IV, 7
La neige a fui, les prés retrouvent leur gazon
Et les arbres leurs cheveux ;
La terre se transforme, les fleuves en décrue
Coulent en suivant leurs rives ;
La Grâce et ses deux sœurs accompagnées des Nymphes
Osent danser toutes nues.
Ne compte pas sur l’au-delà : vois comme l’Heure
Emporte le Jour radieux.
Le froid cède aux Zéphyrs ; Eté chasse Printemps
Qui lui-même périra
Dès qu’Automne ses fruits répandra ; et bientôt
Rapplique l’inerte Hiver.
Mais la lune a tôt fait de réparer ses pertes :
Nous, lorsque nous basculons
Où sont le père Enée, le riche Tullus, Ancus,
Nous sommes ombre et poussière.
Qui sait si au total du jour les dieux d’en haut
Ajouteront du futur ?
Tout ce que de bon coeur tu t’octroies échappera
Aux mains âpres de l’héritier.
Quand tu seras bien mort et que Minos aura
Lancé sur toi sa sentence,
Rien, Torquatus, naissance, éloquence ou piété,
Ne te ressuscitera.
Car Diane ne sort pas l’innocent Hippolyte
Des ténèbres infernales,
Et Thésée ne peut pas pour son cher Pirithoüs
Du Léthé briser les chaînes.
• TRADITION
La ronde des saisons nous avertit de la brièveté de la vie : hâtons-nous d’en profiter avant qu’il ne soit trop tard.
• OBJECTION
L’ode nous recommande bien en effet de jouir du présent, mais c’est sous une forme plutôt grinçante : « surtout ne laisse rien à tes héritiers » (v. 19-20), un couplet que l’on connaît déjà. Et l’essentiel du message n’est pas là, il est plutôt d’interdire à l’homme tout espoir à long terme (v. 7-8) et de saper ses idéaux : « quoi que tu fasses, tu mourras, et quand on est mort c’est pour de bon ».
• PROPOSITION
Cette voix négatrice et nihiliste, la même notamment qu’en I, 4, II, 3, II, 11 ou II, 14, n’est évidemment pas celle d’Horace, mais celle de l’Ennemi.
• JUSTIFICATION
Surtout placée comme elle l’est, entre une supplique à Apollon pour qu’il venge
l’honneur de son poète, et une pièce qui exalte le pouvoir de la poésie en proclamant
que le dieu Liber sauve de la mort ceux qui le méritent, cette ode semble bien
viser spécifiquement l’immense génie qui venait de disparaître, Virgile. Relevons,
entre autres indices, la mention du « père Enée » (v. 15) et l’allusion à l’éloquence
(facundia), à la piété (pietas),
à l’innocence (casto), comme d’inutiles remparts
contre la mort (v. 23-24), idée reprise de l’ode I, 24, adressée à Virgile ; de même
pour Torquatus, dédicataire de l’épître I, 5, concernée en surface par l’anniversaire
d’Auguste, et en réalité par celui de la mort du Mantouan, qui coïncidait à un
jour près (cf. La mort de Virgile…) ; et l’acharnement mis ici à piétiner les plus
hautes valeurs humaines n’est pas moindre que dans la première moitié de
l’ode I, 28.
La griffe de l’Ennemi, en l’occurrence le propre assassin de Virgile, se trahit à
de nombreuses faiblesses stylistiques, la strophe 5 étant à cet égard presque
caricaturale, au point que d’aucuns veulent l’exclure. Le cliché abonde, l’illogisme
aussi. « Voici revenir le doux printemps : ce spectacle nous avertit de ne pas
porter nos espérances au-delà des choses terrestres et éphémères » (opposer
par exemple II, 18). L’adverbe tamen du v. 13 (« Mais la lune… ») ne fait que
souligner gauchement la contradiction. Et que dire du enim, 25 (« Car Diane… »),
qui prétend justifier par la mythologie une allégation d’ordre philosophique !
L’énonciateur voile prudemment ses malignes intentions. Ainsi, la maxime des
v. 7-8 (« Ne compte pas sur l’au-delà »), qui mutile l’homme de sa dimension
spirituelle, s’avance, grâce au neutre substantivé immortalia, sous le couvert
d’un solide truisme, à savoir que l’homme n’est pas dieu. De même, la ronde
des saisons décrite par la strophe 3 s’ouvre et se ferme, comme si rien n’était
plus naturel, sur l’Hiver (personnification d’Auguste en I, 4) ; cela agrémenté
d’un ricanant oxymore (recurrit iners). Perversité aussi du mot amico lancé en
avant de son appartenant syntaxique (animo) pour nous faire croire l’espace
d’un instant à un mouvement altruiste (du « bon cœur »), alors qu’il ne s’agit que
du plus sombre égoïsme. Plus loin (v. 25-6), Virgile (Aen. VII, 765 suiv.) est
contredit « en passant » sur la légende d’Hippolyte. Mais le plus choquant, c’est
une exploitation éhontée de Lucrèce contre Lucrèce même. Comme Lucrèce
il nie l’immortalité de l’âme, mais ce n’est pas, comme lui, pour nous purifier
le cœur et nous délivrer de l’angoisse, c’est au contraire pour nous pousser
dans le gouffre, nous effrayer par l’évocation d’un au-delà spectral (cf. I, 4 ; II, 14),
et d’une éternelle injustice : Minos rend de « splendides arrêts arbitraires »
(cf. II, 13), se moquant de la piété, imperceptiblement inversée en impiété,
puisqu’elle poursuit le même but qu’elle : échapper à la Loi divine…
Déroulons la chaîne des équivalences :
Minos = Orcus / Hiver = Diespiter = Tempora = Fortuna = Héritier suprême = Augustus.