I, 29
Iccius, c’est maintenant aux trésors fabuleux
Des Arabes que tu en veux ? contre les rois
Invaincus de Saba tu prépares la guerre
Et déjà tu tresses des chaînes
Pour le Mède effrayant ? quelle vierge barbare,
En deuil de son fiancé, deviendra ton esclave ?
Quel enfant du palais aux cheveux parfumés
Sera ton échanson stylé,
Lui qui savait bien mieux sur la flèche chinoise
Tendre l’arc ancestral ?... Qui dira que les fleuves
Ne peuvent retourner vers leurs sources abruptes
Ni le Tibre inverser son cours,
Quand on te voit troquer, nonobstant tes promesses,
La maison socratique et la bibliothèque,
Achetée à grand prix, du noble Panétius,
Pour des cuirasses ibériques ?
• TRADITION
Horace raille doucement un certain Iccius d’abandonner la philosophie pour s’engager dans une expédition guerrière.
• OBJECTION
Iccius est-il simplement taquiné ou, sous le voile d’un humour de bonne compagnie, le poète ne se livre-t-il pas à une attaque en règle ? Dans ce cas, qu’a-t-il à reprocher à cet individu ?
• PROPOSITION
Iccius n’est autre qu’Auguste.
• JUSTIFICATION
Ce poème est une énigme qui se défend d’en être une. Il s’offre en surface comme un spirituel billet adressé par un
homme mûr à un ami plus jeune pour le féliciter de son prochain départ avec l’armée d’Orient, en lui prêtant par
plaisanterie des rêves de pacha, et en feignant par un usage exquis de l’adunaton (évocation d’une impossibilité
naturelle, v. 10-12) et de l’antiphrase (pollicitus meliora, 16 :
« tu promettais mieux… je veux dire moins bien »),
de s’étonner de son courage. Certains lecteurs, satisfaits de leur plaisir, s’arrêtent là et tournent la page. D’autres
relisent : et si Horace n’était pas complice ? s’il fallait lire plus près du texte ?
Voilà donc un jeune homme qui avait pris la résolution de se purifier le cœur par la philosophie, et qui, du jour au
lendemain, jette la sagesse aux orties. Cupidité, soif de jouissance par l’asservissement et l’avilissement d’autrui
(v. 7-10), cruauté impitoyable (v. 6) : l’épithète barbara appliquée à la jeune esclave ne manque pas de cynisme,
car qui est ici le barbare ? Un détail est révélateur de la secrète hostilité du poète, c’est le leurre syntaxique qui
paraît favoriser au v. 2 la coordination de paras
avec nectis (« tu prépares la guerre contre les rois » : doxa), alors
que la grammaire conseillerait plutôt de le relier à inuides, avec pour résultat de souligner comiquement la légèreté
et la rapacité de cet Iccius qui, oubliant qu’il trouvera des hommes en face de lui, s’imagine déjà « attaquant »
leurs trésors.
Alors, serait-il donc vrai que ce bravache « promettait mieux » ? La réponse est ambiguë. De le voir ainsi tourner
le dos à la sagesse est certainement une déception pour ceux qui avaient cru à sa sincérité, mais on doute qu’Horace
ait fait partie de ces naïfs, tant l’ancien empressement du jeune homme à collectionner les livres de Panétius quels
qu’ils fussent (undique, 13) était risible, d’autant que cet honorable philosophe ne compte tout de même pas parmi
les plus grands (nobilis, 13 n’est pas exempt d’ironie). D’un autre côté, comme la question des v. 10-12
(« Qui dira… ? ») implique qu’on le considérait jusque là comme un pleutre, son départ à la guerre tendrait
à le réhabiliter sur ce point, et il serait donc logique d’analyser meliora avec
tendis, et pollicitus avec mutare,
en inversant du même coup la construction de ce verbe. D’où la traduction ici proposée (littéralement :
« toi qui avais promis d’échanger tes cuirasses contre les livres, tu prétends mieux »), à comparer avec la
doxa : « tu aspires, toi qui promettais mieux, à échanger tes livres contre une cuirasse ». La doxa oublie un
détail, c’est que loricis est un pluriel (« les cuirasses »). Or, là nous tenons notre homme. Oui, c’est bien lui
qui dirige tout, et les inuides, paras, nectis, sont bien à prendre au mot. Rentré d’Espagne en -24 (ou y est-il
toujours ?) avec moult cuirasses (cf. I, 36 ; III, 14),
Auguste, nouveau Pâris (écho de pollicitus à I, 15, 32),
avait promis de se livrer désormais aux arts de la paix, de cultiver la philosophie stoïcienne (cf. l’épître I, 12,
adressée à ce même « Iccius »), mais voilà aujourd’hui qu’il songe à repartir, vers l’Orient cette fois, et vers
ces Parthes qu’il craint tant (v. 4 : cf. par ex. I, 19 ou I, 27).
En -22, soit juste après la publication des Odes,
il prenait le chemin de l’Orient, d’où il revint trois ans plus tard avec Virgile agonisant à son bord. Est-ce un
hasard si, ayant à insérer après coup dans son monumentum la terrible I, 28, Horace choisit de la placer au
contact de cette féroce ode à Iccius ?