III, 23
Elève vers le ciel tes paumes renversées,
Quand la lune renaît, rustique Phidylé ;
Offre aux dieux Lares de l’encens et des épis
De l’année, avec une truie vorace :
Ta vigne évitera le vent pestilentiel,
Ta moisson se rira de la nielle stérile
Et ton jeune élevage n’aura pas à souffrir
De l’air malsain qu’apportent les automnes.
Oui, la bête qui paît sur l’Algide neigeux,
Parmi les chênes et les yeuses, ou qui grandit,
Victime désignée, dans les herbages d’Albe,
Colorera la hache des pontifes
D’un col ensanglanté ; pour toi, tu perds ton temps
A vouloir acheter au prix d’un grand massacre
D’animaux de deux ans les dieux que tu couronnes
De romarin et de myrte cassant.
Qu’une main parasite approche de l’autel,
Son coûteux sacrifice aura moins de succès
Pour désarmer l’hostilité de ses Pénates
Qu’un pieux froment et du sel pétillant.
• TRADITION
Ode simple et gracieuse adressée à Phidylé, humble paysanne, sur l’idée générale que l’offrande la plus modeste agrée aux dieux si elle procède d’un cœur pur.
• OBJECTION
L’ode n’est-elle pas plus complexe qu’il n’y paraît ? La brutalité de la formule te nihil attinet, 13 (cf. I, 19, 12) choque, adressée à cette simple femme, et manque singulièrement de pertinence. D’autre part, la doxa se fonde sur une interprétation abusive de l’adjectif immunis (v. 17) pour comprendre la dernière strophe.
• PROPOSITION
Ici comme en I, 20, le poète s’adresse tour à tour à deux interlocuteurs diamétralement opposés, la paysanne d’abord (strophes 1-2), Auguste ensuite (strophes 4-5).
• JUSTIFICATION
La répugnance de l’auteur pour la boucherie sacrificielle éclate avec une grande
énergie dans la quatrième strophe, sur laquelle déborde le vers 12. Chacun peut
sentir l’émotion traduite par les rejets de Victima
et de Ceruice tinguet, en même
temps peut-être que l’espèce de tendresse enclose dans le vocable bidentium en
contact avec le terrible multa caede, « un grand massacre »
(en Virg. En. I, 471,
c’est un massacre d’humains : multa uastabat caede cruentus). La violence des
dentales, la dureté métallique du te nihil attinet n’échapperont non plus à personne.
Si l’on observe en outre que la personne interpellée couronne ses dieux de myrte
et de romarin, emblèmes de Vénus et de Neptune, et que Phidylé n’a certes pas
besoin du conseil ici dispensé, on sera conduit à identifier ce massacreur potentiel
à anti-Ego (le même qui honore Vénus et Neptune en III, 28), autrement dit Auguste,
que visait d’ailleurs la strophe précédente en tant que chef effectif, sinon formel,
des Pontifes romains.
L’analyse de la dernière strophe confirme cette déduction. La doxa entend :
« Une main pure désarmera les dieux avec une humble offrande ». Mais ce
sens de immunis est tellement peu naturel, obligeant à sous-entendre un
complément comme sceleris ou piaculi,
qu’une partie des exégètes lui attribuent
avec plus de vraisemblance l’acception de « vide », au prix hélas de la cohérence
de la pensée : « Une main vide désarmera mieux les dieux avec un pieux
froment et du sel qu’avec une victime somptueuse ». Et le mal n’est qu’à
moitié réparé au moyen du glissement sémantique quelque peu abusif qui
passe de « vide » à « pauvre ». Reste donc à revenir au sens le plus habituel
de l’adjectif immunis, à savoir « exempté »
(d’impôt, de corvée, d’écot… : cf. IV, 12, 23),
en comprenant que l’individu concerné offre effectivement cette somptueuse
victime, mais que cela ne lui coûte rien, car il s’agit d’une bête publiquement
consacrée et élevée aux frais de l’Etat (strophe 3). Immunis, ce n’est pas
autrement que Virgile qualifie les frelons de la ruche (Géorg. IV, 244).
Le lien entre les strophes, jusqu’ici problématique, apparaît dès lors : « Toi, Phidylé,
si tu pries les dieux en leur présentant ton humble offrande, tu seras exaucée.
Quant à toi, le « Parasite », l’Etat te fournit gratuitement les plus belles victimes,
et tu n’aurais donc pas besoin en plus de massacrer force jeunes animaux. Mais
de toute façon, tous tes sacrifices ne rachèteront jamais tes crimes ».
Entre immunis et son paronyme immanis,
« monstrueux », « abominable »,
le passage est aisé, et aussi bien l’évocation sanglante de la strophe 4 que la
texture sonore du vers 17 (immunis aram si tetigit manus), avec les deux [a]
de aram et son manus final,
encourageraient à le franchir en imagination. Oui,
il existe deux sortes de mains : les mains pieuses, celles qui épargnent (c’est
l’étymologie de « Phidylé »), et les mains impies, ensanglantées :
Parcentis ego dexteras / Odi, « Je hais les mains qui épargnent »,
proclamait le banqueteur de III, 19. Tout est clair.