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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

II, 20
 
Sur une aile inusuelle et d’immense envergure
Je me sens emporter, poète aux deux visages,
A travers l’espace éthéré.
Je prends congé du monde, et dépassant la Haine,
 
Je vais laisser les villes. Sois-en sûr, cher Mécène,
Dont la voix me rappelle, il ne périra pas,
Le fils de pauvres que je suis,
Le Styx en ses anneaux ne l’enfermera pas.
 
Déjà tombe à mes pieds la rugueuse dépouille,
Déjà je me transforme en cygne éblouissant,
Et c’est comme un plumage lisse
Qui traverse mes doigts, soulève mes épaules.
 
Distançant désormais l’Icare dédalien,
Du gémissant Bosphore je franchirai les rives
Sur les ailes de la musique,
Et je verrai les Syrtes et les Hyperborées.
 
Ils me connaîtront tous, le Colchidien, le Dace
Qui veut cacher sa peur de la cohorte marse,
Et les Gélons du bout du monde ;
L’Ibère et le Gaulois répéteront mes vers.
 
D’un cortège inutile écarte les pleureuses.
Pas de gémissements, de plaintes impudiques ;
Impose silence à tes cris,
Epargne du tombeau les honneurs superflus.

• TRADITION

Anticipant sa disparition, Horace se métamorphose en cygne sous nos yeux. Il n’est peut-être pas surprenant que l’ode ainsi déchiffrée ait suscité plus que des réserves : on parle de bizarrerie, d’étrangeté, de fausse note, de panne d’inspiration.

• OBJECTION

Avant de porter ces critiques négatives, on devrait explorer toutes les possibilités, par exemple celle que l’auteur du poème n’en soit pas l’énonciateur.

• PROPOSITION

Ce chant de triomphe est à mettre sur les lèvres de Virgile post mortem, et vient glorieusement couronner les odes I, 3, I, 28, II, 6, II, 9, consacrées au poète martyr : finies les larmes, fini le deuil, place à la joie sans mélange. Un éclatant démenti est ainsi apporté à anti-Ego, qui tout au long de ce livre n’a cessé de distiller son message de mort : comparer en particulier les v. 7-8 avec II, 14, 8-9 (tristi / compescit unda, scilicet omnibus…). En infligeant la mort au poète, Auguste n’a fait que le libérer, et aujourd’hui il ne peut plus rien contre lui. Deux comparatifs traduisent cette victoire : Virgile est « plus grand que la Haine » (Inuidiaque maior) et « plus rapide qu’Icare » (ocior Icaro), deux symboles tout trouvés d’anti-Ego, incarnation de l’envie et de la démesure.

• JUSTIFICATION

– 1) La première justification, c’est la disparition instantanée des fameuses fausses notes. La modestie d’Horace ne souffre plus, le réalisme de la troisième strophe n’a plus rien qui choque, au contraire, ou bien ne résulte que de la maladresse des traductions (la nôtre n’étant pas exclue, cela va sans dire). Un corps humain bien réel qui se change tout à coup en volatile, c’est burlesque, mais ici il s’agit d’un corps immatériel qui devient pure lumière, pur vol et pure musique : d’où la tentative « sur les ailes de la musique », 15 pour rendre canorus / ales, « mélodieux / ailé ».
– 2) Il faut aussi avouer que l’adjectif biformis au v. 2 était assez cocasse, en nous forçant à imaginer un Horace (bien vivant) sous les traits d’un hybride mi-homme mi-cygne. Rien de tel s’il s’agit du défunt Virgile. Le poète inspiré (uates), « tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change », reste à jamais biformis, mais non dans son corps, dans sa poésie : il a deux visages, selon qu’on la lit vite ou que l’on recherche son sens caché.
– 3) Non moins ridicule était le quem uocas, 6, pris au sens de « toi qui m’invites à dîner » (quand ? tout le temps ?), et vaguement absurde (« moi que tu invites à dîner, je ne mourrai pas »). Désormais, il peut sans difficulté renvoyer à l’appel solennel du mort chez les Romains, et annoncer compesce clamorem, 23, dans la mesure où ce sont les deux seuls verbes qui adressent directement la parole à Mécène.
– 4) L’expression inani funere, 21 signifie que le tombeau est doublement vide, car il ne contient ni l’esprit ni le corps du poète. Mais dans l’interprétation traditionnelle, il venait s’y greffer une nuance bien malvenue, à savoir que le corps ne pouvait pas être là puisqu’il s’était transformé en oiseau. Débarrassé d’une lecture aussi naïvement littérale, on peut en revanche charger cet inani d’une information fort précieuse concernant le tombeau de Naples où reposaient officiellement les restes de Virgile : non, c’est faux, ils sont à Tarente (cf. II, 6), ces cérémonies publiques sont de pures grimaces (turpes).
– 5) L’insistant non ego, 5-6, pourrait valoir comme signal qu’Horace n’est pas ici le locuteur.
– 6) Enfin, du vivant même de Virgile le cygne lui était associé (non à Horace : cf. IV, 2, 25 suiv.), et son nom, P. Vergilius Maro, se dessine en anagramme sous les vers 2-4.

 
Fin du Livre II
 
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