III, 14
Tel un nouvel Hercule, il partait, disait-on,
Conquérir un laurier qui se paie de la vie :
O plèbe, il nous revient ! Kaisar victorieux
Rentre d’Espagne !
Que l’épouse qui met en lui tout son bonheur
S’avance après avoir sacrifié au rituel,
Avec la sœur du chef illustre et, parées de
La bandelette,
Les mères de nos vierges et de nos jeunes gens
Rescapés. Vous, garçons, et vous adolescentes,
Qui avez dû subir sa loi, retenez-vous
De le maudire.
Ce jour sera pour moi une vraie fête, la fin
Des noirs soucis : je ne craindrai ni le désordre
Ni la mort par assassinat lorsque Kaisar
Tiendra la terre.
Oui, cherche des onguents, l’Enfant, et des couronnes,
Et une jarre qui se rappelle la guerre des Marses
(Si quelque poterie a échappé aux bandes
De Spartacus).
Dis à Néère la musicienne d’arriver vite
En relevant sa chevelure aux tons de myrrhe.
Mais si l’odieux portier te cause du retard,
N’insiste pas !
Mes cheveux blanchissants ont calmé mes esprits
Qui aimaient la querelle et la contestation.
Jeune et bouillant, j’avais moins de patience, Plancus
Etant consul.
• TRADITION
Horace se réjouit avec enthousiasme du retour de l’empereur, qui rentre à Rome après bientôt trois ans passés à pacifier l’Espagne.
• OBJECTION
Pourquoi les Romains prononceraient-ils des paroles de mauvais augure en ce jour de liesse (strophe 3) ? Pourquoi la strophe 4 situe-t-elle dans le futur le bonheur du poète ? Horace a-t-il vraiment les moyens de s’offrir un vin vieux de 65 ans, et quasiment introuvable (str. 5) ?
• PROPOSITION
L’ode introduit une note férocement discordante dans le concert des réjouissances publiques.
• JUSTIFICATION
Examinons successivement les trois points ci-dessus objectés à la doxa :
– 1) Il est compréhensible que le texte de la troisième strophe ait été trituré et
torturé de toutes les manières pour l’empêcher de dire ce qu’il dit. Car prescrire
aux jeunes Romains et Romaines de s’abstenir de prononcer des paroles de
mauvais augure pourrait s’entendre si la cérémonie religieuse n’était pas terminée
(v. 6), autrement il ne peut s’agir que de malédictions. Et qui maudiraient-ils,
sinon le héros du jour, uirum, 11 ? La raison en est simple, et nous la connaissons
depuis les odes II, 5 et II, 8 (noter l’écho de nuper, 9 à
nuper, II, 8, 22, en fin de
vers aussi) : ce sont des victimes de ses abus sexuels
(iam uirum expertae).
– 2) Les trois premières strophes situent clairement l’action dans le présent,
et de même les trois dernières. Seule la strophe centrale envisage un jour futur.
La doxa ferme les yeux, comme d’habitude, laissant échapper le réel message,
à savoir que l’allégresse factice et obligatoire de ce jour n’est nullement partagée
par Horace. Pour se réjouir réellement et sincèrement (uere, 13), il attend un
autre événement, défini par l’ablatif absolu tenente / Caesare terras. Expression
ambiguë s’il en fut : les bonnes âmes comprennent « tant que César sera
maître de la terre », les moins naïfs sourient, encore que le contexte porte
plutôt à s’alarmer, puisque Horace évoque l’épée de Damoclès suspendue
sur sa tête. Impossible ici de ne pas se remémorer l’égorgement du chevreau
qui fait l’objet de la pièce précédente.
Confirmation de nos soupçons est apportée par la première strophe, qui, sur
un mode d’ailleurs assez burlesque (lourde reprise de petiisse
par repetit, entre
autres) et peu orthodoxe (apostrophe à la seule plèbe), dénonce l’imposture
de cette prétendue victoire. A suivre la logique en effet, si Auguste a remporté
cette palme qui ne se mérite que par la mort, Rome accueille donc un revenant !
Non, hélas, il a survécu, et le « vrai bonheur » est pour plus tard.
– 3) Le vocable tumultum (v. 14), traduit un peu faiblement par « désordre »,
réfère proprement à une guerre sur le territoire italien, annonçant ainsi la
strophe 5 : guerre des Marses, révolte des esclaves, mais aussi terrorisme
d’Etat que fait régner l’actuel régime. De même qu’Horace recommandait
par antiphrase à la jeunesse romaine de ne pas maudire le « nouvel Hercule »,
de même demande-t-il à celui-ci (puer, 17, « l’Enfant ») d’écumer toutes
les caves du pays à la recherche de vieux flacons. Ce que les bandes de Spartacus
ont épargné, c’est pour lui. Pour lui aussi les femmes mariées si cela lui chante,
car la sienne ne lui suffit pas, cette Livie qui pourtant aime tellement son
« mari unique » : unico… marito, 5 : piquant rappel de sa bigamie, Octave
l’ayant arrachée, enceinte de huit mois, à son légitime époux ! Non, il lui faut
encore une certaine « Néère », qu’un parallélisme accentué avec l’ode II, 11
(v. 21 suiv., comme ici, avec reprise caractéristique de l’impératif dic) identifie
à l’épouse de Mécène, lui-même dépeint, faut-il croire, sous les traits de
l’odieux portier.
Ultime ruse, la dernière strophe produit l’impression que la colère du poète
est dirigée contre ce portier, alors qu’elle porte sur la situation politique dans
son ensemble. C’est cela qu’Horace appelle l’assagissement apporté par l’âge !