II, 11
Quelles sont les pensées du belliqueux Cantabre
Ou du Scythe dont nous défend l’Adriatique,
N’en aie cure, Hirpinus (de) Quinctius,
Et profite sans te stresser
D’une vie qui demande bien peu : elle fuit,
La jeunesse aux joues lisses ; rides et cheveux blancs
Détournent de nous les Amours lascifs
Et chassent le sommeil facile.
Les fleurs du mois de mai ne gardent pas toujours
Leur bel éclat ; la lune aux cieux ne brille pas
D’un seul visage : toi, ton petit esprit,
Tu lui parles d’éternité !
A l’ombre de ce pin, de ce platane, pourquoi
Ne pas s’étendre simplement, avec des roses
Dans nos cheveux gris, tant qu’il en est temps,
Et des parfums orientaux,
En vidant des coupes ? Les soucis qui nous rongent,
Evius les dissipe. Qui de nous le premier
Dans l’eau rafraîchissante de la nymphe
Eteindra le feu du Falerne ?
Lequel fera sortir Lydé de sa tanière ?
Cours la chercher ! Dis-lui qu’elle prenne sa lyre
D’ivoire, et noue ses cheveux en arrière,
Sportivement, à la spartiate !
• TRADITION
Horace invite un vieil ami, Quinctius Hirpinus, à un « déjeuner sur l’herbe » dans un cadre printanier, avec parfums, couronnes, grand cru et galante compagnie.
• OBJECTION
– Qui est ce Quinctius Hirpinus ? S’il faut l’identifier au Quinctius de l’épître I, 16,
un stoïcien bon teint, alors pourquoi Horace le provoque-t-il ici en lui adressant une
ode toute pénétrée d’un épicurisme de bazar ?
– Le luxe ostentatoire déployé dans les strophes 4 et 5 (et dont Horace n’a guère les moyens)
contredit outrageusement l’affectation de simplicité affichée au v. 5.
• PROPOSITION
L’ode nous fait assister à un nouveau tête-à-tête entre Auguste et son ministre Mécène.
• JUSTIFICATION
– On constate d’abord qu’elle prend place entre deux pièces dédiées à Mécène, II, 10
secrètement, et II, 12 (à laquelle elle est liée par l’architecture) officiellement. L’attention
étant par ailleurs attirée sur Hirpine Quincti par l’anomalie que constitue l’inversion des
deux termes, il suffit d’insister un peu pour découvrir Mécène sous le pseudonyme
d’Hirpinus, c’est-à-dire, en dialecte sabin (et Horace était sabin d’adoption), « Petit Loup » :
or, en III, 19, Mécène apparaîtra fugacement en « Loup » (Lycos). Le locuteur aura pris
plaisir à lui renvoyer en boomerang le propre sobriquet, Lyciscos (diminutif de Lycos),
qu’Horace lui attribuait à lui-même dans l’épode XI, ce poème fondateur. Reste à
analyser Quincti comme un génitif d’appartenance : « Petit Loup de Quinctius », ou
de Quintus (c’est la même chose), autrement dit d’Horace, qui utilise précisément ce
stratagème dans l’épître I, 16 pour s’auto-désigner.
– La crudité du terme scortum (« la p… ») au v. 21 pour qualifier Lydé s’explique à
cette lumière, étant normal qu’un « loup » soit marié avec une « louve » (scortum = lupa).
Car mariée, cette femme l’est à coup sûr, comme le suggère l’adjectif deuium (elle manque
à ses devoirs), et comme le confirme l’écho pointé de Lyden, 22 au vocable
uxor en II, 14, 22,
également en rejet : « l’épouse »… de Mécène, on le verra. Lydé, voilà un nom
prédestiné pour l’épouse d’un Lydien / Etrusque (encore en III, 11 et III, 28 ; Lydia
en I, 8 et III, 9).
– Le mélange de sophistication et de vulgarité qui définit Lydé dans la dernière strophe
caractérise Terentia depuis sa première apparition dans les Odes sous les traits de
Pyrrha en I, 5. Or, c’est aussi en I, 5 qu’Horace lançait la question Quis puer ? reprise
ici même au v. 18 : « Quel garçon ? », au sens de « Lequel des deux rivaux, l’amant
ou le mari, Auguste ou Mécène ? ». De rares critiques ont vu que le ton employé
convient fort mal pour commander… de l’eau, mais il faut aller jusqu’au bout de cette
juste intuition, et admettre que la Nymphe ici évoquée n’est autre que Lydé, laquelle
n’habite d’ailleurs pas bien loin puisque, selon toute probabilité, la scène se passe dans
les fameux Jardins de Mécène (str. 4).
– Le style est de l’homme même, et l’on n’est pas surpris de voir que l’amant ressemble
fidèlement à sa maîtresse, juxtaposant de manière presque aléatoire les prosaïsmes et les
poétismes. Sans compter la plaisante maladresse syntaxique des v. 1-3, où l’on ne peut
grammaticalement, au grand dam de la géographie, empêcher diuisus de porter, comme
bellicosus, autant sur
Cantaber que sur Scythes.
– La profonde mediocritas de « Monsieur Mediocritas » (cf. II, 10) s’étale en des lieux
communs d’une désolante platitude qui prétendent justifier l’hédonisme le plus épais, et
masquent mal un féroce égoïsme. Qu’importent les périls extérieurs, l’ennemi est loin ;
qu’importe aussi la misère du peuple : sens qui se dégage des v. 4-5 si l’on garde à l’esprit
que Mécène est ici interpellé en tant qu’homme d’Etat, et qu’il n’a certainement pas à se
tracasser pour son pain quotidien.