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CACOZELIA LATENS: Les Odes sous les Odes

UNE NOUVELLE LECTURE DES ODES D'HORACE

Traduction inédite et commentaires par Jean-Yves MALEUVRE

 

IV, 12
 
Compagnons du Printemps qui apaisent la mer,
Les vents venus de Thrace enfin gonflent les voiles ;
Enfin les prés s’égaient, les fleuves ne grondent plus,
Grossis par la neige hivernale.
 
Il gémit sur Itys en construisant son nid,
L’oiseau infortuné qui flétrit à jamais
La maison de Cécrops pour sa triste vengeance
Des barbares instincts d’un roi.
 
Couchés sur l’herbe tendre et jouant du chalumeau,
Les gardiens des brebis s’affrontent en chansons
Pour le plaisir du dieu qui aime les troupeaux
Et les sombres monts d’Arcadie.
 
Virgile ! la saison en ramène la soif.
Mais si tu veux goûter de ce précieux Liber,
Fruit de Calès, ô client de nobles patrons,
Contre du nard tu le pourras.
 
Un simple onyx de nard fera sortir la jarre
Qui maintenant repose au frais chez Sulpicius,
Géniale pour réveiller l’espoir, radicale
Pour noyer les soucis amers.
 
Si à ces joies-là tu aspires, viens prestement
Avec ta marchandise ; je n’ai pas l’intention
De t’humecter gratuitement avec mes coupes,
Tel un riche en sa maison pleine.
 
Laisse donc les retards et l’amour du profit ;
Songe, tant qu’il est temps, aux noirs feux du bûcher,
Noie vite ta folie dans des flots de sagesse.
Car délirer va bien un temps.

• TRADITION

Mais quel est donc ce Virgile qu’Horace invite à boire ? S’agit-il du seul Virgile que nous connaissions, le poète ? ou ne serait-ce pas plutôt quelque parfumeur, quelque marchand, ou encore un médecin ? Les avis restent partagés.

• OBJECTION

Telle qu’elle est posée, la question n’admet aucune solution. D’une part, il est clair que le nom de Virgile, surtout après la mort récente du poète, ne pouvait évoquer personne d’autre que le dédicataire des odes I, 3 et I, 24, d’autant qu’Horace multiplie échos et allusions à son ami défunt. Mais d’un autre côté, invite-t-on un mort à dîner, et en lui conseillant, qui plus est, de bien profiter de la vie avant que ne s’allument les flammes de son bûcher ?

• PROPOSITION

Virgile constitue bien le sujet central de la pièce, mais il n’en est pas le destinataire.

• JUSTIFICATION

C’est par pur artifice que la doxa introduit une virgule au vers 13 (Adduxere sitim tempora, Vergili), transformant ainsi le génitif Vergili en vocatif, comme si le printemps, Ver (que Virgile porte dans son nom même), donnait spécialement soif ! En réalité, la strophe précédente n’évoque pas le printemps, mais Virgile, et la métaphore « soif de Virgile » conduit à l’assimilation du poète au dieu Liber (cf. II, 6 ; IV, 8), divinisation qui rappelle celle de Daphnis dans l’églogue 5, et qu’annonce le deum du v. 11, désignant le dieu bucolique.
Le problème revient alors à chercher le vrai dédicataire de la pièce, et le nom de Mécène s’impose, tant à cause du lien étroit de cette ode avec la précédente qu’en raison des thèmes et du ton utilisés. Tout se passe de fait comme si l’ode 12 redoublait en quelque sorte l’ode 11, l’une et l’autre ayant pour objet une invitation à dîner, l’une et l’autre se situant au printemps, l’une et l’autre vantant les mérites de la poésie (ou, métaphoriquement, du vin) pour dissiper les idées noires. Et les échos textuels abondent : là, plenus… cadus, 2 – ici, cadum…largus, 17-20 (plena en contraste, 24) ; là, gaudiis, 14, ici, gaudia, 21 ; là, diues, 23, ici, diues, 24 ; là, auaras / spes, 25-26, ici, spes… nouas, 19, et studium lucri, 25 ; là, curae, 36, ici, curarum, 20. Bref, cette invitation à Mécène que l’on s’étonnait de ne pas trouver en 11, la voici en 12.
Les deux pièces devraient donc s’éclairer mutuellement, à condition, bien sûr, de décrypter. Et par exemple, si l’on sent combien il est choquant qu’Horace qualifie de « stupidité » (stultitiam, 27) la joie de Liber, c’est-à-dire le plaisir poétique, on évitera de suivre la doxa quand elle conseille à « Virgile » (!) de « mêler à sa sagesse une courte sottise », et de « délirer à propos » (alors que l’accent est sur in loco). Notre traduction de l’avant-dernier vers s’appuie sur la métaphore implicite qu’introduit le verbe miscere (mélange du vin et de l’eau). On en revient donc à l’ode 11 (str. 7), Mécène a commis une faute grave, mais laquelle ? C’est là que prend sens la strophe 2, qui faisait jusqu’ici effet de hors-d’œuvre. Le meurtre d’Itys figurant celui du poète frère dans Catulle (Poème 65), et son dépècement faisant de lui une figure de Dionysos (alias Bacchus–Liber), on verra dans ce mythe une projection du crime d’Etat commis sur la personne de Virgile, avec Auguste dans le rôle du roi Térée, Terentia dans celui de Philomèle sa maîtresse, et Mécène comme Procné, mère plus malheureuse que coupable. La rédemption de celui-ci passe, ainsi qu’en 11, à travers la communion poétique. Il faut dire que l’occasion est belle : l’Enéide vient de paraître. Elle fut, on le sait, écrite au pays de Naples (Calibus, 14), et Horace vient d’en acquérir un exemplaire (chez Sulpicius ?), c’est pourquoi il peut en vanter les mérites (str. 5). Lecture festive, mais non pas sans danger (dum licet se teinte peut-être d’intention), et pour déjouer la surveillance des « nobles personnes » dont Mécène est le « client » (Auguste l’appelait son « parasite »), le nard ne sera pas de trop (cf. Violence et ironie…, p. 237, sur le baccar, ce nard rustique, qui trompe l'odorat : emblème de la cacozelia latens).

 
 
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