienne (« C’est Vénus tout entière à sa proie attachée »), on perçoit l’énonciateur horatien comme une victime,
alors qu’au contraire il triomphe et se vante de ce qui lui arrive. Quelle insigne faveur que d’avoir été élu comme
domicile par la déesse de l’amour en personne ! Que d’encens ne brûle-t-on pas dans l’ode I, 30 pour obtenir la
même grâce au compte… de Glycère, précisément !
Habité par Vénus, l’individu peut donc parler en son nom :
nec patitur, 10, « elle/je ne tolère pas…, je ne veux pas
entendre parler de Parthes ni de ce qui n’a aucun rapport ». Ce style débraillé (accentué par le singulier attinet, trop
vite rejeté au profit d’un pluriel par les éditeurs) est une caractéristique infaillible d’anti-Ego. On pourrait d’ailleurs
en dire autant de la graveleuse allusion érotique du dernier vers, ou encore de l’agacement provoqué en lui par le thème
des Parthes (cf. par exemple I, 38). Mais la doxa s’interdit de comprendre dès lors qu’elle sous-entend
avec dicere le
pronom de la première personne (« que je dise »).
Impossible de quitter ce poème sans s’interroger sur la double occurrence d’un mot aussi sulfureux que puer,
« enfant » (cf. I, 5). Au v. 2, Semeleius puer
doit nous rappeler que l’ode 17 masquait Auguste sous Semeleius…Thyoneus,
ce qui fait que iubet, « il ordonne », a pour sujet occulte le propre amant de Glycère-Terentia, conjointement à Vénus, qui
s’incarne en lui, on l’a vu, et à cette Licence qu’il représente si bien en tant qu’ennemi de la vraie liberté.
Quant au pueri
du v. 14, cet apparent vocatif pluriel pourrait bien recouvrir, ou plutôt redoubler, un génitif singulier, à l’instar du fameux
pascite boues pueri de Virgile
(Ecl. I, 45) : les commentateurs voient bien en effet que, sous sa signification générique,
le vocable uerbenae, ou « feuillages sacrés », doit désigner ici plus précisément le myrte, plante de Vénus…
et de « l’Enfant ».