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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

IV, 6
 
Dieu garant, dieu vengeur d’un Verbe haut situé,
Dont sentirent le poids les enfants de Niobé,
Et le violeur Tityos, et, près de vaincre Troie,
Le Phthien Achille,
 
Soldat plus fort que tous, mais faible face à toi,
Bien que, fils de Thétis, la déesse marine,
Il fît trembler les tours dardaniennes de sa
Terrible pique,
 
– Pareil à quelque pin que le fer a mordu,
Ou pareil au cyprès renversé par l’Eurus,
Il s’abattit tout de son long, couchant sa nuque
Dans la poussière,
 
Lui qui jamais ne fût entré dans le Cheval,
Fausse offrande à Minerve, pour tromper les Troyens
En leur fatale fête et la cour de Priam
Dansant sa joie,
 
Car c’est à découvert, impitoyablement,
Que ce monstre eût jeté dans le feu achéen
Les enfants vagissants, et du ventre des mères
Brûlé le fruit, –
 
[Si le père des dieux, par les cris de Vénus
Et les tiens désarmé, n’eût approuvé du chef
Les murs que construirait sous de meilleurs auspices
Le pieux Enée,]
 
O musicien suprême, ô maître de Thalie,
Phébus, qui dans le Xanthe laves ta chevelure,
Viens défendre l’honneur de la Muse daunienne,
Imberbe Agyeus,
 
A Phébus je dois tout : il m’a donné le souffle
Et la science des vers et le nom de poète.
Vous, l’élite des vierges, et vous, garçons issus
D’illustres pères,
 
Pupilles de Délie, la déesse qui brise
Avec son arc l’élan des lynx et des chevreuils,
Observez la cadence éolienne et le rythme
Que bat mon pouce,
 
Chantant rituellement le fils de Latona
Et la Reine des Nuits dont s’accroît le flambeau,
Bénéfique aux moissons et prompte à dérouler
Le cours des mois.
 
Un jour à tes enfants tu diras : « Lors des fêtes
Que ramena le siècle j’ai été l’interprète
D’un chant religieux, docile aux rythmes du
Poète Horace ».

• TRADITION

Composée en -17 pendant les répétitions du Chant Séculaire, cette ode invoque la protection d’Apollon qui, en dirigeant la main de Pâris contre Achille, sauva Enée sans qui Rome n’existerait pas.

• OBJECTION

Bizarrement, bien peu d’interprètes observent qu’Apollon n’est pas invoqué ici en tant que protecteur de Rome, mais bien de la poésie et des poètes. Horace, on l’a supposé, se serait-il angoissé avant le grand jour où sera exécuté solennellement sous sa direction la « partition » du Chant Séculaire ? Mais quand bien même ce serait le cas, fallait-il pour autant mobiliser le « dieu vengeur », et insister à ce point sur le châtiment d’Achille ?

• PROPOSITION

Oui, l’ode IV, 6 fait bien couple avec le Chant Séculaire, mais c’est pour lui donner un tragique éclairage, car en appeler à la vengeance du dieu de la poésie quand les cendres de Virgile (mort en -19, souvenons-nous) sont à peine refroidies, c’est signaler un crime. La strophe sur Enée, parasitaire, vient brouiller les pistes.

• JUSTIFICATION

Le poème s’ouvre sur une ambiguïté majeure, c’est l’expression magnae uindicem linguae. « Toi qui tires vengeance de la jactance », entend la doxa, en écartant arbitrairement des options tout aussi légitimes et bien plus prometteuses. Pourquoi oublie-t-elle que le terme uindex désigne essentiellement un « garant », et pourquoi néglige-t-elle le lien naturel qui relie magna lingua au dieu de la poésie lui-même, et à ses servants (lingua en IV, 1, 36, c’est la langue d’Horace en tant qu’instrument de persuasion ; en IV, 8, 26-27, c’est celle des poètes sacrés) ? Oui, Apollon châtie la jactance, mais c’est parce que son arc est le garant de sa lyre, de cette « grande Voix » que font entendre ici-bas les Poètes. La prière d’Horace devient alors quasi limpide : « Dieu garant de la dignité du Verbe, dieu vengeur des impies, défends l’honneur de la Camène de Daunie » (Dauniae defende decus Camenae, 27).
Reste à déterminer de quel poète l’honneur est en danger. Que la précision géographique Dauniae renvoie d’évidence à l’auteur lui-même, impossible de le nier, mais il paraît non moins incontestable que derrière Horace, et ce n’est pas la première fois dans les Odes, se profile le visage de Virgile. La Daunie est en effet un équivalent poétique de l’Apulie, province dans laquelle se trouve le Matinus, au pied duquel, selon l’ode I, 28, reposent les cendres d’Archytas–Virgile. Invoquer le dieu sous le titre de « maître de l’harmonieuse Thalie » équivaut d’ailleurs pratiquement à invoquer Virgile lui-même, étant donné que Thalie était originellement la Muse de la poésie pastorale incarnée à Rome par le Mantouan. Dans le préambule de la sixième bucolique, le poète parle de « sa Thalie » (nostra… Thalia) au sens de fistula, sa flûte, qualifiée ailleurs d’arguta (« sonore », « harmonieuse » : Bucol. VII), comme ici l’est Thalie (bien que, on nous en excusera, cet adjectif n’apparaisse pas dans la présente traduction). Mais ce n’est pas tout : l’emploi du terme Camena pour désigner la Muse fait également penser aux Bucoliques ; l’évocation de la dernière nuit de Troie (v. 13 suiv.) évoque bien sûr l’Enéide ; la comparaison homérique de la troisième strophe a aussi un mémorable antécédent dans le chant II de cette même Enéide (v. 626 suiv.) ; l’anaphore du vers 29 (Phoebus… Phoebus) fait écho au di… dis de l’ode I, 17 (v. 13) adressée secrètement, on l’a vu, à Virgile ; enfin, le dernier vers de l’ode (Vatis Horati) ne peut qu’entrer en résonance avec le fameux Vatis amici de l’ode également sixième du livre II.
On comprend mieux à présent l’insistance sur la sauvagerie d’Achille et sur la punition que lui a infligée le dieu. C’est que le sort du Phthien préfigure aux yeux d’Horace celui du despote romain. Le masque est transparent pour le lecteur initié à la lecture de Catulle, dont le Poème 64 projette un Jules César historique sous un Achille mythique (voir Catulle ou l’anti-César) ; et la quatrième églogue avait repris l’idée (voir Violence et ironie dans les Bucoliques de Virgile). Le flagrant écho entre la strophe 3 et IV, 4, 57-60 associe d’ailleurs le Péléide à la gens Iulia, et l’ode 14 (v. 31 suiv.) assimile Tibère à l’Achille catullien (Poème 64, 353-5).
Fantasme ? Mais est-ce un fantasme d’observer que le premier mot de l’ode (Diue) reprend, de façon frappante (« striking », note M. C. J. Putnam), le premier de l’ode précédente (Diuis), incitant ainsi le lecteur à s’interroger sur le rapport entre le dieu Apollon et le soi-disant « dieu » Auguste ? Or, la première strophe le proclame, les humains qui osent s’arroger les pouvoirs divins auront le destin qu’ils méritent.
Venger Virgile, donc, mais plus précisément encore, venger son honneur en péril, c’est-à-dire ne pas permettre l’ignoble récupération de son œuvre, et surtout de l’Enéide, qu’Auguste de toutes ses forces organise (voir Les Etudes Classiques 71, 2003, pp. 379-383). Or, c’est ce qui se passe sous nos yeux mêmes, avec l’interpolation de la sixième strophe, qui veut détourner au profit d’Enée, l’ancêtre mythique d’Auguste, un honneur qui revient légitimement à la Poésie, et au plus grand de ses serviteurs en particulier. Les arguments qui conduisent à exclure ces quatre vers sont au moins de quatre ordres :
1) numérique : aucune autre ode ne compte 44 vers, alors que plusieurs en ont 40, spécialement la pièce précédente, à laquelle celle-ci est d’une certaine façon couplée, ne serait-ce que parce qu’elles commencent par le même mot. Parmi d’autres avantages, ce chiffre de 40 permet d’obtenir d’harmonieuses symétries à l’intérieur du groupe constitué des pièces 1 à 6, 2 + 5 (100 v.) et 3 + 4 (100 v.) étant encadrées par 1 (40 v.) et 6 (40 v.).
2) logique : « Si Jupiter n’avait pas promis de murs à Enée, Achille ne se serait pas enfermé dans le Cheval, mais c’est au grand jour qu’il eût égorgé femmes et enfants ». C’est comique, et de toute façon, quelle différence cela fait-il pour les Troyens que ce ne soit pas Achille mais son fils Pyrrhus qui les ait exterminés ?
3) factuel : c’est au premier livre de l’Enéide que Vénus (et nullement Apollon !) arrache à Jupiter la promesse d’une ville pour Enée rescapé de la nuit de Troie, donc bien après la mort d’Achille.
4) stylistique : tout est à reprendre, autant les sonorités (tel le croisement « mirlitonesque » de rimes dans les deux derniers vers : [re-tos / te-ros]) que l’ordre, la position et le choix des mots. Le possessif est trop éloigné de son référent (Diue, au v.1 !) comme de son appartenant syntaxique, uocibus, stupidement mis en relief par sa position en rejet alors que sa signification précise se perd dans le brouillard : des mots ? des sons ? des inflexions ? des accents ? des prières, sans doute : mais il fallait precibus… qui n’entre pas dans le vers. A peu près aussi flous sont les adjectifs gratae (Vénus agréable à qui ? à Apollon ? à Jupiter ? à tout un chacun ?) et potiore (des auspices meilleurs que ceux d’Achille ? mais Achille n’avait pas construit de ville) ; dire rebus Aeneae quand Aeneae suffisait trahit un piètre versificateur ; et en plus, cette cheville, rebus, est mise en rejet ! etc.
Qui a bien pu commettre ce méchant quatrain ? Quelqu’un qui lisait à travers la « double écriture » au moins assez pour en comprendre le système ; quelqu’un aussi qui voulait la contrer et la brouiller ; quelqu’un enfin qui avait un pouvoir assez grand pour insérer des vers frauduleux dans l’édition de ce quatrième livre, parue vraisemblablement au lendemain de la mort, fort opportune, de son auteur (cf. l’ode 8). De même en fut-il pour l’apocryphe quatrième livre de Properce ; de même pour le mensonger troisième livre de Tibulle ; de même encore pour la divine Enéide, légèrement revue et corrigée par les soins du maître censeur. Une habitude.

 
 
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