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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

I, 22
 
Qui vit irréprochable et pur de toute tache
N’a nul besoin, Fuscus, des javelots du Maure,
Nul besoin d’arc ni de flèches empoisonnées
Plein son carquois
 
Quand il veut traverser la fournaise des Syrtes,
S’aventurer dans les montagnes du Caucase,
Ou visiter ces lieux qu’un fleuve fabuleux,
L’Hydaspe, arrose.
 
Je m’étais égaré dans la forêt sabine,
Libre de tout souci, chantant ma Lalagé :
Figure-toi qu’un loup devant moi s’est enfui
– J’étais sans armes ! –
 
Mais des monstres pareils, la guerrière Daunie
Dans ses vastes chênaies n’en a jamais nourri ;
La terre de Juba, mère aride des lions,
N’en produit point.
 
Place-moi si tu veux dans ces mornes espaces
Où le souffle estival ne ranime aucun arbre,
Où le ciel est toujours couvert, et Jupiter
Mal disposé ;
 
Place-moi sous le char d’un soleil trop ardent,
Sur la terre déniée aux humaines demeures,
Oui, toujours j’aimerai Lalagé au doux rire,
Au doux langage.

• TRADITION

Quand on a la conscience tranquille, on n’a rien à redouter : la preuve, c’est qu’un énorme loup est passé à côté d’Horace sans l’attaquer.

• OBJECTION

S’il avait voulu tourner en dérision l’idée sublime que la conscience est notre meilleure sauvegarde, il ne s’y serait pas pris autrement. D’autre part, Horace, homme sensé et pondéré, ne croit pas, n’a jamais cru, aux miracles (Nil admirari, c’est sa devise : Epist. I, 6). Quel personnage joue-t-il donc ? et dans quel but ?

• PROPOSITION

Cette histoire de loup, il ne l’a pas inventée : elle adapte et parodie une anecdote de la vie d’Auguste, attestée par son principal biographe.

• JUSTIFICATION

Suétone (Vie d’Auguste, 67, 2) rapporte qu’un jour le dynaste se promenait en compagnie de son intendant, un certain Diomède, lorsqu’ils furent brusquement chargés par un sanglier, et que l’intendant, pris de panique, poussa son maître sur la bête. Il y eut plus de peur que de mal, mais bien entendu le « miraculé » s’empressa de verser cette pièce au dossier de son procès en divinisation, parmi bien d’autres que ce même Suétone a pieusement recueillies (ibid. 79, 3 ; 94-97), tandis qu’Horace s’en gausse à mainte occasion. Car, outre le « miracle du loup », il s’en trouve encore au moins trois autres dans les Odes, à savoir « le miracle de l’arbre » (un pont, en réalité : cf. II, 13), « le miracle du tonnerre dans un ciel serein » (I, 34), et « le miracle des colombes » (III, 4). Un esprit aussi affûté que celui d’Aristius Fuscus, ce vieux compère d’Horace (cf. Sat. I, 9, 60-74 ; Epist. I, 10), aura eu tôt fait de saisir au vol le Daunias du v. 14 pour établir un lien entre le héros Diomède, gendre de Daunus, et Diomède, l’intendant poltron, voire de soupçonner dans la mise en relief du mot arbor, 18, une allusion maligne au « miracle de l’arbre ». Et quel éclat de rire à l’idée que les vers de la première strophe, et le inermem du v. 12, concernent en l’occurrence un individu armé jusqu’aux dents (cf. III, 20) ! sceleris purus au v. 1 ne manque pas non plus de piquant à propos d’un criminel patenté…
Ailleurs, Horace dépeint l’Ennemi en lui laissant la parole. Ici, au lieu de s’effacer devant son modèle, l’artiste s’applique à le contrefaire. Il veut montrer comment les plus hautes vérités peuvent se voir détourner par la sottise et la perversité de certains esprits qui ont l’art de vider les symboles de leur sens, et de tuer l’esprit par la lettre. Lalagé même n’échappe pas à ce massacre, Lalagé, la Muse, comme le suggère son nom même, du grec lalax, « la babillarde » (telle la fontaine de Bandousie, cet emblème de poésie : III, 13, 15) ; d’ailleurs, l’ode est jumelée à I, 32, dédiée à la Lyre, et Lalagé semble assumer le même rôle protecteur que les Camènes, ces Muses latines, dans l’ode III, 4. Seulement, on le verra, l’ode III, 4 n’est pas prononcée par Horace, mais par l’Ennemi, et ce n’est pas par hasard si elle fait un écho si appuyé à celle-ci (v. 6-36). Anti-Ego a beau feindre une grande vénération envers les Muses : pour lui, elles sont bonnes à violer. Que l’on aille voir le sort réservé par le locuteur de l’ode II, 5 à une certaine Lalagé, une très jeune fille à peine nubile, et l’on sera édifié à ce sujet.
Reste que le poète demeure maître du jeu. Sa voix, sous la contrefaçon, trouve néanmoins à s’exprimer et se retrouve pleinement dans la superbe cauda, agrémentée d’un discret salut à Catulle (et, au-delà, à Sappho), déjà imité aux v. 5-8. Au demeurant, que l’homme juste trouve en soi-même son sauf-conduit, Horace n’en a jamais douté (voir III, 3, 1-8 ; III, 29), ni qu’une Providence veille spécialement sur les poètes (I, 17 ; I, 26 ; III, 13). Toujours est-il que des générations de lecteurs avaient fait de I, 22 l’une de leurs odes favorites. En Scandinavie, en Allemagne, on la chantait aux funérailles. Shakespeare la déclame. No problem.

 
 
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