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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

II, 18
 
L’ivoire et l’or des lambris
Ne font pas resplendir mon intérieur ;
Le marbre bleu de l’Hymette
N’y pèse pas sur des colonnes importées
Jusque d’Afrique ; je n’ai pas
Par miracle hérité du royaume d’Attale ;
Des dames de haut lignage
Ne filent pas pour moi la pourpre laconienne.
 
J’ai pour trésors la droiture
Et l’inspiration. Le riche en sait le prix
Et pour cela me courtise.
Je ne demande rien de plus aux dieux
Ou à mon puissant ami :
Mon domaine sabin suffit à mon bonheur.
 
Le jour enfante le jour,
En un cycle éternel les lunes se relaient :
Toi, inconscient que tu es,
N’ayant que mort en tête, tu adjuges le marbre
Pour bâtir ton mausolée,
Et de la mer qui gronde au large de Baïes
Tu veux reculer les côtes,
Trop peu riche sans doute avec la terre ferme.
Que dis-je ? tu arraches même
Les bornes qui délimitent tes propriétés
Et tu envahis tes vassaux.
La femme, le mari, les enfants en guenilles
Sont jetés hors de chez eux.
Ils emportent leurs dieux dans un pli de leur robe.
 
Mais si un palais attend
Leur spoliateur, c’est à coup sûr celui qu’Orcus,
Le grand rapace, lui réserve.
Que poursuis-tu si loin ? La terre en sa justice
S’ouvre aux princes comme aux pauvres,
Et Charon à prix d’or n’a jamais ramené
L’ingénieux Prométhée.
Pour le compte d’Orcus il enferme à jamais
Tantale et toute sa race
Bouffie d’orgueil. Mais quand un pauvre arrive enfin
Au terme de ses épreuves,
Invoqué ou non invoqué, Dieu le délivre.

• TRADITION

« Horace se montre lui-même, de fortune médiocre, mais content de son sort dans la paix de sa conscience et les dons de son esprit, en face d’un riche avide et toujours prêt à dépouiller les faibles, oubliant que la mort nous rend tous égaux » (F. Villeneuve). Bien entendu, cette virulente diatribe ne vise personne en particulier.

• OBJECTION

Si l’ode ne vise personne de précis, alors le risque est grand de penser qu’Horace y donne la leçon – et quelle leçon ! c’est une attaque en règle – au seul riche qui soit ici évoqué, c’est-à-dire Mécène (v. 10-14). Certes, celui-ci apparaît comme modeste, généreux, amical, bref l’antithèse même du parvenu arrogant et brutal que le poète prend à partie, mais le doute ne peut que subsister sur la sincérité de cet éloge tant que l’on n’a pas mis un nom sur le tu du vers 17.

• PROPOSITION

Ici comme en II, 15, Horace s’en prend spécifiquement à l’Ennemi par excellence, l’anti-Ego des Odes : l’empereur Auguste.

• JUSTIFICATION

– 1) La dénégation des v. 5-6 concentre un nombre impressionnant de mots-clés : heres, « l’héritier » (voir notamment II, 3, 20 ; II, 14, 25), regiam, « palais royal » (or, qui règne à Rome ?), occupaui (coup de force contre la République), ignotus (mot repris de Sat. I, 6, 36, allusion au secret bien gardé de la naissance d’Octave : cf. Rev. Belge de Philologie et d’Histoire 73 (1995), p. 73-74), Attali (Attale III avait légué son riche royaume au peuple romain, et c’est aujourd’hui Auguste qui le possède : cf. I, 1). Tout cela encore renforcé par l’expression puerisque regum, en écho symétrique au v. 24 : le terme puer, « l’enfant », sobriquet répandu pour désigner ce « fils à papa » qu’était l’héritier de César.
– 2) L’ode s’applique de façon occulte à contrer le discours développé ailleurs par anti-Ego. Ainsi, en I, 4, celui-ci affirme que la mort nivelle tout, renvoyant riches et pauvres dans un même néant (Mors aequo… pede, 13) : ici au contraire, il existe une justice éternelle (aequa, 32). De même, en II, 3, 24, anti-Ego dépeint la Mort comme impitoyable (nil miserantis Orci : cf. inlacrimabilem / Plutona, II, 14, 6-7), alors qu’ici elle est compatissante et secourable au pauvre. Elle, ou plutôt le Mystère qu’elle cache (ceci marqué par l’incertitude du sujet), Dieu.
– 3) La vision du monde pessimiste, matérialiste et désespérante d’anti-Ego, telle qu’elle s’exprime par exemple dans la troisième strophe de II, 11 (« les fleurs se fanent, la lune a des phases : alors, pourquoi nourris-tu des pensées éternelles, de hautes visées spirituelles ? »), est secrètement renversée aux v. 15-16 du présent poème, qu’on a tort de traduire ainsi : « le jour chasse le jour, les lunes périssent l’une après l’autre ». Le vrai sens du distique serait plutôt : « Le spectacle de la nature devrait t’enseigner l’espérance, la modération, la justice ». Piège typique d’écriture, suivi de deux autres : l’un résulte de l’automatisme qui rattache sepulcri, 18 à immemor, 19 alors que l’individu, loin d’oublier son tombeau, ne pense au contraire qu’à se faire construire un mausolée pharaonique (cf. III, 30, 2 : Auguste s’y prit en effet très en avance) : telles sont ses « pensées éternelles » à lui ! Il fait triompher la Mort en plein centre de Rome, comme il fait gagner la Mer, cet autre symbole funèbre, sur les terres (là est la troisième ruse : on comprend séculairement l’inverse, en dépit de summouere, 21), en agrandissant le lac Lucrin (Iulia… unda, écrit Virgile : voir II, 15), qui communique directement avec l’Averne, cette bouche des enfers.
La reprise du qualificatif auarus, 26, par rapacis, 30 fait apparaître le Riche comme un avatar de cet Orcus–Pluton (= « le Riche », étymologiquement), dont il ne sera pas moins infailliblement la proie lui-même.

 
 
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