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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

II, 1
 
La Révolution déclenchée sous Métellus,
Laguerre, ses réseaux, ses procédés, ses vices,
Le jeu de la Fortune, les alliances funestes
Conclues entre les chefs, les armes
 
Fourbies et refourbies d’un sang non expié :
Tu t’attaques, Pollion, à des sujets sensibles
Et parsemés d’embûches : c’est marcher sur des braises
Encore brûlantes sous la cendre.
 
Que la muse tragique un moment sur nos scènes
Se fasse désirer. Quand tu auras réglé
Les affaires publiques, rechaussant le cothurne
Tu reviendras à ton grand œuvre,
 
Toi l’insigne soutien des accusés en larmes,
Toi de qui le Sénat recherche les conseils,
Et qu’un Laurier couvrit d’une gloire éternelle
Lors de ton triomphe dalmate.
 
Déjà du grondement des trompes militaires
Tu agresses l’oreille, déjà sonnent les clairons,
Déjà l’éclair des armes terrifie les chevaux
Et fait pâlir les cavaliers ;
 
Il me semble déjà voir nos grands capitaines
Tomber, noirs de poussière et purs de déshonneur,
L’univers tout entier admettre sa défaite,
A l’exception du seul Caton.
 
Mais Junon et les dieux protecteurs de l’Afrique
Qui s’étaient vus contraints de quitter cette terre,
Pour venger Jugurtha ont offert à ses mânes
Les neveux mêmes de ses vainqueurs.
 
Quelle plaine aujourd’hui, grasse de sang latin,
N’est semée de tombeaux qui signalent nos crimes ?
L’assourdissant fracas de l’Occident détruit
A retenti jusqu’en Médie.
 
Quels fleuves ont ignoré cette guerre lugubre,
Quels abîmes ? Abreuvée des carnages dauniens
Quelle mer n’a changé de couleur ? quel rivage
N’a eu sa part de notre sang ?
 
Mais tu ne devrais pas, Muse trop téméraire,
Au lieu de badiner, imiter Simonide.
Réintègre avec moi la grotte de Dioné,
Et que ton plectre soit léger !

• TRADITION

Quelle idée saugrenue Horace a-t-il eue de dédier cette ode, et par là l’ensemble du livre II, à un personnage comme Pollion, qui, après s’être illustré par son opposition armée à Octave, avait choisi de se retirer dans une hautaine « neutralité » ? On ne sait, mais en tout cas il faut écarter toute intention maligne à l’égard du Maître de Rome (au contraire, ajoutent certains). Quant à la dernière strophe, elle annonce que le livre n’aura rien à faire avec la politique.

• OBJECTION

Il faut s’étonner qu’au lendemain de la « glorieuse » victoire d’Actium Horace puisse encore se montrer aussi pessimiste sur la situation romaine. De plus, la personnalité même du dédicataire, de longtemps entraîné à la « double écriture », devrait nous interdire d’attendre ici un catalogue d’idées convenues, aussi brillamment exprimées fussent-elles. D’ailleurs, l’ode fait couple avec II, 20 (l’écho de neniae, 38, à II, 20, 21 le souligne), dénonciation d’un crime d’Etat inexpiable commis par Auguste.

• PROPOSITION

Cherchons, sous la cendre salvatrice qui les recouvre, les braises d’une pensée vraiment horatienne, c’est-à-dire originale, acérée, hardie, résolument et férocement anti-augustéenne. Le ton du livre II serait ainsi donné comme il convient, malgré l’aimable pirouette de la dernière strophe, qui annonce une veine « érotique », alors que le livre ne contiendra que trois pièces de ce genre, ou trois et demi (4, 5, 8 ; 12 en partie), à moins que la grotte de Vénus (Dionaeo sub antro) ne se confonde avec celle de la Mort, thème majeur de ce livre.

• JUSTIFICATION

– v. 1-5 : la pensée donne l’impression de piétiner, alors qu’Horace, avec une concision digne de son dédicataire, déroule implacablement les étapes de « la révolution romaine », traduction approchée du terme motum, à partir du titre célèbre de Ronald Syme. Le v. 1 évoque le pacte scélérat conclu entre César, Pompée et Crassus ; au v. 2, César prépare la guerre : l’étrangeté de l’expression belli… uitia conduit à personnifier Bellum, la Guerre, comme le faisait Catulle à partir du jeu de mots bellus – bellum : « le beau (César) en tant qu’incarnation de la guerre », « Monsieur Guerre », « Laguerre » ; au v. 3, « le jeu de la Fortune » aboutit à la mort du fortuné dictateur ; le v. 4 en vient au second triumvirat, lequel mène directement à la reprise des guerres civiles (v. 6 : on a nettoyé les glaives avec un sang nouveau !).
– Strophe 4 : allusion voilée à la dédicace faite à Pollion par Virgile de la fameuse quatrième églogue dont l’apparente suavité n’a d’égale que la réelle férocité à l’encontre de l’idéologie octavienne de l’époque (« grâce à lui, l’Age d’Or va revenir, etc… »). Le piège d’écriture repose sur la personnification du Laurier, empruntée à Virgile, pour désigner celui-ci.
– Strophe 7 : dans la version traditionnelle, Junon, qui avait été chassée d’Afrique depuis la défaite de Jugurtha, y revient pour se régaler du sang de Caton et de ses compagnons de lutte. C’est une monstruosité pure et simple. La Reine du ciel, protectrice attitrée de la Vertu, ne peut pas se réjouir de la mort de Caton (leur proximité s’exprime par la contiguïté Cato / Iuno). D’ailleurs, les commentateurs le remarquent, ce n’est pas Jugurtha que l’on attendrait ici, mais Hannibal, s’il est vrai que uictorum nepotes (« les descendants des vainqueurs ») paraît faire allusion au descendant de Scipion l’Africain qui se donna la mort peu après Caton pour ne pas tomber entre les mains de César. Mais si c’était un leurre ? Gardons à l’esprit que César était le neveu (autre sens de nepos) de Marius, le vainqueur de Jugurtha. Masqué sous un pluriel, c’est donc César qu’il faut voir sous ce uictorum nepotes, et c’est aux Ides de Mars que réfère la vengeance expiatrice de la déesse.
Les strophes 8 et 9, par de subtils échos aux Géorgiques de Virgile, renvoient l’une à la bataille de Philippes, l’autre à la guerre contre Sextus Pompée.
Quant à l’imitation de Simonide dont il est question dans la dernière strophe, elle doit référer aux célèbres élégies composées par ce poète (556 –vers 467) sur les batailles livrées par les Grecs aux Perses envahisseurs : Marathon, Salamine, Platées… Les guerres civiles romaines étant ainsi assimilées aux guerres médiques, reste à savoir qui, des Républicains ou des Césariens, tient le rôle des Perses : au lecteur d’en décider (mais Horace peut l’aider).

 
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