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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

I, 35
 
O déesse, ô maîtresse attitrée d’Antium,
Capable de tirer du profond de l’abîme
Nos corps mortels, et de changer
En funérailles les triomphes des orgueilleux,
 
Le simple laboureur, empressé à ta cour,
T’assiège de prières ; souveraine des flots,
Le marin bithynien t’invoque
Toutes les fois qu’il fend la mer de Carpathos.
 
Le Scythe en son exil et le Dace farouche,
Les cités et les peuples, et jusqu’au fier Latium,
Tout te craint, aussi bien les mères
Des rois barbares que les tyrans empourprés,
 
A l’idée que d’un pied injurieux tu n’abattes
Leur colonne dressée, et que le peuple en masse
Avec ce cri : « Aux armes ! Aux armes ! »
Ne se soulève pour briser leur dictature.
 
Toujours te précédant, Nécessité cruelle
Porte en sa main de bronze les clous de charpentier
Et les chevilles et les coins,
Le plomb liquide, les crampons, les crocs cruels.
 
Espérance et Fidélité, de blanc voilée,
T’apportent leurs hommages, sans jamais renier
Un ami lorsqu’en robe de deuil
Il te plaît de quitter sa puissante demeure.
 
Le vulgaire au contraire, et l’âme courtisane,
S’en vont se parjurant ; amis qui se dissipent
Lorsque les jarres sont à sec,
Traîtres qui se refusent à partager la charge.
 
Oh garde bien Kaisar qui part au bout du monde,
Jusque chez les Bretons ; garde le jeune essaim
De nos guerriers que doivent craindre
Les peuples d’Orient et le rouge Océan.
 
Honte sur nous, hélas ! o cicatrices, o meurtres,
O fratricides ! Génération au cœur de pierre,
Devant quel crime avons-nous fui ?
Est-il un sacrilège que nous n’ayons commis ?
 
Quelle crainte des dieux retint jamais nos mains ?
Quels autels avons-nous épargnés ? oh ! puisses-tu
Reforger ce fer émoussé
Sur l’enclume des Massagètes et des Arabes !

• TRADITION

Horace glorifie Fortuna, déesse omnipotente, et l’implore de protéger Auguste dans les expéditions qu’il projette.

• OBJECTION

La juxtaposition des odes 34 et 35 a fait croire à tort aux exégètes que la puissance ici invoquée ne se différencie pas de celle de la pièce précédente.

• PROPOSITION

Sous un nom identique se cachent deux réalités contradictoires : en 34, le Hasard (ou Tychè grecque), force aveugle et arbitraire qui s’incarne en la personne du tyran ; en 35, la déesse que les Romains vénéraient en ses temples, et dont Horace fait ici le visage même de Dieu, à la fois terrible et compatissant, et dont la justice s’abattra immanquablement sur l’usurpateur.

• JUSTIFICATION

La dernière strophe de l’ode 34 et la première de 35 s’affrontent violemment. Là, Fortuna prenait un plaisir pervers à inverser les valeurs : ici elle s’emploie à les rétablir. Là, elle jouissait de la souffrance qu’elle infligeait à ses victimes : ici c’est une puissance bienveillante (gratum, 1), secourable (praesens, 2), salvatrice (les v. 2-3 évoquent quasiment une résurrection), une justicière qui frappe les orgueilleux (superbos, 3 : comparer insignem, I, 34, 13), et donc défend les opprimés.
Au premier rang de ces puissants qui tremblent, ou devraient trembler, devant elle, se trouvent, précise le poète, les rois barbares et les tyrans revêtus de pourpre (v. 11-12). Or, où chercher ces tyrans, sinon à Rome même, puisque les vers 9-10 déjà distinguent les barbares et les Latins, et que la quatrième strophe évoque clairement une scène romaine ? La colonne dont il est question ne pourrait-elle pas par exemple être celle qui fut décrétée à Octave sur le Forum après la bataille de Nauloque, et sur laquelle se dressait son insolente statue ?
La capricieuse déesse de I, 34 n’avait d’autre loi que son bon plaisir : ici Fortuna emboîte invariablement le pas à « la cruelle Nécessité » qui tient en main les instruments de l’architecte, lesquels, vus de loin ou par des yeux coupables, ressemblent de façon inquiétante à ceux du bourreau. Son autre nom est le Fatum, ou Loi divine, Justice éternelle, et, à la différence de sa sanglante caricature de I, 3 (tarda Necessitas, 32), elle ne boite pas, elle.
C’est pourquoi, alors que la Tychè grecque est traditionnellement l’ennemie de la Vertu, Fortuna est ici accompagnée d’Espérance et de Fidélité, y compris, bien sûr, dans l’adversité. C’est ce qu’explique la strophe 6, qui a pourtant beaucoup choqué les lecteurs d’Horace : à bon droit, si l’on entend que la Fidélité, telle « la courtisane parjure », abandonne ses amis quand la fortune les quitte ! Mais cette énormité n’a plus lieu d’être dès lors que l’on prête attention à la prégnance de l’expression nec comitem abnegat : Fidélité continue à escorter Fortuna même quand celle-ci, en habits de deuil, a quitté la demeure de l’ami ; autrement dit, elle continue à escorter cet ami, même (et surtout) dans la disgrâce ; elle ne le renie pas.
Un grand de ce monde a donc été subitement abattu ? La spéciale insistance du poète (deux strophes), ainsi que la solennité des deux allégories, dont l’une, Fides, se retrouve en I, 24, 7, adressée à Virgile, et en II, 18, 9, à propos d’Horace lui-même, tendrait à suggérer qu’il s’agit d’un ami commun des deux poètes, et poète lui-même, nous avons nommé Cornelius Gallus, celui-là même que l’énonciateur de I, 34 se vante d’avoir dépossédé de son diadème. Et effectivement, le nom de César (Auguste) surgit dès le vers suivant. Pour appeler sur lui la protection divine ? En apparence, oui ; mais la réalité, ici comme en I, 21, est tout autre : le verbe serues, « garde » (v. 29) est ambigu ; les lamentations sur les guerres civiles ricochent implicitement sur leur principal responsable ; et quant au « fer émoussé » qu’il faudrait « reforger », c’est-à-dire d’abord « faire éclater » (cf. III, 29, 47), est-il besoin de le nommer ?

 
 
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