IV, 11
J’ai chez moi une jarre emplie d’un vin d’Alba
Qui dépasse neuf ans ; et j’ai dans mon jardin,
Phyllis, l’ache qu’il faut pour tresser des couronnes,
Et force lierre
Dont tu resplendiras, les cheveux relevés ;
L’argenterie reluit dans la maison : l’autel
Orné d’un saint feuillage appelle d’un agneau
Le sacrifice ;
Chacun partout s’active : on voit de-ci de-là
Circuler en tout sens serviteurs et servantes ;
La flamme farandole et roule des volutes
De fumée noire.
Sache quand même à quelles joies tu es conviée :
Je t’appelle à fêter le jour qui coupe en deux
Le mois que l’on consacre à la Vénus marine,
Ides d’Avril
Qu’à bon droit je célèbre et chaque année vénère
Presque autant que je fais mon propre anniversaire,
Car de ce jour mon cher Mécène compte le flot
De ses années.
Il n’est pas fait pour toi, l’homme que tu voudrais :
Télèphe est dans les mains d’une riche coquette
Qui le tient attaché, victime consentante,
Pris à son piège.
Le corps brûlé de Phaéton fait l’épouvante
Des espoirs dévoyés, et Pégase nous donne
Un redoutable exemple en rejetant au sol
Bellérophon,
Pour que nous ne suivions que ce qui en est digne,
Et que, jugeant impie d’espérer hors des bornes,
Nous évitions la mésalliance : allons, toi mon
Ultime amour
(Car je sais qu’après toi je ne m’éprendrai plus
D’aucune femme), apprends les airs que redira
Ta voix que j’aime tant : le chant atténuera
Les noirs soucis.
• TRADITION
Dans cette ode légère, Horace invite la musicienne Phyllis à venir fêter en sa compagnie l’anniversaire de Mécène, et lui conseille d’oublier Télèphe qui n’est pas fait pour elle.
• OBJECTION
La gaieté dont s’illumine la première moitié de l’ode ne devrait pas occulter la gravité qui règne dans la seconde. Quel est donc le rapport entre ces deux parties ? Pourquoi Phyllis est-elle conviée à l’anniversaire de Mécène ? et pourquoi est-ce l’occasion de raviver chez elle un douloureux souvenir ? Enfin, Phyllis et Télèphe se confondent-ils ou non avec leurs homonymes des Odes (I, 13 et III, 19 pour Télèphe ; II, 4 pour Phyllis) ?
• PROPOSITION
Télèphe masque Mécène, et Phyllis est bien la même qu’en II, 4, cette femme qui représente la meilleure part de lui-même, et seule capable de le délivrer du joug de la fatale Terentia.
• JUSTIFICATION
Etant donné que Télèphe représente Auguste en I, 13, et Horace en III, 19, on pourrait
s’attendre à ce qu’il s’agisse ici de l’un des deux, mais l’auteur des Odes, comme on
sait, s’y entend à merveille pour brouiller les pistes. Au lecteur de saisir les signes qui
lui sont donnés, tel cet écho des vers 23-24 (tenetque grata / compede) au vers 14 de
l’ode I, 33 (grata detinuit compede), qui dirige l’attention vers une situation analogue à
la nôtre, celle d’une femme qui aime un homme qui en aime une autre. Il s’agissait
d’Horace en l’occurrence, mais l’expression visait Mécène par ricochet. Un Mécène
que l’on démasque aussi dans l’ode II, 4 sous l’avatar d’un certain Xanthias de Phocide
que le poète exhorte à répondre à l’amour de Phyllis, peut-être de condition servile, mais
dont le cœur est infiniment plus noble que celui de son orgueilleuse rivale, laquelle pas
plus qu’ici n’est nommée. La comparaison de Télèphe à Bellérophon est par ailleurs
reprise de l’ode I, 27 où elle s’appliquait au « frère de Mégylla », autre masque de Mécène.
Aussi n’est-on pas surpris de voir Phyllis fêter l’anniversaire de ce dernier en compagnie
d’Horace : ce sont sans doute les deux êtres qui l’aiment le plus au monde. On comprend
mieux aussi l’enchaînement qui conduit sans transition de Mécène (v. 19) à Télèphe (v. 21).
Du visage au masque.
Ou de la lumière aux ténèbres. Le choix même du pseudonyme ne manque pas d’inquiéter,
dans la mesure où il tend donc une fois de plus à gémeller Mécène et Auguste. Phénomène
à l’œuvre, on l’a vu, dès l’ode I, 5, avec l’angoissante question : Quis puer ? Rappelons-nous
aussi que Cyrus figure le second en I, 17, et le premier en I, 33. Quant au fait qu’Horace
lui-même reçoive le nom de Télèphe en III, 19, on ne doit pas perdre de vue que c’est le
locuteur ennemi qui l’en affuble. De même, l’écho textuel qu’on a signalé avec l’ode I, 33
souligne une grande différence : disparu le ton enjoué sur lequel Horace parle de ses orageuses
amours avec Myrtale. Au point que la septième strophe bascule dans la tragédie.
Quelle catastrophe a donc frappé Mécène ? Peut-être en saurons-nous plus dans l’ode
suivante.
Né sous le signe de Vénus (strophe 5), Mécène en subit la loi (strophe 6). Mais en même
temps son anniversaire « coupe en deux » le mois de Vénus. Findit est peut-être le maître-mot
de la pièce, où se traduit l’écartèlement de l’homme entre ses deux postulations
(Pénélope et Circé : cf. I, 17). Il a deux faces, la sombre et la lumineuse, et si « Télèphe »
reste inexorablement pris au piège de Terentia, Mécène, l’âme de Mécène en quelque sorte
(Maecenas meus, 19), se sauve à travers la pure figure de cette Phyllis, idéalisée en voix
poétique, et à laquelle Horace tient typiquement le langage d’habitude réservé pour son ami.
Cela dès l’avant-dernière strophe, où la leçon s’adresse indistinctement à lui et à elle
(et la doxa s’égare en comprenant qu’il ne faut espérer qu’à sa petite mesure : c’est
à peu près l’inverse). Nul besoin alors de préciser que Mécène est physiquement
présent à cette fête.