I, 36
Encens, cithare et sang de veau,
Qu’il fait bon s’acquitter de sa dette envers
Les dieux gardiens de Numida
Revenu sain et sauf du lointain Occident,
Distribuant force embrassades
A tous ses camarades, mais surtout à Lamia,
Son préféré, qui dès l’enfance
N’eut d’autre roi que lui, qui avec lui grandit,
Et avec lui changea de toge.
Jour de fête ! jour à marquer d’une craie blanche !
Puisons sans limite à l’amphore
Et dansons sans répit la danse des Saliens ;
Que Damalis, fière buveuse,
Soit vaincue par Bassus au concours de rasades ;
Que le festin croule de roses,
D’ache vivace, de lys aussi, fleur éphémère.
Sur Damalis convergeront
Les regards langoureux, mais de son adultère
Damalis ne s’arrachera pas,
A lui mieux enlacée que le lierre lascif.
• TRADITION
Pour fêter dignement le retour de son ami Numida, qui avait accompagné Auguste dans son expédition espagnole, Horace l’invite à dîner.
• OBJECTION
Ces préparatifs d’orgie, ce ton frénétique, nous transportent aux antipodes de l’ode I, 26, liée à celle-ci par de nombreux échos textuels. La vraisemblance voudrait donc que le Lamia ici choyé par Numida ne soit pas, comme en I, 26, Quintius, l’ami d’Horace, mais son frère Lucius, celui d’Auguste.
• PROPOSITION
Auguste, le « Numide », rentre d’Espagne.
• JUSTIFICATION
Que ce retour soit un événement d’importance, c’est ce que montre l’étroit rapport
qu’entretient l’ode avec I, 37, pièce contiguë donc, qui célèbre la victoire d’Actium,
et avec III, 14, composée en l’honneur d’Auguste qui rentre d’Espagne. I, 37 débute
en fanfare, sur la même note que I, 36 : sacrifice aux dieux, vin à volonté, danse sauvage,
joie bruyante, et ce puissant marqueur (voir I, 27) qu’est l’allusion aux confréries :
Saliens (ici v. 12 ; I, 37, 2) ; usage du mot sodales, « confrères »
(ici v. 5 ; I, 37, 4).
Quant à III, 14, elle commence par se relier à I, 36 en calquant l’expression
Hesperia… ab ultima, 4 sous la forme
Hispania… ab ora, 3-4 ; elle aussi parle
d’un extraordinaire jour de fête à marquer dans les annales ; c’est la même frénésie,
vraie ou mimée ; la même profusion de vin ; la même importance attachée à la compagne
de débauche, ici Damalis, là Néère. Ne devrait-on pas déduire de toutes ces coïncidences
que Numida, « l’Africain », ne fait qu’un avec Auguste ? Quel rapport il existe entre
celui-ci et l’Afrique, la satire I, 6 nous le suggère en masquant Auguste sous le nom
de Barrus, « l’Eléphant », d’après, faut-il croire, une certaine étymologie qui rattachait
le latin Caesar à un mot carthaginois signifiant « éléphant » (voir aussi l’épode 12, 1).
D’ailleurs, l’homme qui avait rallumé les guerres civiles n’était-il pas un nouvel
Hannibal (cf. IV, 4) ?
L’amitié qui liait Auguste à Lucius Lamia est bien attestée, mais l’ode nous apprend
en outre qu’ils étaient amis d’enfance, et nés la même année (v. 8-9 : prise de la toge
virile), si bien, raille le poète, que ce cher Lamia a toujours vécu sous la royauté,
même du temps de la République ! Ainsi s’affûte ce rege que l’exégèse peinait tant
à expliquer.
Quant à Damalis (quasi-anagramme, à l’accusatif, de Numida : Damalin, 17), elle fait
bien la paire avec le héros du jour, buvant sec et attirant sur elle tous les regards, en
particulier, n’en doutons pas, celui d’un mari forcé de subir l’humiliant spectacle de
son épouse publiquement enlacée à son triomphant amant (cf. II, 12) : adultero, 19,
repris de I, 33, 9. Il est vrai que, comme le texte latin spécifie que l’amant est
« nouveau », on pourrait être dissuadé de songer au couple Auguste-Terentia, dont
la liaison n’a fait que se renouer après l’intermède espagnol. Mais c’est une illusion
contre laquelle nous prévient au fil de la lecture la séquence nec Damalis nouo :
cet amant nouveau ne l’est pas, dans la mesure où la relation reprend à neuf.
Horace invite à dîner ? Quelle absurdité ! ce sang de veau, ce stupide concours de
beuverie ! Et cependant il est à craindre qu’à cette compétition il ne soit contraint
de prendre part (ici comme en III, 19), car parmi les invités figure un certain Bassus
que Damalis se promet de défier à la beuverie, et qui pourrait bien dissimuler le
poète lui-même, vu par Auguste qui le traitait dans ses lettres de « petit gros » ;
Properce et Ovide semblent bien l’avoir entendu ainsi (cf. Jeux de Masques, p. 64-65).
Numida serait-il donc le véritable locuteur de l’ode, parlant de soi-même à la
troisième personne, à la manière de Jules César ? C’est possible mais non
indispensable, car la pièce garde toute sa force satirique si on la conçoit comme
une charge mimétique dont III, 14 pourrait offrir un autre exemple, et aussi I, 37,
on va le voir.