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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

III, 8
 
Ce que je fais, sans femme, aux calendes de mars ;
Que signifient ces fleurs, ces coffrets pleins d’encens,
Et ce charbon sur cet autel de gazon vert :
Cela t’intrigue,
 
O docte connaisseur de l’une et l’autre langues ?
J’avais voué un doux festin et un bouc blanc
Au dieu Liber quand je faillis être enterré
Par un bris d’arbre.
 
C’est un grand jour de fête ! A chaque anniversaire
Sautera le bouchon, cacheté dans la poix,
D’une amphore qui, sous le consulat de Tullus,
But la fumée.
 
Prends cent cyathes, Mécène, à la bonne santé
D’un ami rescapé, fais veiller jusqu’à l’aube
Les flambeaux allumés ; loin de nous soient tout cri,
Toute colère.
 
Cesse en bon citoyen de t’inquiéter pour Rome.
Elle est morte, l’armée du Dace Cotison ;
Il tourne contre soi ses armes de malheur,
L’ennemi mède ;
 
Asservi le Cantabre, notre vieil adversaire
De la lointaine Espagne, et enfin enchaîné ;
Les Scythes ont détendu leurs arcs et déjà songent
A battre en retraite.
 
Sans te préoccuper des souffrances du peuple,
Evite, homme privé, de faire trop de zèle ;
Saisis donc avec joie les cadeaux de l’instant ;
Sois moins sérieux !

• TRADITION

Horace invite Mécène à une beuverie pour célébrer dignement l’anniversaire du jour où il avait échappé miraculeusement à la chute d’un arbre. Cette date coïncidait avec la fête des Matronalia, célébrée le premier mars par les femmes mariées.

• OBJECTION

Ce ton de poisseuse familiarité, ces plaisanteries épaisses, cet encouragement à l’ivrognerie (cent cyathes font presque cinq litres de vin pur), ce bilan triomphaliste des affaires extérieures de Rome joint à un cynique désintérêt pour le sort du peuple : pourquoi Horace grimace-t-il ainsi ?

• PROPOSITION

L’énonciateur est Auguste.

• JUSTIFICATION

Il faudrait qu’Horace ne manque ni d’outrecuidance pour prétendre renseigner Mécène sur l’état des frontières, ni de naïveté pour présenter un bilan aussi rose de la situation. Mais venant d’Auguste, rien de plus naturel. Cet optimisme irresponsable va de pair avec une indifférence pour le bien public qui s’exprime brutalement au v. 17 à travers l’espèce de redoublement syntaxique de l’adjectif ciuilis (apposition au sujet, ou épithète de curas), et le violent impératif mitte, repris de I, 38, 3. Ce ciuilis fait d’ailleurs attendre un bilan intérieur qui ne vient pas : en somme, si les frontières vont bien, tout va. Pour le reste, il serait déconseillé de s’en occuper : la dernière strophe contient une sourde menace (« mêle-toi de ce qui te regarde »), ainsi qu’un sarcasme à l’adresse des bonnes âmes qui compatissent à la misère du peuple. Si scandaleuse grammaticalement est au v. 25 la construction neglegens ne (« sans te soucier de ») que maint exégète préfère attribuer neglegens à populus (« un peuple insouciant », « un vain peuple »), ce qui n’est que demi-remède… Inutile de préciser qu’à l’avant-dernier vers l’impératif cape est presque toujours substitué à un violent rape, mieux attesté pourtant, et plus en accord avec le ton général de l’ode, en particulier avec les injonctions de la strophe 4.
Horace serait-il vraiment dans son rôle en recommandant à son puissant ami d’éviter les cris et la colère (v. 15-16) ? En revanche, on comprend que l’amant de Terentia puisse tenir ce langage au mari qu’il s’amuse à torturer. Le message est : « Enivre-toi et sois sage ». Un message récurrent dans les Odes, et toujours signé anti-Ego : voir par exemple I, 19 ; II, 11 ; III, 19. Il est bien dans son style aussi de parler de son « quasi-enterrement » (prope funeratus, 7) sur une note burlesque que les traducteurs s’empressent naturellement de gommer (arboris ictu, 8 : « un coup d’arbre », plutôt que « la chute d’un arbre »). En fait d’arbre, nous le savons (cf. II, 13), il s’agit d’un pont qui en s’écroulant avait blessé légèrement le prince à la jambe. C’était en -33, au siège du Métule, en pays dalmate, sous le consulat de L. Volcatius Tullus (v. 11-12). Et même un premier mars, puisque c’est le jour des Matronalia, fête des matrones.
Est-ce drôle, un célibataire (caelebs, 1) qui célèbre les Matronalia ? Pas davantage que s’il était marié : c’est donc uir (« moi un homme ») que l’on attendrait au lieu de caelebs, ce qui revient à dire que ce caelebs signifie proprement « en célibataire » (ce jour-là, les femmes sont absentes).
Le locuteur est marié, mais la doxa le croit célibataire. Et la censure aussi ! Le poète, encore une fois, l’a échappé belle.

 
 
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