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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

II, 13
 
Néfaste fut le jour où quelqu’un te planta,
Sacrilège sa main qui te permit de croître,
Arbre, pour la perte de ses neveux
Et la honte de son village !
 
Qu’il ait assassiné, celui-là, père et mère,
J’en serais peu surpris, ni qu’il ait nuitamment
Versé le sang d’un hôte en sa maison…
Tous les poisons de la Colchide,
 
Il a dû les broyer, commettre tous les crimes,
Celui qui te dressa, maudit bois de charpente,
Sur mon chemin, afin que tu tombasses
Sur ma pauvre tête innocente.
 
L’homme jamais assez ne se tient sur ses gardes.
Le péril est partout : le marin de Carthage
Redoute le Bosphore, et s’imagine
Par ailleurs à l’abri du sort ;
 
Le soldat craint les traits et la fuite tactique
Du Parthe ; le Parthe craint nos chaînes et nos geôles,
Et pourtant c’est toujours à l’improviste
Que la mort frappe et frappera.
 
Vraiment, j’ai bien failli visiter le royaume
De la noire Proserpine, voir Eaque en ses œuvres
Et le séjour choisi des bienheureux,
Sappho qui pleure sur sa lyre
 
Les infidélités des filles de Lesbos,
Et toi, bien plus grand qu’elle, Alcée au plectre d’or,
Qui fais vibrer le malheur sur tes cordes :
Guerre, exil et navigation.
 
Vos chants à tous les deux, les ombres les admirent,
Mais ce sont les combats, l’expulsion des tyrans,
Qui font surtout s’agglutiner la foule
Pour s’en abreuver les oreilles.
 
Faut-il s’en étonner, lorsque le noir Cerbère
Incline fasciné ses deux fois cent oreilles,
Et que dans les cheveux des Euménides
Les serpents se reposent un peu ?
 
A ces sons harmonieux même les grands damnés,
Tantale et Prométhée, en oublient leurs tourments,
Et Orion ne songe plus du tout
A chasser le lynx ou le lion.

• TRADITION

Horace, encore sous le choc, rapporte comment la chute d’un arbre a bien failli l’envoyer visiter les enfers.

• OBJECTION

Entre une première partie consacrée à maudire, sur le mode burlesque, l’anonyme manant qui eut un jour la malencontreuse idée de planter cet arbre homicide, et une seconde qui nous propose une visite guidée des enfers, la pièce manque singulièrement d’unité. L’embarras des exégètes est d’ailleurs tel que les uns nient l’intention comique de la première partie pour l’aligner sur la supposée gravité de la seconde, tandis que d’autres font l’inverse.

• PROPOSITION

La pièce est à mettre sur les lèvres d’Auguste, et fait référence à l’accident dont celui-ci fut victime lors de sa campagne en Dalmatie, quand l’écroulement d’un pont (ce « maudit bois de charpente » qu’il anathématise ici) le blessa à la jambe et aux deux bras (Suét. Vie d’Aug. 20, 2 ; Plin. N. H. VII, 149 ; App. Ill. 20 ; Dion 49, 35, 2). Les Odes reviennent encore trois fois sur l’événement (II, 17 ; III, 4 ; III, 8).

• JUSTIFICATION

La tonalité du poème se laisse maintenant très bien saisir : oui, c’est pour de bon que l’énonciateur éructe sa colère contre le supposé responsable de ce « crime », mais c’est sa personnalité même qui suscite notre rire, tant on le sent imbu de sa personne, furieux de ne pouvoir s’en prendre à personne en particulier, indigné aussi qu’un accident aussi trivial ait pu, ait osé, lui arriver à lui, surtout prudent et précautionneux comme il l’est (strophes 4-5). On considérera d’ailleurs comme de précieux indices les mots nepotum, 3 (« neveux », singulier masqué, comme en II, 1, 27) et domini, 12 (« le maître » : en effet), et comme autant de marques de fabrique les nombreuses irrégularités métriques qu’il commet (et Colcha, 8 pourrait bien être une correction de scribe pour un Colchica d’origine), ou encore le vulgaire faux sens qui lui échappe dès le premier vers sur l’adjectif nefastus, pris pour religiosus ; et que va faire spécialement dans le Bosphore le marin carthaginois (str. 4) ?
Encore tout cela n’est-il que broutilles auprès des énormités que nous réserve la description de l’au-delà. Déjà, fallait-il descendre chez les morts (mais rappelons que, justement, il n’y est pas descendu) pour abaisser la grande Sappho devant son compatriote Alcée ? Non, Horace n’aurait jamais dit qu’Alcée surpasse Sappho : c’est pure sottise, et pur machisme. Ne serait-ce pas aussi que le locuteur se projette à travers Alcée, comme le montre la triade « guerre, exil et navigation » (nauis… fugae… belli, 27-28), à comparer à II, 6, où Horace énumérait personnellement maris et uiarum / militiaeque (v. 7-8), donc pas de fuga, c’est-à-dire, aussi bien qu’« exil », « fuite »… comme celle d’Octave à Philippes (celerem fugam, II, 7, 9) ?
Mais voyons plutôt, car ce n’est pas triste, quelle idée notre guide se fait de la justice divine et de la vie après la mort. Bien sûr il atterrit directement dans le séjour des bienheureux (v. 23), mais quelle n’est pas notre surprise d’entendre traiter les élus de vulgaire foule (uolgus, 32), et de les voir s’entasser les uns sur les autres pour écouter chanter Alcée sur le thème des « tyrans expulsés », car les tyrans les fascinent (magis… bibit). Peut-être ces âmes vulgaires se réjouissent-elles de la défaite des tyrans, mais ceux-ci aux enfers ont bien meilleur sort qu’elles. Tandis qu’elles sont confinées dans un étroit espace (densum umeris, 32), eux, les présumés Grands Damnés, les Prométhée, les Pélops et les Orion, et autres grands seigneurs, n’ayant à craindre ni Cerbère, ridicule avec ses cent têtes, ni les Euménides, dont les serpents « se récréent », ils jouissent éternellement (car il ne s’agit pas, comme dans la descente d’Orphée, de quelques moments de sursis) des délices de la musique !

 
 
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