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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

III, 11
 
Mercure (puisque tu enseignas à Amphion
Le moyen de mouvoir les pierres en chantant),
Lyre, divine écaille, ô toi qui sais vibrer
Sur les sept cordes,
 
Sans voix jadis, ni agrément, mais qu’aujourd’hui
Se disputent les temples et la table des riches,
Trouve les sons qu’il faut pour captiver l’oreille
D’une obstinée,
 
Lydé, pareille à la pouliche de trois ans,
Qui s’ébat insolente en craignant qu’on la touche,
Vierge de noces encore, et rétive au mari
Qui la désire.
 
Tu peux dompter les tigres et tu peux à ta suite
Entraîner les forêts, tu sais freiner les fleuves ;
A tes envoûtements céda celui qui garde
L’affreux palais,
 
Ce monstre dont pourtant la tête furieuse
S’arme de cent serpents, Cerbère au souffle infect
Et dont la triple gueule éructe une sanie
Empoisonnée.
 
Même, tu arrachas un rictus à Ixion
Et à Tityos, et l’urne un instant est restée
Sèche, pendant que tu charmais de tes accents
Les Danaïdes.
 
Que Lydé donc entende et ce que fut leur crime
Et ce qu’est leur tourment : le tonneau qui se vide
De son eau par le fond, et les fatals arrêts
De la Justice
 
Qui attendent les fautes jusque dans l’au-delà.
Ces impies (pouvaient-elles commettre un plus grand crime ?)
Oui, ces impies ont pu, d’un implacable fer,
Tuer leurs époux.
 
De la torche nuptiale une pourtant fut digne,
Seule dans tout ce nombre, face au père parjure
Menteuse magnifique : héroïne à jamais
Dans nos mémoires.
 
« Lève-toi, lève-toi », dit-elle à son mari,
« Avant qu’un long sommeil ne te soit envoyé
Traîtreusement : échappe à un beau-père, échappe
Aux égorgeuses
 
Qui, telles des lionnes, chacune sur sa proie,
Horreur, la déchiquette. Je suis plus tendre qu’elles,
Et ne te frapperai pas, ni ne t’enfermerai
Dans une geôle.
 
Mon père sans pitié pourra bien m’enchaîner
Pour avoir épargné la vie d’un malheureux ;
Qu’il m’embarque s’il veut et m’exile jusque
Chez les Numides.
 
Arrache-toi d’ici ! cours, va droit devant toi,
Tant que la Nuit, tant que Vénus te favorisent !
Va sous un bon présage, et grave notre histoire
Sur le tombeau ».

• TRADITION

Peut-être à l’occasion de la dédicace du temple d’Apollon sur le Palatin (oct. -28), dont le Portique s’ornait des statues de Danaüs et de ses cinquante filles, Horace célèbre l’héroïsme d’Hypermnestre, la seule de toutes qui refusa d’égorger son mari lors de leur nuit de noces. La prière d’amour adressée à Lydé semble n’être guère plus qu’un prétexte.

• OBJECTION

Qui est cette Lydé ? Comment Horace oserait-il sans aucun fondement, et par pur « caprice littéraire », la regarder comme une égorgeuse en puissance ?

• PROPOSITION

A travers cette fiction mythologique, le poète conjure, sans espoir, Terentia de renoncer à sa liaison adultère, qui conduit à la destruction de son mari (perdere, 32 fait écho au perdere de I, 8, 3 : Lydia acharnée à la perte de Télèphe).

• JUSTIFICATION

La troisième strophe est cruciale pour comprendre qui est cette Lydé. A lire vite, ces vers nous dépeignent une jeune pouliche qui s’ébat à travers les vastes plaines. Mais en réalité la comparaison proprement dite ne s’étend pas au-delà du premier vers, et ce n’est pas l’animal mais la jeune femme qui, littéralement, « joue exsultim et craint qu’on la touche » (ludit exsultim metuitque tangi), observation qui devrait conduire à assigner à l’adverbe exsultim (dont la signification, en tant qu’hapax, dépend largement du contexte) un sens voisin de « insolemment », plutôt que « en bondissant », comme le comprennent d’ordinaire les interprètes, sans grand souci de la cohérence. De ce fait, la valeur érotique du verbe ludere, sensible à travers le comportement d’une Licymnia (II, 12, 19), d’une Néobulé (III, 12, 1), ou de Pholoé, cette jeune chèvre (III, 15, 12), ne saurait être esquivée, ce qui engendre une contradiction flagrante entre les deux hémistiches de ce vers 10, sauf à comprendre que la joyeuse « pouliche » n’est pas farouche pour tout le monde. Toute complaisance envers son amant, elle repousse dédaigneusement un mari qui, pourtant, continue de la désirer : la double valeur syntaxique de l’adverbe adhuc dénonce l’obstination de Lydé tout en soulignant la patience du mari. Le lecteur des Odes ne connaît que trop la patience de Mécène envers son épouse ! La visée de l’expression nuptiarum expers, sous son ambiguïté, s’impose alors : vierge, cette femme ? non, mais se dérobant aux obligations du mariage, cruda marito. Véritable carrefour de significations, ce cruda évoque tout à la fois la virginité (sélective en l’occurrence), la menstruation, le sang des noces et le meurtre des fils d’Aegyptos. Mais la dernière de ces connotations l’emporte sur les autres tant par la correspondance concentique de cette troisième strophe avec la onzième (troisième à partir de la fin), où les Danaïdes sont comparées à des lionnes sanglantes, que par l’écho à I, 23, 9-10 et III, 27, 55-56 (Chloé comme Europe ont un faible pour les tigres et autres fauves) ; cruda est d’ailleurs immédiatement suivi d’un défilé de tigres.
A quoi rimerait l’avertissement lancé à Lydé de ne pas imiter la conduite des Danaïdes si elle n’était pas mariée ? Elle l’est comme l’est la Lyké de l’ode précédente, à laquelle l’unissent plusieurs reprises verbales, ainsi que de communes références à la dixième églogue, et donc à l’agonie de Gallus. Mais si le locuteur de III, 10 ne s’assimilait à l’infortuné ami de Virgile que par pure dérision, celui de l’ode III, 11 n’a pas le cœur à rire. Au mode parodique a succédé le ton âpre et solennel de la tragédie. Rien de plus solennel en effet que l’invocation initiale à Mercure et à la Lyre personnifiée, et même divinisée dans la mesure où le singulier dic (« dis », « trouve »), au v. 7, réalise non sans audace la fusion du dieu tout-puissant et de l’instrument qui, grâce à ses leçons, agit sur l’inanimé, subjugue les vivants et s’ouvre même un chemin dans l’autre monde.
On pourrait toutefois objecter que cette visite dans l’au-delà confine presque au burlesque dans l’allusion au « rire », un rictus plutôt, des grands damnés, dans la soudaine « sécheresse » de l’urne infernale (sicca en rejet, v. 23), et surtout dans la description de Cerbère, tellement outrée que l’authenticité de la strophe 5, pourtant nécessaire à l’équilibre numérique du livre III autant qu’à la structure interne de l’ode, a pu être sérieusement mise en doute. Mais pourquoi reprocher au poète ce qu’il a précisément voulu faire, c’est-à-dire une sorte de caricature du chien infernal ? Caricature plus humoristique d’ailleurs que ricanante comme l’est celle de l’ode II, 13 (strophe 9) : c’est que là l’intention était de tourner en ridicule, alors qu’il s’agit simplement ici de se distancier par rapport à la littéralité du mythe ; l’énonciateur de III, 11 se moque de la superstition, celui de II, 13 attaquait le sens même du sacré.
Cet effet de distanciation n’a au demeurant rien de gratuit puisque, en détendant pour un instant l’atmosphère, il permet de mieux asséner le vers 25 qui claque comme un fouet : audiat Lyde, « que Lydé entende » ; en même temps, il souligne presque ab absurdo la monstruosité de cette femme qui reste sourde à des accents capables de toucher un animal aussi terrifique que celui-là. L’ode III, 10 disait Lyké « aussi douce dans son cœur que les serpents maures » (v. 18) : décidément, elle est bien pire, puisque les serpents de Cerbère, eux au moins, s’apprivoisent aux sons de la Lyre (v. 18 aussi).

 
 
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