IV, 1
Donc, après tout ce temps, Vénus,
Tu reprends les hostilités : pitié, grâce, pitié !
Je ne suis plus comme j’étais
Sous le règne de Cinara. Cesse, cruelle
Mère des doux Désirs,
De vouloir, endurci que je suis par dix lustres,
A ta mollesse me plier.
Va-t-en là où des voix tendres te redemandent,
Rends-toi chez Paulus Maximus,
Sur les ailes de tes cygnes pourprés :
Tu festoieras bien mieux là-bas,
Si tu veux mettre au gril un foie digne de toi.
C’est qu’il est beau, c’est qu’il est noble,
Et ne reste pas muet pour défendre les causes.
Adolescent aux cent talents,
Qui bien loin portera les drapeaux de ton host.
Et chaque fois que d’un rival
Ses prodigalités le feront triompher,
Tu auras ta statue de marbre
Près des lacs albains, sous des poutres de thuya.
Là-bas les fumées de l’encens
Flatteront ta narine, et tu t’enivreras
De lyre et de flûte phrygienne
Et de chants harmonieux et de flûte de Pan.
Là-bas deux fois dans la journée
Fillettes et garçons célébrant tes louanges
Frapperont le sol d’un pied nu
Sur un rythme à trois temps à la mode salienne.
Pour moi l’espoir a fui : ni femme
Ni enfant, ni ami où reposer mon cœur.
Je n’ai plus goût aux beuveries,
Ni n’aime à couronner mon front avec des fleurs.
Mais, oh ! Ligurinus, pourquoi
Cette furtive larme sur mes joues ? Pourquoi
Ma langue naguère éloquente
Me trahit-elle honteusement en plein discours ?
C’est moi qui dans les cauchemars
Tantôt te tiens captif et tantôt te poursuis
Sur les gazons du Champ de Mars
Ou dans les eaux du fleuve : ta dureté, ma souplesse.
• TRADITION
Horace, quinquagénaire, est frappé par le démon de midi en la personne du beau Ligurinus. Façon pour le poète d’annoncer, en langage allégorique, son retour à la poésie amoureuse, tout en flattant Paulus Fabius Maximus, un proche d’Auguste, qui accéda au consulat en -11, et qui a une trentaine d’années à l’époque.
• OBJECTION
Si cette pièce, conformément à sa position, exerce une fonction programmatique, il faut bien qu’elle reflète le contenu essentiel du livre qu’elle annonce. Or, ce quart livre est fort peu concerné par l’amour, puisque, sur un total de 576 vers, 72 au plus (odes 10, 11, 13) sont consacrés à ce thème, dont 8 seulement (ode 10) concernent Ligurinus.
• PROPOSITION
La « guerre » qu’Horace s’apprête à reprendre, en parfaite continuité avec les trois livres précédents, est celle qu’il mène contre Auguste, maquillé en Ligurinus, et contre ses féaux, tel ce Maximus, que le poète couvre de fleurs empoisonnées.
• JUSTIFICATION
Oui, sans aucun doute, cette affaire homosexuelle n’est qu’un trompe-l’œil. Le ton parodique
du vers 2 le souligne assez, tout comme la reprise aux v. 4-5 du langage mis sur les lèvres
de Mécène dans l’ode I, 19 : comment imaginer qu’Horace le reprenne sérieusement à son
propre compte ? D’ailleurs, un homme vraiment épris demanderait-il à Vénus de le déserter
pour favoriser de plus jeunes que lui ? L’impertinence avec laquelle il traite cette déesse
n’épargne pas Paulus, loin de là, même si la doxa veut croire au badinage d’un courtisan habile
dans l’art d’envelopper la flagornerie sous le trait d’esprit. Dire que Paulus est une proie
digne de Vénus n’est pourtant pas nécessairement innocent ; et la strophe suivante, sous couvert
de réparer la possible offense par des compliments enthousiastes, ne fait en réalité
qu’enfoncer le clou, si l’on observe que ni la noblesse (nobilis), ni le style (decens)
dont se prévaut Paulus, ni non plus sa douteuse éloquence (« il ne reste pas muet » :
l’expression est bien faible ; et quelles causes défend-il ? comparer Pollion en II, 1, v. 13-14,
comme ici), et encore moins ses « multiples talents » (mot à mot : « enfant aux cent tours »),
qui évoquent par trop le fourbe Ulysse « aux mille tours », ne suffisent à rééquilibrer le
triste portrait qui se dégage à partir du tableau que, sous couvert d’admiration, Horace
nous brosse de sa vie quotidienne. Chez lui, c’est tous les jours la fête : on chante, on boit,
on danse, on fait assaut de prodigalités auprès des dames. Il semble donc que l’historien
Cassius Severus n’exagérait pas lorsqu’il disait que ce personnage était « pour ainsi dire
éloquent, pour ainsi dire beau, pour ainsi dire riche : mais vaurien, sans restriction ».
Cela dit, il semble qu’il se soit amendé sur le tard, car Ovide le comptera parmi ses amis…
Cette satire impitoyable, et bizarrement insoupçonnée de la critique, laisse soudain
place à une authentique émotion : l’expression du v. 30 rappelle trop celle du v. 8 de l’ode I, 3,
par laquelle Horace définit son amitié envers Virgile, pour que l’on n’interprète pas
dans le même registre le vers précédent : Horace, qui a renoncé au bonheur familial,
confie là, une fois n’est pas coutume, le poids de la déréliction qui pèse désormais
sur lui, après l’assassinat systématique de ses amis poètes. C’est dire quel tragique
contresens commet la doxa, sans doute prise au piège de l’interjection heu (qu’elle prend
à tort pour un aveu de faiblesse alors qu’elle marque un sursaut), quand elle veut que
ces larmes soient provoquées par les cruautés du « Petit Ligure », en se persuadant
que les « cauchemars » sont ceux d’Horace, et en attribuant d’autorité aux eaux du Tibre
le qualificatif de uolubilis (ici traduit par « ma souplesse »). « Chef des Ligures »,
c’est sous ce masque que Virgile présente Auguste dans l’Enéide
(X, 185 : cf. Rev. Belge de Philologie et d’Histoire 78, 2000, p. 107 suiv.).