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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

IV, 2
 
Quiconque avec Pindare entend se mesurer,
Jullus, c’est comme s’il s’appuyait sur les ailes
Par Dédale assemblées, sûr de laisser son nom
Aux flots vitreux.
 
Tout pareil au torrent dévalant la montagne,
Quand les pluies l’ont grossi au-delà de son lit,
Il bouillonne, Pindare, et immense se rue,
A voix profonde,
 
Digne de recevoir le laurier d’Apollon,
Soit qu’en ses dithyrambes hardiment se déploie
Un verbe souverain, transporté sur des rythmes
Savamment libres,
 
Soit qu’il chante les dieux et les rois fils de dieux
Qui d’une juste mort frappèrent les Centaures,
Ou qui mirent à bas l’effrayante Chimère
Aux jets de feu,
 
Soit qu’il dise le pugiliste ou le cheval
Que la palme d’Elide a ramenés chez eux,
Créatures des cieux – et ses vers valent plus
Que cent statues –,
 
Ou qu’il pleure un fiancé ravi à sa fiancée,
Elevant jusqu’au ciel sa force, son courage,
Ses mœurs dignes de l’âge d’or, et l’arrachant
Au noir Orcus.
 
Un grand souffle soutient le Cygne de Dircé
Chaque fois, Antonius, qu’il dirige son vol
Vers les hautes nuées ; mais moi, comme l’Abeille
Du Matinus
 
Qui butine le thym laborieusement,
Je vais et viens autour des bois, autour des rives
De l’humide Tibur, et façonne mes odes
A grand effort.
 
Ton plectre est plus puissant : tu chanteras Kaisar
Quand par la voie sacrée, le front dûment orné
D’un feuillage vainqueur, il traînera captifs
Les fiers Sygambres,
 
Lui le plus grand, lui le meilleur de tous les dons
Que la fatalité à l’univers a faits
Ou jamais lui fera, même si revenait
Le siècle d’or.
 
Tu chanteras les réjouissances, les jeux publics
Célébrés en l’honneur d’Auguste, ce héros,
Enfin rentré selon nos vœux, et le forum
Veuf de procès.
 
Ce jour-là, si je puis faire entendre ma voix,
Je me joindrai à toi, joyeux, et chanterai :
« O soleil magnifique, ô soleil admirable,
Kaisar revient ! »
 
Et tandis que tu t’avanceras, io Triomphe,
Nous dirons : « Io Triomphe », et le répéterons
Tous ensemble, tous, et offrirons l’encens
Aux dieux propices.
 
Toi tu sacrifieras dix taureaux et dix vaches.
Pour moi j’en serai quitte avec un simple veau
Juste sevré, qui s’épanouit dans les herbages
Pour mon offrande.
 
Il porte sur le front un fin croissant de lune,
Image de cet astre à son troisième jour :
En cet unique endroit il est blanc comme neige,
Le reste est fauve.

• TRADITION

Julle Antoine, fils de Marc-Antoine et neveu d’Auguste par alliance, avait vraisemblablement demandé à Horace de composer un grand poème à la manière de Pindare pour célébrer le retour d’Auguste à Rome après un long séjour en Gaule (16–13). Horace se récuse en s’humiliant devant l’immense Pindare, mais en profite pour flatter le neveu et encenser l’oncle.

• OBJECTION

L’ode est remplie de traits « cacozéliques » dont l’on s’étonne qu’ils aient pu échapper à la perception des commentateurs.

• PROPOSITION

Horace ne flagorne pas les puissants, il les mystifie. Sa véritable allégeance va à Virgile, auquel il rend secrètement hommage sous couvert d’exalter le seul Pindare.

• JUSTIFICATION

Le persiflage vise d’abord le dédicataire de la pièce. Si en effet la première strophe met solennellement en garde les inconscients qui voudraient imiter l’inimitable Pindare (quisquis, « quiconque », écarte toute exception), et si Horace ne consacre pas moins de sept strophes pour expliquer qu’il n’aurait jamais pour sa part cette prétention, Julle Antoine, si fier sans doute d’avoir écrit une Diomédie, poème épique en douze chants, devrait s’inquiéter de lire au vers 32 : « Ton plectre est plus puissant », ce qui implique qu’il osera, lui, se mesurer au grand poète grec, avec pour conséquence inéluctable le sort d’Icare, c’est-à-dire la chute dans la mer, métaphore d’un retentissant désastre littéraire. Sa présomption coûtera même un jour la vie à Julle Antoine, qui sera mis à mort pour adultère avec Julie, la fille de l’empereur. En attendant, ce jeune homme n’est pas en mauvaise compagnie, puisque, l’on s’en souvient, Icare figurait Auguste dans l’ode II, 20. Et le pronom te, au vers 49, qui fait sourciller les critiques, tend même à amalgamer l’oncle et le neveu à travers la figure du Triomphe.
Trop, c’est trop ! Un poète aussi confirmé qu’Horace, et aussi largement reconnu (cf. l’ode suivante), redevenir simple badaud pour aller se fondre dans la foule massée sur le passage du cortège triomphal, et mêler sa voix aux acclamations délirantes, lui qui, il nous l’a dit, n’a aucun goût particulier pour « la foule profane », (III, 1) ! Comment y croire sérieusement ? Comment ne pas sentir l’ironie ? Un examen tant soit peu attentif montre même que l’auteur a poussé fort loin l’audace, comme si, par une logique intrinsèque, l’énormité de la dérision devait être proportionnelle à celle de la bassesse courtisane dont il semblait s’être rendu coupable. Il parvient en effet, par un véritable tour de force, à suggérer, dans le même temps où il fait le geste de se prosterner devant l’idole, que celle-ci n’est ni plus ni moins qu’une créature vomie par les enfers (tout comme Enée dans l’Enéide : cf. Rev. Belge de Philologie et d’Histoire, 70, 1992, p. 62 suiv.), thème qui affleurera encore dans la cinquième pièce, mais court déjà en filigrane dans le premier recueil des Odes. On ne devrait pas s’empresser en effet de traduire par « la bonté des dieux » l’expression boni diui (v. 38 : reprise dans l’ode 5), alors qu’elle s’emploie très ordinairement comme formule propitiatoire ou déprécatoire, de la même manière que le latin désigne les morts par l’euphémisme Manes, littéralement « les Bons ». Ce boni diui et le fata qui occupe le même vers s’influencent mutuellement de par leur proximité, et l’on a donc tort d’attribuer à ce fata un sens grandiose (« l’ordre du monde »), plutôt qu’un sens sinistre (« la fatalité », voire « la mort »).
Auguste stigmatisé, Julle Antoine ridiculisé, Pindare exalté : mais ce n’est pas tout. On devrait s’étonner en effet, et même s’attrister, de voir que dans ce quatrième livre composé dans les années qui suivirent immédiatement la mort tragique de Virgile, Horace, qui lui devait tant, ne semble même pas prendre la peine de saluer son génie, alors qu’il consacre des strophes enthousiastes au grand poète thébain, envers qui en définitive sa dette restait minime. Mais c’est que nous sommes victimes d’une illusion. D’abord, on arriverait sans grand effort à appliquer à Virgile à peu près tout ce qui est dit ici de Pindare. Pour ne prendre que l’exemple de la quatrième strophe, souvenons-nous que les rois de sang divin ne manquent pas dans l’Enéide, à commencer par Enée et Turnus (reges, XII, 161) ; que Virgile compare à des Centaures les géants Catillus et Coras (VII, 674 suiv.), auxquels ressemblent à s’y méprendre Pandarus et Bitias que massacrera Turnus, juste salaire de leur outrecuidance (IX, 672 suiv.) ; que Turnus lui-même porte un casque surmonté d’une Chimère crachant le feu (VII, 785 suiv.) ; et que ce héros, désarmé et à terre, sera pour finir transpercé par le glaive frénétique d’Enée (feruidus, XII, 951), meurtre qui clôt l’Enéide, et dont la légitimité fait l’objet de discussions sans fin parmi les spécialistes. Horace, quant à lui, a tranché : il lui suffit pour cela de dénier tout qualificatif à la victoire sur la Chimère, après avoir déclaré « juste » le châtiment des Centaures. « Fiancé ravi à sa fiancée, remarquable par sa force, son courage, ses mœurs d’or », ce portrait que dessine la sixième strophe évoque directement celui de Turnus tel qu’il ressort d’une lecture un peu critique de l’Enéide. Enée peut bien expédier Turnus chez les ombres : en vain, car Virgile « l’arrache au noir Orcus », mot à mot : « il l’envie à Orcus (alias Auguste dans les Odes) », c’est-à-dire qu’il « l’envie à l’Envie », et l’on retrouve là en condensé le duel entre le Poète et le Prince qui se solde en II, 20 par la définitive victoire du premier (Inuidia maius, « plus grand que la Haine/Envie »). Et quoi de plus virgilien que la mise en opposition secrète (par disposition symétrique autour du noyau central) entre les authentiques « mœurs d’or » (mores aureos) de ce jeune homme et le sinistre retour de l’Age d’Or promis par Auguste (aurum… priscum, 39-40) ?
Quant à la créativité du poète thébain vantée dans la troisième strophe, elle n’éclipse en rien la prodigieuse inventivité déployée par Virgile dans l’élaboration de la « double écriture » : l’un comme l’autre, ils inventent un nouveau langage (noua carmina, est-il dit dans la troisième bucolique : ici, noua… uerba). Et pour la souplesse et la variété de ses rythmes, le Latin n’a rien non plus à envier au Grec, auquel la doxa fait grand tort en traduisant la formule du v. 12, lege solutis, par « sans règle », alors que nul n’ignore que la versification pindarique obéissait à des lois fort complexes (lege ne dépend donc pas de solutis).
Bref, ce n’est pas Horace, mais bien Julle Antoine qui, par une sorte de snobisme imbécile, porte Pindare aux nues mais n’a pas un mot pour le plus grand poète latin qui venait de disparaître. La réponse est cinglante : Pindare, génie hors norme, pur « cygne », peut être proposé à l’admiration, mais non pas à l’imitation ; Virgile au contraire, non moins divinement inspiré (il est cygne, chacun le sait), enseigne à l’apprenti-poète les valeurs de patience, de modestie, de labeur acharné : il est abeille. Pierre jetée au passage dans le jardin de Platon, qui comparait aussi les poètes à des abeilles (Ion, 534 a-b), mais cela afin de les déconsidérer et de les présenter comme des irresponsables (divins autant que l’on voudra !). Ecoutons ce bon Socrate : « Vous voletez çà et là comme l’abeille, dites-vous ? Voilà bien la preuve de votre irresponsabilité, de votre nonchalance, de votre insouciance… divines ».
Petit détail, dira-t-on, c’est lui-même, et non pas Virgile, qu’Horace compare à une abeille dans les strophes 7 et 8. Mais là encore, méfions-nous des apparences. Il faut bien en effet que l’expression apis Matinae, 27 ait valeur symbolique tout autant que Dircaeum cycnum, 25, si l’on ne veut pas qu’Horace ait mis le divin Pindare en balance avec un insecte. D’autre part, puisque le qualificatif Dircaeum situe Pindare avec précision, son symétrique Matinae devrait logiquement faire de même pour le poète qui se cache sous l’abeille : or, il ne peut s’agir d’Horace, qui était né à Venouse, donc assez loin du Matinus, et qui de plus prend un malin plaisir à préciser qu’il « butine », lui, à Tibur. Comprenons donc que le Matinus évoque Tarente, et par là réfère à Virgile (cf. I, 28 : Matinum, 3 ; II, 6), tout comme d’ailleurs, au deuxième vers, l’adjectif Daedalea (cf. I, 3, 34 suiv. et II, 20, 14 suiv.).

 
 
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