III, 7
Pourquoi le pleures-tu, Astérie, ce Gygès
Qu’au retour du printemps les radieux Zéphyrs
Te rendront enrichi du trafic de Thynie,
Et te gardant fidélité ?
Poussé vers Oricum par les vents du Notus
Après l’apparition de la Chèvre orageuse,
Il passe sans dormir de longues nuits glacées
Et répand des larmes sans fin.
Pourtant un messager de la triste Chloé,
Lui disant qu’elle souffre en vivant sous ton toit,
Que tu lui fais subir les feux de ta colère,
Par mille adresses le travaille.
Il raconte comment une femme perfide
Poussa par le mensonge et par la calomnie
Le crédule Prétus à perpétrer le meurtre
Du trop chaste Bellérophon ;
Comment Pélée faillit finir dans le Tartare
Pour avoir repoussé les avances d’Hippolyte ;
Et autres fables pernicieuses qu’il détourne
Dans l’espoir de le mettre en garde.
En vain : car, plus sourd que les rocs d’Icaros,
Il entend ces discours sans en être entamé.
Mais toi, de ton côté, le voisin Enipée,
Ne l’aime pas plus qu’il ne faut.
Bien qu’on ne voie personne sur le gazon de Mars
Se montrer plus habile à dresser un cheval,
Et bien qu’aucun nageur ne descende plus vite
Le courant du fleuve toscan,
Sitôt le soir, ferme ton huis, et ne va pas,
Quand s’élève le chant de la flûte plaintive,
Te pencher vers la rue : laisse-le t’appeler
Cruelle, et demeure inflexible.
• TRADITION
Horace prie Astérie de rester fidèle à Gygès parti en voyage, et qui, quant à lui, résiste fermement aux avances d’une certaine Chloé chez qui il loge. Tout, bien sûr, est fictif.
• OBJECTION
S’agit-il de consoler Astérie ou de la mettre en garde, et en réalité de la présenter au lecteur comme une rouée ? Quel moyen de le savoir si les personnages nous sont par ailleurs inconnus ? Et comment le messager est-il si bien renseigné sur ce qui se passe à Oricum ?
• PROPOSITION
Reconnaissons, sous ces masques grecs, les protagonistes du drame intime qui se joue dans les Odes depuis la pièce I, 5, impliquant Mécène (Gygès, cf. II, 5), Auguste (Enipée), Terentia (Astérie), sa rivale (Chloé), et Horace lui-même (ici sous les traits de l’émissaire de Chloé).
• JUSTIFICATION
Liés par un pacte de fidélité, Gygès et Astérie sont dans la situation d’un couple marié.
Mais, comme souvent dans les couples (cf. I, 33), l’amour entre eux n’est pas égal :
lui l’aime passionnément, tandis qu’elle attend à peine qu’il ait le dos tourné pour
retrouver ce cher Enipée qu’elle connaît fort bien puisqu’ils sont voisins (uicinus, 23),
et plus que cela, comme le suggère assez l’insistance de la mise en garde dans les dix
derniers vers.
Dans l’ode III, 19, Glycère, femme d’un mari qu’elle trompe, est voisine également
de l’énonciateur, c’est-à-dire Auguste ; Enipée joue la sérénade sous les fenêtres
d’Astérie en la traitant de cruelle, imitant en cela certain galant nocturne qui courtisait
Lydia en I, 25 ; Astérie (c’est, comme par hasard le nom d’une des maîtresses de Jupiter :
cf. Ov. Métam. VI, 108)
admire le bel Enipée (nom de fleuve) comme Néobulé en III, 12
admire le bel Hebrus (nom de fleuve), et pour les mêmes raisons : pour ses talents
de cavalier et de nageur. Un détail : le fleuve Enipée était, selon Lucain (Phars. VII, 116),
tout rougi du sang des guerres civiles. Comme Octave : voir notamment I, 2 ; I, 35 ; II, 1.
D’après la doxa, Chloé, hôtesse de Gygès, tente de le séduire en usant de chantage :
elle lui fait entendre, par émissaire interposé, que s’il refuse de lui céder, elle l’accusera
auprès de son mari d’avoir voulu lui faire violence. Interprétation qui se heurte à
l’improbabilité que Chloé s’assimile elle-même à une « femme perfide ». Comprenons
donc que cette « femme perfide » (littéralement : « celle qui se parjure », par opposition
au constantis… fide du v. 4) n’est autre qu’Astérie–Terentia, contre les manipulations
de laquelle Gygès–Mécène est mis en garde. Ainsi s’explique monet, 20, qu’on a tort
de remplacer souvent par un fade mouet : Horace, en vertu du rôle qu’il assume dès
l’ode I, 5 auprès de son ami, l’avertit des graves dangers qu’il fait courir à lui-même
et à ses amis par son assujettissement à Terentia. Ce Bellérophon qui risque la mort
(str. 4), c’est à la fois le poète en tant qu’il chevauche Pégase, et Mécène lui-même,
comme on le voit en IV, 11 (I, 27 conserve l’ambiguïté). En condamnant à mort
Bellérophon, le mari trop crédule se suicide en quelque sorte, tue en lui ce qu’il a de
plus noble. Et expose Chloé, l’étrangère qui vit sous son toit (hospitae, 9, en ce sens :
cf. II, 4 et III, 9), aux violences physiques de sa maîtresse, comme dans l’élégie III, 15
de Properce (v. 13), où la maîtresse d’Antiope brûle les cheveux de celle-ci pour satisfaire
sa vengeance. Ainsi s’explique ce tuis… ignibus (v. 10-11) que la doxa n’arrivait pas
à expliquer, surtout avec ce relief donné au possessif (= les feux que tu allumes).
Aux yeux d’Astérie, l’avocat de Chloé ne peut évidemment être qu’un fourbe (uafer, 12),
un trompeur (fallax, 20), un professeur d’immoralisme, puisque les histoires qu’il raconte
incitent le mari à se défier de sa femme. Mais aux yeux du lecteur, la fourberie vient plutôt
d’Astérie, et fallax ne fait que répliquer à
falsis, 14. Au mensonge et à la perfidie d’un
ennemi sans scrupules, Horace riposte par la « double écriture ».