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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

I, 34
 
Je n’adorais les dieux que par intermittence,
Adepte que j’étais d’une folle sagesse,
Pauvre égaré, mais maintenant
Je dois virer de bord et rebrousser chemin.
 
En effet, Jupiter qui en règle ordinaire
Ne lance ses éclairs qu’à travers des nuages,
Cette fois dans un ciel serein
A poussé ses chevaux de tonnerre et son char
 
Qui sur la terre brute et les fleuves errants,
Sur le Styx et l’horrible empire du Ténare,
Jusqu’aux confins atlantéens,
Exerce sa secousse. Il peut, le dieu, changer
 
Les sommets en abîmes, obscurcir les illustres,
Illustrer les obscurs. Fortune, ce rapace,
Faisant vibrer ses ailes stridentes,
A tel ôte un diadème, à tel aime à l’offrir.

• TRADITION

Pratiquant naguère tiède, Horace, à la suite d’un miracle, s’est converti à la religion.

• OBJECTION

Le déclic de cette prétendue conversion aurait été un coup de tonnerre dans un ciel serein, phénomène dont l’épicurien Lucrèce nie spécifiquement la possibilité. Mais au lieu de substituer à la raison philosophique une divinité plus sublime, le nouveau converti n’adore qu’une idole arbitraire et cruelle qu’il intitule Fortuna. De qui se moque-t-on ?

• PROPOSITION

C’est Auguste qui s’exprime ici.

• JUSTIFICATION

Le point de départ du poème fut peut-être, comme pour I, 22 ou II, 13 par exemple, un épisode réel de la vie d’Auguste. C’était lors de son expédition contre les Cantabres (cf. Atlanteus, 11), en -26 vraisemblablement : une nuit que le prince voyageait en litière, la foudre vint tuer sous ses yeux un esclave qui le précédait avec un flambeau. Auguste en fut si fortement impressionné qu’il voua sur le champ un temple à Jupiter Tonnant, transformant ainsi sa chance en miracle (Suét., Vie d’Auguste, 29, 5 ; 90).
En tout cas, ce style prétentieux, gonflé d’emphase, d’oxymores, de rejets grandiloquents, porte bien la marque du locuteur ennemi. Le sommet du burlesque est atteint au v. 7 avec ce pesant plerumque (« la plupart du temps », « d’ordinaire ») qui, sous prétexte d’atténuer la transgression des lois naturelles, ne fait que souligner grotesquement la crédulité du personnage, ou celle qu’il nous suppose : « les lois physiques s’appliquent… en général » !
C’est dire l’impudence de l’expression insanientis… sapientiae, 2 (« une folle sagesse »), qui non seulement condamne à l’asile des fous un philosophe comme Lucrèce, personnellement visé par ce coup de tonnerre miraculeux (cf. De Natura, VI, 400 suiv.), mais soufflette à travers lui la raison humaine dans ce qu’elle a de plus sain, de plus lucide, et parfois de plus héroïque. Souffletée aussi notre mère Nature en la personne de Tellus, une divinité du Panthéon romain, qui se voit nier en sa dignité et en son mystère par l’insultant bruta du v. 9 (cf. le bruto de II, 7, 2).
La Raison et la Nature étant ainsi humiliées, peut régner sans partage certain dieu (deus, 13) qui, on le voit bien, se confond avec le Dieu-Jour (Diespiter, 5), et donc avec Fortuna (voir III, 29), cette puissance sadique qui trouve son bonheur à se jouer des pantins que nous sommes. Non pas, comme une lecture rapide pourrait le donner à penser, dans le but, somme toute louable, d’humilier les superbes et d’égaliser les situations : en effet, comme le verbe mutare (v. 13) admet deux constructions inverses (changer le haut en bas ? ou le bas en haut ?), force est de lui donner le sens de miscere (il mêle haut et bas, bouscule les hiérarchies), et donc d’insister sur sa vertu destructrice ; ce que confirme la suite de la phrase, car insignem, terme valorisant (« distingué », « remarquable »), n’a rien de commun avec un superbum par exemple (« orgueilleux »), et, opposé au dépréciatif obscura, signifie que la déesse se plaît, par pure perversité, à sanctionner le mérite et à honorer les indignes.
Or, selon sa profession de foi, c’est à cette divinité que l’énonciateur fait désormais allégeance, à cette cruauté qu’il adhère intimement. Et pour de bonnes raisons, puisque dans son esprit Fortuna ne se distingue pas foncièrement de lui-même. Car qui d’autre qu’Auguste pouvait se targuer à Rome de distribuer les diadèmes à sa guise ? Et qui, sinon lui, contraignit le poète Cornelius Gallus à se donner la mort ? Car l’écho de insignem attenuat, 13 à insignem tenui… Lycorida, I, 33, 5 évoque discrètement la figure du premier préfet d’Egypte, qui, d’ailleurs, viendra encore hanter la pièce suivante. Gaudet, c’est le dernier mot du poème : éliminer Gallus, ce roturier devenu « pharaon », quel bon coup…

 
 
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