III, 25
Où m’entraînes-tu, ô Bacchus,
Dont je suis plein ? Vers quels bois vais-je, quelles grottes,
Dans un état second ? Quels antres
M’entendront méditer d’introduire la gloire
Eternelle du grand Kaisar
Parmi les astres et le conseil de Jupiter ?
Du beau, du neuf, du jamais dit
Par nulle bouche, je vais dire. Ainsi l’Eviade
Insomniaque tombe en extase
En contemplant l’Hébrus, les neiges de la Thrace
Et le Rhodope que piétine
Un pied barbare : ainsi dans mon égarement
Il me plaît d’admirer les rives
Et le bois vide. O toi qui domptes les Naïades
Et les Bacchantes assez fortes
Pour brandir de leurs mains les frênes élancés,
Je ne dirai rien de petit,
Rien d’humble, rien d’humain. C’est un bien doux péril,
O Lénéus, de suivre un dieu
Les tempes couronnées avec le pampre vert.
• TRADITION
C’est une sorte de dithyrambe en l’honneur de Bacchus, comme II, 19, et surtout d’Auguste, dont le poète se propose de célébrer la gloire incomparable en des vers incomparables.
• OBJECTION
Du sublime au grotesque il n’y a qu’un pas, mais en confondant Horace avec Ego, la doxa s’interdit de juger sainement la pièce.
• PROPOSITION
L’ode représente Auguste en proie à un délire pseudo-bachique.
• JUSTIFICATION
L’incapacité où se trouve l’exégèse traditionnelle de mesurer le degré de sincérité
du poète dans sa dévotion envers le dieu signe, à notre avis, sa faillite. Entre ceux
qui ne veulent pas douter une seconde de la pieuse ferveur du poète et ceux qui
perçoivent dans ces vers de l’amusement ou plus, entre ceux qui plaident pour
l’authenticité de l’expérience mystique et ceux qui ne veulent croire qu’à une pure
distraction artistique, le fossé est infranchissable, et il serait grave pour Horace
qu’aucun élément ne vienne départager les opinions concurrentes. Mais ce n’est bien
sûr pas le cas : l’ode est tellement saturée de burlesque et d’outrecuidance que
l’unanimité se ferait sur ses intentions parodiques si la crainte de prêter à Horace
une attitude grossièrement sacrilège n’amenait les interprètes à se voiler les yeux
et à se boucher les oreilles devant tous les aspects comiques de la pièce. C’est se
priver d’un grand plaisir de lecture, que vient libérer instantanément la clef
du locuteur.
Seule cette clef permet de comprendre la véritable relation entre cette ode et son
apparente jumelle de II, 19 : elle en est l’envers et la caricature. Là modestie, ici
prétention sans bornes ; là crainte et terreur sacrée, ici confiance et arrogance ; là
adoration du dieu, ici mise en avant du moi (II, 19 commence par Bacchum ; III, 25
par Quo me Bacche). Et quel abîme entre une expression telle que
plenoque Bacchi pectore,
« un cœur rempli de Bacchus » (II, 19, 6) et ce tui / plenum qui ouvre dignement
le présent poème ! Oui, cet homme est « plein de Bacchus », c’est-à-dire qu’il a
trop bu, et ce n’est pas la pesanteur de ce rejet, plenum, qui nous incitera à ne pas
prendre au pied de la lettre cette indication. Du rejet et de l’enjambement, d’ailleurs,
notre « possédé » use et abuse, mais sans autre résultat que de fatiguer le lecteur.
Il se compare lui-même à la Bacchante en délire (un délire qui lui fait oublier la
syntaxe : ut, 12, au lieu de ac, est un solécisme),
est victime d’hallucinations et se croit transporté en Thrace, au cœur d’un paysage bien fait pour lui plaire : voici le
fleuve qui emporta la tête d’Orphée, cet Hébrus dont l’idole de Néobulé en III, 12
tire son pseudonyme ; voici le Rhodope, et voici les Bacchantes qui, dirait-on,
s’apprêtent de nouveau à déchirer l’époux d’Eurydice
(pede barbaro, 11 ; exsomnis, 9 :
cf. nocturni, Virg. Géorg. IV, 521)…
Mais ce bel élan vient se briser sur la stupidité
du mirari libet, 14, en fort rejet (un de plus) :
« les rives et le bois vide / j’aime admirer ».
A vrai dire, on ne sait pas au juste si aux v. 7-8, en promettant « du beau, du neuf,
du jamais dit », Ego pense plutôt au poème qu’il concocte ou à l’événement qui
en sera l’occasion et le thème, mais cette équivoque même est significative, puisque,
en célébrant César, l’artiste s’auto-célèbre : extraordinaire qu’il est, egregius (voir I, 6, 11),
il ne peut écrire que des vers extraordinaires. Des vers qui cependant auront plus de
chances d’être entendus des antres (antris, 4) où ils prennent naissance que des astres
(stellis, 6) où ils ambitionnent de propulser César : ainsi en alla-t-il pour le chant que
Mopse-Octave, dans la cinquième églogue de Virgile, improvisa en l’honneur du
dictateur assassiné (paronomase antrum–astra).