I, 23
Tu m’évites, Chloé, semblable au faon qui cherche
Par les monts sans chemins une mère craintive,
Non sans s’inventer de fausses frayeurs :
Un souffle d’air, l’ombre d’un arbre.
Au retour des beaux jours, le vent fait-il courir
Un frisson sur les branches ? Un vert lézard s’est-il
Soudain glissé sous un buisson de ronces ?
Son cœur bondit, ses genoux tremblent.
Pourtant mon but n’est pas, tigre assoiffé de sang,
Ou lion de Gétulie, de te briser les membres.
Cesse à la fin de suivre ta maman
Quand tu es mûre pour l’amour.
• TRADITION
A partir d’une imitation d’Anacréon, Horace réalise un joli bibelot… d’inanité sonore.
• OBJECTION
Que vient faire cet objet incongru à l’intérieur de l’imposant monument que sont les Odes (monumentum aere perennius, III, 30) ? Pourquoi l’ode est-elle structurellement jumelée à I, 33 ? Son lien avec la pièce précédente, où il est question également de lions d’Afrique, est-il fortuit ?
• PROPOSITION
Cette Chloé qui joue les effarouchées est un nouvel avatar de Terentia, l’épouse rétive de Mécène.
• JUSTIFICATION
Certes, à la différence de Lalagé (I, 22), Chloé n’a rien qui rappelle la Muse de près ou de loin.
Et si la première met les fauves (loups-lions-sangliers) en fuite, la seconde les appâterait plutôt.
Mais cette particularité ne s’observe pas au premier regard. En apparence, le poète dit :
« Lorsque je t’approche, tu recules comme si tu avais vu un lézard ou entendu le printemps
susurrer dans les feuilles : et pourtant je ne suis ni une tigresse ni un lion ». Comprenne qui pourra.
Mais que l’on accorde à ego, 9 sa légitime importance
(comme, par exemple, en II, 20, 5), on obtient :
« Avec moi tu joues les faons effarouchés : et pourtant je suis tout le contraire de certain tigre qui,
lui, ne te fait pas peur du tout », autrement dit : « Toi qui crains les lézards, tu n’as pas peur des tigres ».
C’est à une lionne gétule que sera comparé en III, 20 l’amant de Terentia travestie en garçon ;
en III, 27, c’est parmi les lions que la même Terentia dans le rôle d’Europe voudrait « marcher nue »
(v. 50-52), c’est aux tigres qu’elle rêve d’offrir sa beauté en pâture (v. 53-56), comme Lydia à Télèphe
(I, 13, 11-12) ; en I, 33, il est dit que Pholoé ne prendra pas d’amant « avant que les chèvres ne s’unissent
aux loups »… ce qui est chose faite. Le verrou du desine matrem sequi, « cesse de suivre ta mère »,
saute aisément dès qu’on se rend compte que ce n’est qu’une attitude que la mijaurée adopte en face
de son mari : il suffit pour cela d’observer le comportement du faon, qui manifestement « en rajoute »,
jusqu’au point de s’effrayer de cette pure abstraction qu’est « le retour du printemps » (ce qui a même
fait suspecter, bien à tort, la leçon ueris… aduentus).
Et l’expression tempestiua … uiro en dit
probablement plus qu’elle ne l’affiche, s’il est vrai que le mot uir peut désigner aussi bien le mari
que l’amant (I, 5 demandait quis puer ? « quel enfant ? » ; demandons-nous :
quis uir ?), et que
tempestiua n’exclut absolument pas que l’intéressée reste chaste
(cf. l’entreprenante Rhodé en III, 19, 26-27),
cela dépend avec qui, bien sûr. Comme le dit de Terentia (justement), à peine masquée sous Licymnia,
l’ode II, 12, elle est cruelle pour l’un, et facile pour l’autre (facili saeuitia).
Certains lecteurs antiques ne s’y étaient d’ailleurs pas trompés, à en juger par la suscription que
l’on trouve sur les manuscrits : ad Chloen meretricem, « à Chloé la courtisane ». Elle fait bien la
paire alors avec la Lydé de II, 11 (scortum, « prostituée ») et de III, 11, qui « se donne du bon temps
comme une pouliche de trois ans dans la prairie », tout en refusant le contact de son mari (v. 11-12).
De même que notre faon fraye avec les bêtes fauves, de même la « pouliche » Lydé est un étrange
animal qui tient à la fois de la tigresse (Tu potes tigris…, 13) et de la mule
(obstinatas… auris, 7-8,
« tes oreilles obstinées ») ; et il se trouve que le latin tend souvent à confondre inuleus,
« le faon », avec hinnuleus, le mulet…
Ce « bibelot » s’intègre donc parfaitement au monumentum d’Horace, et l’on ne sera pas surpris, presque
à la fin du Recueil, de retrouver une Chloé qui n’aura rien perdu de son arrogance (arrogantem, III, 26),
en dépit de tous les avertissements (dès I, 13, et surtout I, 25).