III, 13
Fontaine de Bandousie, plus claire que le verre,
Tu veux de la douceur, du vin avec des fleurs :
C’est un chevreau qu’on t’offrira demain.
Son front se bombe sous des cornes
Naissantes, et lui promet Vénus et les batailles.
En vain, car il viendra de son sang rutilant
Colorer le flot de tes eaux glacées,
Cet enfant d’un troupeau folâtre.
La Canicule en feu, implacable saison,
Ne te saurait toucher : tu offres ta fraîcheur
Aux bœufs que la charrue a fatigués
Et au bétail qui vagabonde.
Tu compteras parmi les fontaines illustres
Si je vais célébrant cette yeuse qui couronne
La grotte de rocaille d’où se jettent
D’un bond tes ondes babillardes.
• TRADITION
Si la dimension symbolique de l’ode est de mieux en mieux reconnue aujourd’hui, l’immolation du chevreau reste vue comme un acte positif, représentant par exemple la nécessité du sacrifice individuel de l’artiste à l’œuvre qu’il accomplit, ou la transmutation de la vie en art.
• OBJECTION
Les commentateurs s’offusquent trop peu de la cruauté qui éclabousse la deuxième strophe, signalant la désolidarisation de l’auteur. Ils n’accordent pas assez d’importance à la forme passive donaberis (« on te donnera », et non « je te donnerai »).
• PROPOSITION
Le sang qui vient troubler les eaux pures de la poésie est le sang du crime.
• JUSTIFICATION
Depuis que Pégase, le cheval ailé, fit jaillir sous son sabot la source Hippocrène où se
désaltèrent les Muses, une source pour un poète est toujours plus qu’une source, toujours
porteuse qu’elle est d’une forte virtualité symbolique qui ne demande qu’à s’activer.
Or, c’est bien le cas ici, puisque Horace prétend élever Bandousie au niveau des plus
célèbres sources sacrées, puisqu’il personnifie ses eaux (lymphae / Nymphae… loquaces, 16),
puisqu’il place l’ode dans une position centrale, et donc programmatique, à l’intérieur
du livre III (cf. La mort de Virgile, p. 49), en relation d’ailleurs avec l’ode I, 1
(me gelidum nemus / Nymphaeque…, 30-31) et l’ode I, 26
(fontibus integris, 6).
La source, comme la Muse (Piplea dulcis, I, 26, 9), veut de la douceur (dulci, 2),
et répugne violemment à l’effusion de sang. Elle ne mérite pas (littéralement :
n’est pas digne de) cette agression, cette injure qu’on s’apprête à lui faire. La
doxa ici s’enferre tragiquement, en s’imaginant que l’offrande du sang représente
une sorte de libéralité, une prime par rapport au strict dû qui revient à la source.
Interprétation que dément avec force l’impitoyable réalisme de la description qui
suit, mais sur lequel (sauf à le reprocher durement à l’auteur) on veut fermer les
yeux, en comprenant l’adverbe frustra, 6, ce couperet (« en vain »), comme un pur
constat objectif (d’autres diraient consentement, complicité, voire sadisme : voir la lucide analyse de
A. Y. Campbell, Horace. A New Interpretation, Liverpool, 1924, p. 2-3), au lieu
de l’entendre pour ce qu’il est, un cri de révolte et d’horreur.
Immoler un chevreau à une source, cela ne se faisait pas, et l’innovation, ou plutôt
l’infraction, doit d’autant plus nous alerter qu’il existait un puissant symbolisme
du chevreau, assimilant cet animal au dieu Bacchus, projection idéale de la poésie
et des poètes. Déjà Virgile dans la troisième églogue avait transposé le meurtre de
Catulle en égorgement du Bouc (cf. Violence et ironie dans les Bucoliques, p. 195 suiv.).
Et précisément Virgile est évoqué ici par référence à l’ode I, 17 où Horace invite son
ami à venir s’abriter chez lui, en pays de poésie, contre les atteintes féroces de la
Canicule… et d’un certain Cyrus, autrement dit « le Maître ».
Le sang n’a pas encore coulé. Mais demain (cras, 3), que se passera-t-il ? Horace
ne se fait pas d’illusions, l’issue est inéluctable : tôt ou tard, Cyrus les rattrapera,
lui et Virgile, dans leur retraite, et Bandousie se teindra de sang.
Frustra ! en vain ! le poète aurait pu réinscrire ce cri à la charnière de l’ode, mais il
a préféré user à cet endroit (comme déjà dans la première strophe) de l’asyndète,
cette figure paradoxale qui souligne une forte opposition en s’abstenant de l’exprimer.
Cyrus peut bien accourir avec ses sbires, la poésie est au-delà de ses atteintes, la
poésie est inviolable (impune tutum, disait l’ode I, 17 : « impunément à l’abri »).
Son règne est immortel, et tous les couteaux du monde n’y changeront rien.