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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

II, 12
 
L’intraitable Numance et ses guerres sans fin,
Le terrible Hannibal, la mer sicilienne
Rougie du sang carthaginois, tu n’irais pas
Les chanter sur la tendre lyre,
 
Ni l’ivrogne Hylaeus, ni les cruels Lapithes,
Ni les monstres domptés par la force d’Hercule,
Géants fils de la Terre, effroyable péril
Qui secoua le brillant palais
 
Du vieux Saturne : en prose, c’est en prose, Mécène,
Que tu dois raconter l’histoire de Kaisar,
Ses gloires, ses triomphes, et ces rois menaçants
Qu’on promena la chaîne au cou.
 
Moi, la Muse a voulu que je dise les chants
Si doux de Licymnie, notre chère maîtresse,
Ses yeux étincelants et son cœur si fidèle
Aux amours qu’elle s’est choisies.
 
Elle n’a pas rougi de se mêler aux danses,
Ni de rivaliser avec les hommes, ni d’enlacer
Les belles jeunes filles en vêtements de fête
Au jour sacré de la déesse.
 
Voudrais-tu échanger contre un seul cheveu d’elle
Les fabuleux trésors du riche Achaeménès,
Les revenus entiers de la grasse Phrygie,
Tous les palais de l’Arabie,
 
Quand elle offre sa nuque à tes baisers brûlants
Ou qu’elle te refuse en coquette accomplie
Ce qu’elle voudrait bien que le maître lui prenne
Et que parfois elle lui prend ?

• TRADITION

A Mécène qui le presse de s’attaquer à la haute poésie, comme l’épopée ou la glorification de César, Horace répond que sa lyre est trop frêle pour supporter de si grands sujets, et qu’il préfère chanter Licymnia, c’est-à-dire Terentia, l’épouse de son protecteur.

• OBJECTION

Ainsi comprise, l’ode est profondément offensante pour Mécène. En soi, l’emphase des deux premières strophes pourrait certes passer pour une sorte de parodie humoristique destinée à divertir l’interlocuteur, sauf qu’elle aboutit à un affrontement formel entre le prince et son ministre (Caesaris / Maecenas, 10-11), une sorte de duel ostensiblement placé au juste centre numérique des Odes (livres I-III), et dont Mécène ne sort pas à son avantage, puisqu’il est rabaissé au rôle de propagandiste de son maître, de préposé à « l’historiquement correct ». Humilié en outre dans sa dignité de poète, puisque, comme l’incapacité alléguée au v. 4 à traiter des sujets épiques ne saurait être attribuée à la lyre en général, il s’ensuit qu’elle doit être spécifique à Mécène. Plus loin, c’est en sa qualité de mari qu’il se voit bafouer, tant le locuteur prend de privautés à l’égard de Licymnia-Terentia : attitude si choquante que bien des exégètes préfèrent, contre toute évidence, rejeter l’identification de Licymnia à Terentia.

• PROPOSITION

Auguste, une fois encore, s’amuse aux dépens de son ministre.

• JUSTIFICATION

– La prétentieuse enflure des trois premières strophes porte sans conteste la signature du sanglant Histrion, autant que la présomption qui le conduit à effacer la gloire de Jules César devant la sienne propre : car l’allusion aux « rois menaçants promenés par les rues la corde au cou » doit référer à son mémorable, et triple, triomphe de -29 ; il n’y a qu’un César, c’est lui. Et que dire de la confusion qu’il commet entre le mythe des Géants et celui des Titans (et qu’il réitère en III, 4, alors que, bien sûr, en II, 19 le poète, lui, in propria persona, ne la commet pas) ?
– Sur le compte de « Licymnia », il va s’en donner à cœur joie, tournant et retournant le couteau dans la plaie. D’emblée, l’équivoque dominae, au v. 13, est calculé pour blesser au vif le mari trompé, puisqu’il peut signifier aussi bien « la maîtresse de maison » que « la maîtresse » tout court. Et le portrait qui suit cache bien des épines sous les roses. Dire que les yeux de la belle brillent comme le palais du vieux Saturne (comparaison impliquée par la reprise de fulgens, 8 par fulgentis, 15), cela peut ressembler à un compliment, mais l’insistant lucidum ne veut-il pas suggérer quelque dévergondage ? Non moins traître, l’adjectif mutuis se garde bien de préciser avec qui la dame file le parfait amour…
– La cinquième strophe se distingue par une triple négation et une série d’ambiguïtés sur nec dedecuit (« il ne lui messied point », ou « elle n’a pas rougi » ?), sur certare ioco (« pétiller dans la conversation », ou suggestion de certare uino, « boire à outrance », comme en I, 36 ?) sur ludentem (à quoi joue-t-elle ? consacrées à Diane, ces danses sont réservées aux vierges).
– Après la sarcastique pointe de la sixième strophe (lui, l’Amant, n’a pas besoin de troquer, puisqu’il possède A LA FOIS la belle et les trésors incalculables), l’estocade est portée brutalement. En même temps facile et cruelle (facili saeuitia), cruelle pour l’époux et gentille pour l’amant, Licymnia n’offre au premier que… sa nuque, et tout le reste est pour l’autre. Mais, bien entendu, la présence de l’Adultère est soigneusement dissimulée dans l’ombre d’une syntaxe touffue à souhait, poscente pouvant dépendre de magis ou bien faire fonction de complément d’agent sans préposition (cf. I, 6, 1), alors au sens de « celui qui est en position d’exiger, le maître », ou même (magis complétant poscente) de « celui qui offre les meilleures enchères ».

 
 
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