III, 15
Epouse du pauvre Ibycus,
Chloris, c’est assez de scandale : il est grand temps
De mettre un terme à tes fredaines ;
Mûre pour le tombeau dont tu n’es plus bien loin,
Tu folâtres parmi les vierges
Et tu jettes ta nuée sur l’éclat des étoiles.
Tout ce qui sied à Pholoé
Ne te sied pas, Chloris. Laisse plutôt ta fille
Assaillir les hommes chez eux,
Lancée comme Bacchante au son des tambourins :
L’amour de Nothus la contraint
A folâtrer aussi lascive que la chèvre.
Les laines que l’on tond près de
La noble Lucéria, cela c’est de ton âge,
Non les cithares, les roses pourpres
Et les jarres qu’on boit, grand-mère, jusqu’à la lie.
• TRADITION
Invective contre une vieille coquette qui, après une vie de désordre, refuse de se ranger. Horace est content d’imiter les Grecs.
• OBJECTION
L’ode est prise dans un réseau serré de connexions : Chloris et Pholoé étaient déjà réunies en II, 4 ; Pholoé dédaigne Cyrus en I, 33, etc. Mais Ibycus fait ici sa seule apparition dans les Odes. Ibycus n’est pas un nom banal, puisque c’est celui d’un poète grec qui s’était illustré dans le genre amoureux. Dans quelle intention Horace a-t-il choisi d’appeler ainsi le mari de Chloris ?
• PROPOSITION
Chloris et Pholoé représentent respectivement l’impératrice Livie et sa rivale Terentia.
• JUSTIFICATION
Des liens subtils unissent les odes 14 et 15. Le thème de l’âge par exemple, puisque
l’attitude de cette femme qui refuse d’accepter son âge contraste avec celle d’Horace
qui affirme s’être assagi avec le temps : contraste en trompe-l’œil au demeurant, puisque
en réalité la combativité du poète vieillissant n’a nullement diminué ! Chloris et lui
persistent chacun dans sa voie, lui dans le bien, elle dans le mal, en dépit des années.
Ironiquement aussi, Chloris est comparée à Hercule comme l’était Auguste en 14, car
telle est l’implication du famosis… laboribus au v. 3, qui pourrait signifier « tes fameux
travaux » s’il n’était subverti par le nequitiae du v. 2. D’autre part, Chloris comme Livie
sont mariées, et l’une et l’autre ont une rivale, respectivement en Pholoé et en Néère–Terentia.
Or, démasquer Terentia sous la « chèvre » Pholoé, comme déjà en I, 33, n’est pas une tâche
difficile, tant elle ressemble à la Chloé de I, 23 comparée à un jeune faon, à la Lydé de III, 11,
pouliche s’ébattant dans les prairies (ludit, 10 :
ludere, ici, 12, « folâtrer », doux euphémisme),
à la Néobulé de III, 12 qui ne rêve que de Amori / dare ludum… Et le nom même de son
amant, Nothus, ou « Bâtard », semble taillé sur mesure pour le fils incestueux de
Jules César (cf. III, 3).
Il s’ensuit de là que Chloris devrait logiquement représenter Livie, qui, on le présumera,
supportait assez mal de voir son impérial époux s’afficher comme il le faisait avec cette
maîtresse qui avait sur elle-même l’avantage de la jeunesse, puisque près de dix années
les séparaient vraisemblablement. Certes, Livie avait tendance à dissimuler son âge, au
point que, lorsqu’elle rendit l’âme en l’an 29, Tacite sait seulement qu’elle mourut
« à un âge extrême ». Comme son fils Tibère naquit au début de l’an -42, le plus
probable est qu’elle naquit elle-même avant -60. Quant à Terentia, plus jeune que
Mécène de quinze ou vingt années, elle dut naître entre -55 et -50 ; et elle n’avait pas
d’enfants. Ecart significatif, donc, et qui suffit à fonder l’aimable fiction d’une rivalité
entre une mère et une fille, aussi dissolues l’une que l’autre (le verbe ludere
s’applique significativement aux deux). Car quant à songer à Julie, fille d’Auguste
et donc belle-fille de Livie, cela paraît un peu prématuré : née en -38, cette jeune fille
n’alimentera que plus tard la chronique scandaleuse (cf. toutefois III, 6).
Reste à lever un dernier obstacle, c’est celui qui se dresse devant le lecteur dès le
premier vers, et qui, sauf erreur, n’avait jamais été surmonté à ce jour : pourquoi
Chloris-Livie est-elle interpellée en tant qu’« épouse du pauvre Ibycus » ?
L’ode 14 pourrait nous mettre sur la voie. Nous avons vu en effet que le vers 5 y
recelait une pointe à l’adresse de cette hypocrite qui s’affiche comme une épouse
modèle du « nouvel Hercule », alors qu’en toute justice son mariage antérieur avec
ce Claudius Néron qui lui avait donné deux fils est toujours valable. Dans la huitième
églogue Virgile avait mis en scène ce mari évincé sous les traits d’un pauvre chevrier,
qui n’a pour se plaindre que sa flûte : un poète, donc, qui pleure ses amours
(cf. Violence et ironie…, p. 287 suiv.)… Un autre Ibycus, en somme.