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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

IV, 10
 
O toi toujours cruel et fort des faveurs de Vénus,
Quand pour surprendre ta superbe il te viendra des squames,
Quand ces cheveux qui aujourd’hui volent sur tes épaules
Tomberont, et que disparaîtra ce teint plus rose que la rose
 
Pour transformer Ligurinus en rugueuse figure,
Tu diras chaque fois que tu t’apercevras dans le miroir :
« Mes pensées d’aujourd’hui, pourquoi ne les avais-je pas alors,
Ou plutôt cet orgueil, pourquoi n’a-t-il plus les joues lisses ?

• TRADITION

Pour arracher ses faveurs au jeune Ligurinus, Horace lui rappelle que la puberté le dépouillera bientôt de tous ses charmes. Alors, le cher enfant se mordra les doigts.

• OBJECTION

On ne voit pas bien ce qu’Horace gagnerait à endosser ce rôle pathétique de vieux Charlus. En fait, tout un faisceau d’ambiguïtés conduit à comprendre que Ligurinus n’a pas quatorze ans mais plutôt cinquante, comme Horace lui-même.

• PROPOSITION

Ainsi qu’on l’a vu à propos de IV, 1, Ligurinus figure Auguste, cet « Enfant » (cf. I, 5) aujourd’hui quelque peu défraîchi, mais qui, au faîte de sa puissance, continue à plastronner, sans voir venir la vieillesse qui le ramènera à la triste réalité de son humaine condition.

• JUSTIFICATION

Le premier mot qui nous alerte, c’est ce pluma du vers 2, traduit unanimement par « duvet », alors qu’on ne lui connaît que deux sens, celui de « plume », comme en II, 20, 12, ou celui d’« écailles (d’une cotte d’armes ou d’une cuirasse) ». Horace innove donc, et nous laisse le choix de la métaphore, mais le hispidam (« hérissé ») qui qualifie la face de Ligurinus (v. 5) oriente certainement plus vers des rugosités de la peau (« squames ») que vers un doux duvet. Plus loin est évoquée la chute des cheveux (decidere veut bien dire « tomber »), mais au lieu de songer à la calvitie, la doxa pense aux ciseaux du coiffeur. Admettons toutefois que le teint plus rose que la rose (littéralement : « supérieur à la rose pourpre ») suggère plus vite un jeune adolescent qu’un homme mûr, mais faisons la part de la stylisation, ou de l’ironie, et tenons compte du symbole dont est porteuse la pourpre (cf. la bouche d’Auguste en III, 4, 12 ; en I, 13, 2, c’est son cou qui est « de rose »).
Restent les deux derniers vers, où, d’après la doxa, Ligurinus regrette de n’avoir pas cédé enfant aux sollicitations du poète : « Pourquoi, étant enfant, n’avais-je pas l’envie que j’ai aujourd’hui ? ou alors, avec l’envie que j’ai aujourd’hui pourquoi suis-je devenu vieux ? ». C’est la leçon faite à Lydia en I, 25, avec tout de même cette légère différence que Ligurinus, lui, est censé n’avoir pas vingt ans ! Est-ce à cet âge que l’on commence à se lamenter sur les occasions manquées de sa tendre jeunesse ? Il faut donc entendre autrement, en attribuant au uel du vers 8 une valeur corrective qu’il a souvent, et en opposant l’un à l’autre mens, 7 et animis, 8, au lieu d’en faire de vagues synonymes. On obtient : « Ma sagesse d’aujourd’hui, pourquoi ne l’avais-je pas hier, ou plutôt pourquoi le miroir fait-il chaque jour injure à mon orgueil ? ». L’âge aurait dû lui apporter la sagesse : non, il est resté lamentablement le même, inamendable, à jamais durci et endurci dans le mal (dure, IV, 1). Si Horace est également durus (iam durum imperiisibid. 7), c’est dans le sens où il est, lui, endurci au mal : il refuse de se soumettre, de plier, ayant cependant gardé toute la souplesse du génie (uolubilis, IV, 1, 40).
Auguste était plus jeune qu’Horace d’à peine deux ans. Pour l’un comme pour l’autre, la vieillesse frappe à la porte, l’heure de vérité s’annonce. Auguste a fait le choix de Vénus, c’est-à-dire d’un bonheur terrestre et matériel ; il a tout misé sur l’ici-bas, le tangible, l’éphémère, et piétiné l’esprit. Aujourd’hui tout lui sourit encore, gloire, triomphe, honneurs ; mais déjà la façade se craquelle, le miroir vient détruire inexorablement la fausse image qu’il se faisait de lui-même et du monde. Cela jusqu’au jour où l’abîme s’ouvrira devant lui, le grand Vide. La mort, Suétone en atteste (Vie d’Auguste, 99), le surprit le miroir à la main, attentif à deux détails : sa coiffure et ses joues flasques.
Horace a fait le choix inverse, il a misé sur les Muses dont les biens sont pérennes. Aujourd’hui les larmes, la solitude, la résistance héroïque ; demain, l’éternité, le laurier d’Apollon.

 
 
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