II, 19
Bacchus ! oui, je l’ai vu, mes fils, de mes yeux vu.
Sur des rocs écartés il enseignait son art.
Les Nymphes l’écoutaient, et les Satyres
Chèvre-pieds pointaient l’oreille.
Evoé ! mon esprit effrayé tremble encore,
Mais j’ai le cœur rempli du dieu, et l’allégresse
Me submerge ! Pitié, Liber, pitié,
Terrible maître du thyrse !
Je dois chanter les infatigables Thyiades,
Les fontaines de vin, les rivières de lait,
Et redire après toi les flots de miel
Ruisselant du creux des arbres,
Ton épouse ajoutée aux constellations,
Les palais fracassés de tes persécuteurs,
Le fier Penthée et le Thrace Lycurgue
Sauvagement mis en pièces !
Tu domptes les rivières et tu domptes les mers.
Ivre et invulnérable, à l’abri des montagnes,
Tu emprisonnes dans un nœud de vipères
Les cheveux des Bistonides.
Quand l’armée des Géants escalada l’Olympe,
Royaume de ton père, à l’horrible Rhétus
Tu fis battre en retraite avec la gueule
Et les griffes d’un lion.
On te disait plus fort aux parties de plaisir,
A la danse et aux jeux, que ferme à la bataille.
Mais tu conciliais la guerre et la paix
En une seule personne.
Tu subjuguas Cerbère avec ta corne d’or.
Ce monstre contre toi frotta sa queue soumise
Et te lécha les pieds de ses trois langues
Quand tu remontas du gouffre.
• TRADITION
Dans cet hymne à Bacchus, clairement inspiré de la poésie religieuse grecque, faut-il voir un pur exercice littéraire, juste relevé de la pointe d’ironie qui convient aux personnes bien élevées ? Il semble que ce soit l’opinion dominante chez les exégètes, encore que certains consentent à voir dans l’insistance du poète sur les redoutables colères du dieu une manière de mise en garde envers ses ennemis… littéraires, bien sûr.
• OBJECTION
Bacchus au temps d’Horace n’est nullement un dieu mort. Il a ses temples à Rome, son culte, ses cérémonies, ses adorateurs, en particulier chez les poètes, dont il est le protecteur attitré. Tous le célèbrent avec ferveur. Naturellement, la dimension politique d’une divinité qui s’appelle Liber, « le Libre », ne peut être claironnée sous un régime tyrannique, mais elle n’en apparaît pas moins à qui sait lire, par exemple à la fin de l’épître I, 16, face au terrible Penthée.
• PROPOSITION
La ferveur d’Horace n’est pas feinte. Sous couvert d’imiter les Grecs, et si l’on fait la part du travestissement mythologique conventionnel, il se livre et se délivre, affirmant sa foi personnelle en la dimension divine de l’homme, sa certitude de citoyen quant au châtiment programmé du Tyran, enfin sa gratitude et sa jubilation de poète visité par le grand souffle de l’Esprit.
• JUSTIFICATION
Soit, nous ne disposons pas d’un détecteur de mensonge, et il n’est d’ailleurs pas
certain qu’appliquée à un tel virtuose de la simulation et de la dissimulation, la
machine se révèle très efficace. Admettons donc que l’impression très forte,
contagieuse même, qu’exerce l’ode sur son lecteur ne prouve rien du tout. Mais
inversement, il est tout à fait abusif de tirer argument du premier vers, comme on
le fait souvent, pour dénier toute profondeur véritable au poème. En effet, si la
formule d’enjouement du premier vers (credite, posteri : « croyez-le, gens du futur »)
nous prévient bien contre une lecture naïve et littérale, elle n’a nullement le pouvoir
de décrédibiliser l’expérience elle-même.
Il ne reste donc plus qu’à recourir à des critères objectifs d’appréciation, et ceux-ci
heureusement ne manquent pas :
– 1) Dans l’édition primitive, l’ode clôturait le livre, en pendant à la solennelle ode
à Pollion. Ce fait plaide non seulement en faveur de son importance aux yeux du
poète, mais même en faveur de sa signification politique.
– 2) Dans l’édition actuelle, elle précède une pièce dont la sincérité ne fait de doute
pour personne, et qui réalise sous nos yeux les promesses contenues en II, 19, à savoir
le triomphe du poète qui, échappant au Styx, plane sur la musique en dehors
de l’espace-temps.
– 3) Pourquoi Horace n’adhérerait-il pas de tout son être au credo porté par l’ode II, 19,
puisque c’est le même que celui martelé avec véhémence dans la pièce précédente :
fière revendication de sa liberté intérieure, rejet de la démesure et de l’impiété,
dénonciation de l’injustice des « rois », l’un d’entre eux en particulier, certitude
de leur châtiment final. Et le dieu mystérieux qui à la fin de II, 18 vient délivrer le
pauvre, est-il un autre que ce Bacchus qui à la fin de II, 19 montre en domptant
Cerbère qu’il règne sur les fins dernières ?
– 4) Enfin, la proximité du poète avec ce dieu qui l’envahit se renforce encore
d’une particularité très spécifique, s’il est vrai que la septième strophe définit
une attitude propre aux adeptes de la « double écriture », dont Horace est l’un
des plus brillants représentants. L’adjectif medius préfigure
biformis, II, 20, 2,
pointant ainsi discrètement vers une assimilation de Virgile à Bacchus, observable
en II, 6 et IV, 12, ainsi que chez Ovide.