II, 17
Pourquoi m’assassiner avec tes jérémiades ?
Il n’est pas dans mes plans de mourir avant toi,
Et le ciel le refuse,
Mécène, ô mon rempart et ma parure.
Ah ! si un mauvais coup, c’est si vite arrivé,
Venait t’ôter la vie, ce morceau de la mienne,
Qu’ai-je à faire de l’autre ?
Pour sa survie je crois qu’il devrait craindre.
Dans une même ruine ils seront emportés,
Selon les termes du serment : « Nous irons, nous irons
Où que tu nous précèdes,
Fût-ce dans l’au-delà de l’au-delà. »
Quant à moi-même, rien, ni le souffle enflammé
De la Chimère, ni le Géant aux cent bras
Ne me déracinera :
Ordre des Parques et de dame Justice !
Que la Balance me contemple, ou l’effrayant
Scorpion, le plus violent des signes du Zodiaque,
Voire le Capricorne,
Qui tyrannise l’onde occidentale,
Un merveilleux accord règne entre nos étoiles :
L’éclat de Jupiter t’a soustrait à l’emprise
De l’inique Saturne,
Et suspendu les ailes du Destin
Le jour où par trois fois dans un théâtre en liesse
La foule t’honora de ses applaudissements.
Moi, la chute d’un tronc
Me défonçait le crâne si Faunus,
Gardien des Mercuriens, n’avait pas amorti
Le coup. Souviens-toi donc d’offrir grasses victimes,
Plus un temple votif.
Nous, nous tuerons une modeste agnelle.
• TRADITION
Mécène était de santé délicate, et redoutait la mort. Il se plaignait souvent. Horace lui apporte les consolations de l’amitié : si Mécène meurt, il ne lui survivra pas.
• OBJECTION
A elle seule la première strophe devrait nous faire douter qu’Horace s’exprime en
personne. Certes, la majorité des traducteurs comprennent le v. 2 à l’envers
(= « je ne veux pas que tu meures avant moi »), mais l’ambiguïté à elle seule est
parlante, d’autant que le ton du premier vers est fort désobligeant, et qu’une fâcheuse
rencontre de syllabes dans le quatrième suggère malignement que Mécène est moins
un honneur (decus) qu’un déshonneur (dedecus).
Cette sorte de bouffonnerie poisseuse qui imprègne tout le poème convient-elle
bien pour témoigner son affection à un ami cher qui est en même temps un protecteur
très haut placé ?
La perversité de la troisième strophe éclate à la lumière de ce poème où Horace
se disait prêt à suivre Mécène au bout du monde s’il le fallait (épode I) : serment
ici caricaturé en promesse de suicide ! Et le mieux, c’est qu’en effet le poète ne
survécut que deux mois à son « rempart ». A croire qu’« On » l’aida quelque peu
à tenir ses prétendus engagements…
• PROPOSITION
Ce n’est pas Horace, mais Auguste, qui, à sa manière grandguignolesque, assure Mécène de son « amitié » prétendument indéfectible, et menace Horace par la même occasion.
• JUSTIFICATION
Anti-Ego essaie à toute force de s’abriter derrière Ego ; au lecteur à chaque fois
de l’en débusquer. On vient de signaler la perverse utilisation qu’il fait du beau
serment de la première épode, mais dès le v. 4 il parodie le grandiose salut à Mécène
qui ouvrait les Odes (I, 1, 2), et ce n’est que la
disgrâce du grande decus qui le trahit.
De même espère-t-il en se plaçant sous la protection du dieu Mercure (v. 28-30)
se faire passer pour l’auteur même des Odes, ruse renouvelée de II, 7, mais la trivialité
de son langage le dénonce, outre que nous savons depuis II, 13 ce que camoufle
cette histoire de tronc homicide… Plus retorse est l’embûche tendue dans les tout
derniers vers, où le personnage se présente comme peu fortuné en comparaison de
Mécène. Humour ! mais pour bien le goûter, il convient de comprendre que le Jupiter
qui sauva Mécène d’une mort certaine n’est autre que le locuteur lui-même, le
divin Auguste (cf. II, 7 encore). Dans quelle circonstance ? celle fêtée par Horace
en I, 20 : Mécène, qui gouvernait Rome en l’absence d’Auguste, avait reçu au théâtre
une telle ovation que le prince en avait pris ombrage…
Anti-Ego joue aussi sur les amphibologies. Celle du v. 15 n’est pas moins frappante
que celle du v. 2, et encore plus désopilante, puisque les traducteurs comprennent
« rien ne me séparera de toi », alors que le simple latin dit : « je suis indéracinable »
(immortel ? sans doute, comme tous les dieux qui se respectent). Le salmigondis
de la deuxième strophe devrait également faire sourciller les exégètes, ce qui n’est
guère le cas. Traduction représentative : « si un coup prématuré me dérobait en toi
la moitié de mon âme, pourquoi survivrait la seconde, n’ayant plus même prix ni
même intégrité ? ». Revenons à la raison, donnons à la question quid moror alteram
(et non altera : cette faute est symptomatique, on recule devant le texte) son vrai poids,
et entendons que le sujet n’a nullement en vue sa propre « moitié d’âme », mais bien
l’être que Mécène considérait comme l’autre moitié de son âme, c’est-à-dire Horace,
qui prédit ici, par la bouche même du criminel, son futur assassinat.
Les considérations astrologiques développées dans la strophe 5 confirment, quoique
fumeuses, la lecture ici proposée, dans la mesure où Auguste était bien de la Balance,
alias les Pinces du Scorpion, tout en ayant élu le Capricorne comme emblème officiel
de sa naissance.