I, 20
-Tu boiras à ta soif un vin bien ordinaire,
Et sagement coupé, un sabin que j’avais
Moi-même cacheté dans une argile grecque,
Mon cher Mécène,
Le jour où t’applaudit tout un théâtre en liesse,
Pour que l’écho joueur du mont Vaticanus
Redouble ta louange en résonance avec
Ton Tibre étrusque.
-Tu boiras quant à toi le Cécube et la grappe
Que l’on presse à Calès : moi, vignes de Falerne
Ou coteaux de Formies au mélange de mes coupes
N’entrent pour rien.
• TRADITION
Billet d’invitation à Mécène, prétexte à lui rappeler le souvenir flatteur de l’ovation qui l’avait accueilli au théâtre quelques années plus tôt, au sortir d’une grave maladie.
• OBJECTION
La contradiction entre potabis, 1 et bibes, 10 est flagrante : il faudrait savoir si Mécène boira un simple vin de table ou s’il dégustera de grands crus. Quant à sous-entendre avec bibes un discret « chez toi », ou un subtil « tu peux », ce ne sont là que des expédients inventés pour éluder le problème.
• PROPOSITION
De même que l’ode précédente comportait deux locuteurs, de même celle-ci s’adresse à deux interlocuteurs successifs, Mécène dans les strophes 1 et 2, Auguste dans la troisième.
• JUSTIFICATION
Il est vrai que l’opposition fondamentale entre potabis… Maecenas et
tu bibes est masquée sous celle, secondaire, qui
affronte tu et mea au v. 10, mais on ne peut nier sa réalité.
Cependant, son intention offensante peut aisément échapper
à l’attention du lecteur pressé. Après tout, cette insolente profusion de richesses qui s’étale dans l’énumération des quatre
crus les plus prestigieux de Campanie pourrait passer pour une simple taquinerie si ne se cachait dans le verbe
temperant, 11
une pointe bien plus aiguë. Le mot pris au pied de la lettre (mais là encore, les interprètes esquivent) indique en effet
que le personnage coupe son vin… avec du vin, un grand cru avec un autre. Autrement dit, il boit du vin pur
(merum),
ce qui à l’époque était le propre des ivrognes : voir les trois odes précédentes
(Thyoneus, I, 17, 23 ;
super mero, I, 18, 8 ;
meri, I, 19, 15). Aussi tu n’a-t-il pas besoin d’être nommé :
c’est l’Autre, l’Ennemi, celui qu’on n’invite surtout pas.
Horace, lui, mélange sagement son vin avec de l’eau, comme le souligne au v. 1 l’adjectif
modicis, qui lui sert ailleurs à
distinguer « les coupes mesurées », modica pocula, des « coupes corsées »,
acria… pocula (Sat. II, 6, 69 suiv.) : il se place
sous le signe du modicus Liber (I, 18, 7), tandis que l’interlocuteur anonyme suit la voie
des Centaures. De cette boisson « innocente », pour reprendre l’hypallage de I, 17, les convives boiront à satiété
(nuance du verbe potare par rapport à bibere)
dans des coupes de bonne taille, cantharis, 2.
Nul n’attendrait d’Horace qu’il se ridiculise en voulant impressionner Mécène par le luxe de sa table
(Vile, « à bon marché »,
est le premier mot du poème). Mais il n’est pas démuni pour autant, car il a mieux à offrir : sa poésie, que symbolise si bien
ce vin sabin enfermé par ses soins (ego ipse, 2) dans une argile grecque. Grecques par la
métrique, par les modèles et par les
masques, ses odes et ses épodes ne sont-elles pas latines par les thèmes, les sujets et les visages ? Mais là encore cette
dimension symbolique se voile sous une ruse de langage exercée cette fois sur la conjonction
ut au v. 5, unanimement
comprise, semble-t-il, au sens consécutif (« des applaudissements tels que le Tibre et le Vatican à l’unisson… »), en dépit
de l’absence de tout corrélatif, et en dépit aussi de la niaiserie de cet unisson (simul),
sans parler de la vanité du parallélisme
entre paterni, 5 et Vaticani, 7.
Ces difficultés disparaissent si l’on fait de ut… redderet une proposition finale :
« Je cachetai ce vin, je mis la dernière main à ce Recueil (les Epodes ?), le jour où le théâtre
te fit une ovation, afin
que ma voix de poète se joignît aux acclamations du peuple ». L’écho joueur symboliserait, ici comme en I, 12, 3-4,
la double écriture (cf. aussi le iocose Maecenas de l’épode 3). Et quant au Vatican, quelle
colline romaine aurait été
plus propre à se substituer pour l’occasion au Parnasse ou à l’Hélicon que celle qui devait son nom, disait-on, aux
uaticania (voix de uates, sorte d’oracles) qui s’y faisaient
entendre ? L’hommage du peuple flatte le Mécène temporel
(paterni) : celui du poète, du uates, s’adresse au Mécène spirituel,
dans tous les sens du terme.