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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

I, 33
 
Albius, ne souffre pas plus qu’il ne faut à cause
Des duretés de Glycère, et ne te répands pas
En élégies plaintives si un rival plus jeune
T’éclipse en son cœur infidèle.
 
Grande âme sous des airs modestes, Lycoris
Meurt d’amour pour Cyrus, lequel vers la rétive
Pholoé se détourne ; mais aux loups d’Apulie
Les chèvres s’uniront avant
 
Que Pholoé ne cède à un amant vulgaire.
C’est la loi de Vénus, qui sous un joug d’airain
Cruellement s’amuse à jeter des physiques
Et des esprits mal assortis.
 
Moi-même, une fille très bien m’invitait à l’aimer,
Mais c’est Myrtale, une affranchie, qui m’enchaîna,
Plus violente pourtant que n’est l’Adriatique
Creusant les golfes de Calabre.

• TRADITION

Horace exhorte Tibulle à relativiser un chagrin d’amour.

• OBJECTION

Cette interprétation trop littérale, même en faisant une large part à l’humour, ne rend justice ni à Horace ni à Tibulle. Un poète s’adressant à un poète lui parle essentiellement de poésie.

• PROPOSITION

Horace rend hommage à Tibulle à l’occasion de la parution du premier livre des Elégies, en -26 ou -25, en pointant leur secrète complicité au niveau de la double écriture qui leur permet de préserver leur liberté d’expression en dépit d’une féroce censure.

• JUSTIFICATION

Pour encourager Tibulle à se résigner de bon cœur à la trahison de Glycère, Horace lui résume en quelques traits le drame sentimental vécu par un certain Cyrus qui, aimé par Lycoris, lui préfère une certaine Pholoé (femme mariée : adultero, 9 : cf. I, 36, 19) avec laquelle il n’a pourtant aucune chance. Cette situation racinienne correspond exactement, une fois les voiles ôtés, à celle de Mécène déchiré entre Terentia et « Phyllis », et néanmoins plusieurs détails nous sollicitent. D’abord, si Glycère apparaît à trois autres reprises dans les Odes, c’est comme masque de Terentia, et nul n’imaginera que Tibulle ait jamais entretenu une relation amoureuse avec cette femme. Comme on ne voit par ailleurs aucune Glycère dans les Elégies, tout se passe donc comme si, par un procédé qu’il appliquait à Virgile en I, 17, Horace, le temps d’un poème, échangeait sa personnalité avec Tibulle, et devenait poète élégiaque tandis que son ami composerait des odes. Amant de Glycère, Tibulle emprunte, au premier niveau, l’Ego d’Horace, et au second celui de Mécène. Délicate manière de saluer en l’auteur des Elégies un pair en poésie, et un adepte de cette écriture à double fond à la faveur de laquelle, précisément, il lui arrivait, comme à Horace, d’assumer sans le dire le rôle de Mécène.
Autre sujet d’étonnement, Mécène se voit ici assigner le pseudonyme de « Cyrus » qui, dans l’ode I, 17, revenait à son impérial rival. Une telle permutation, facilitée du fait que Cyrus ne signifie pas autre chose que « le maître », a sans aucun doute pour l’auteur l’avantage de renforcer la protection des identités, et nous y étions d’ailleurs préparés dès l’ode I, 5 avec la question quis puer ? « de quel Enfant s’agit-il, le mari ou l’amant ? ». Mais sa signification profonde n’en est pas moins inquiétante quant au danger spirituel couru par Mécène, qui, tant qu’il reste sous l’emprise de Terentia, participe des mêmes valeurs que l’Amant qui la subjugue, et évolue dans la même sphère. Quelle catastrophe le guette, c’est ce que laisse présager le nom même que porte la femme qui l’aime et pourrait le sauver.
« Lycoris » renvoie en effet à la dixième bucolique, qui met en scène l’ami de Virgile, Cornelius Gallus, ce grand poète qui s’était détourné des Muses pour poursuivre une carrière militaro-politique au service d’Octave. Devenu préfet d’Egypte, il fut rapidement disgracié par le prince et acculé au suicide. Pour dénoncer cette mise à mort en échappant à la censure, Virgile feint que Gallus quitte symboliquement la vie par désespoir d’avoir été trahi par Lycoris, sa bien-aimée. Aussi les lecteurs s’y sont-ils trompés, et la bucolique passe toujours pour avoir été composée plusieurs années avant la mort de Gallus. La présente évocation de Lycoris, soutenue par plusieurs échos aux Bucoliques, au lendemain même du drame, tend à démentir cette naïve version que suffit d’ailleurs à réfuter une analyse rigoureuse du poème concerné.
Mais pour mesurer l’hommage rendu par Horace à la rivale de Terentia, il convient de se souvenir que Virgile élevait Lycoris au niveau de symbole poétique. On évitera donc de l’affubler d’un « front bas » ou « étroit », comme le fait la doxa abusée par l’expression tenui fronte, 5, qui, examinée à la lumière des autres odes concernant cette femme, signale plutôt sa modeste condition sociale (Pholoé, au contraire, a la morgue d’une aristocrate : turpi, 9).

 
 
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